Religions et cycles historiques : similitudes entre deux phénomènes sociaux
Par Kaddour Naïmi – Réfléchissant sur le long cours de l’histoire, une observation s’impose. En Europe, l’élimination du système féodal, parce qu’il était arrivé à son terme d’utilité productive, et l’accouchement de ce qu’on appelle la modernité, autrement dit du système économique capitaliste, accompagné de son type de fonctionnement politique – démocratie parlementaire –, cet accouchement prit la forme, entre autres, de guerres dites de religion au sein de la chrétienté. Elles ont duré des décennies et opposèrent essentiellement catholiques et protestants, avec les horribles massacres qui eurent lieu. Les catholiques soutenaient le système ancien, féodal, contre les protestants qui défendaient le système nouveau, moderne, capitaliste.
Dès lors, une question se pose. Actuellement, dans les nations à majorité musulmane, n’assiste-t-on pas à un phénomène social semblable ? A savoir l’accouchement d’une modernité sous forme essentiellement capitaliste, avec un affrontement, au sein de l’islam, principalement entre deux tendances : un courant conservateur, féodal, et un autre progressiste, capitaliste, précédemment nationaliste socialisant ?
Dans l’Europe s’émancipant de la féodalité, le courant catholique était le plus fort, parce que lié à l’oligarchie politiquement dominante, et utilisant la violence sous toutes ses formes. Rappelons la fameuse phrase, lancée durant les guerres de religion en Europe : «Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens !» Au contraire, le courant protestant, représenté par Luther et Calvin, recourant principalement à un combat intellectuel-idéologique, fut contraint de subir les pires exactions.
Dans les nations musulmanes actuelles, on constate des ressemblances. Le courant conservateur féodal est le plus fort, parce que lié à des oligarchies politiques dominantes (Arabie Saoudite, d’une part, et, de l’autre, Turquie), et utilisant la violence (des armées institutionnelles et d’organisations satellitaires).
Tandis que le courant théologique musulman compatible avec la démocratie demeure minoritaire, parce qu’il est combattu par trois adversaires : les oligarchies dominantes soi-disant musulmanes, les organisations du courant islamique conservateur totalitaire, et les oligarchies impérialistes. En outre, tandis que ces trois adversaires emploient la violence, le courant théologique musulman émancipateur se limite, par principe, à un combat uniquement intellectuel et idéologique.
Voici la différence entre l’Europe et les nations musulmanes actuelles. Si le courant émancipateur protestant eut son Luther et son Calvin, aujourd’hui, le courant émancipateur musulman n’a pas eu, et n’a pas encore, de leaders de cette importance en termes d’influence sociale. Dans la contribution précédente (1), un lecteur, Djamel, cite «des intellectuels et théologiens éclairés et porteurs d’un islam des lumières entièrement compatible avec la démocratie». Mais aucun d’eux, malheureusement, ne joua un rôle de leader tel Calvin ou Luther dans la chrétienté.
Ibn Rochd
En islam, l’opposition entre courant conservateur et courant émancipateur se manifesta déjà à l’époque féodale (pour ne pas remonter jusqu’à Al-Hallâj). Son représentant le plus illustre fut Ibn Rochd, connu également sous le nom d’Averroès. Il écrivit : «L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence.» Peut-on mieux décrire, en une seule phrase et de manière totalement claire, le processus de régression culturelle ? Ce théologien et juriste d’il y a dix siècles n’est-il pas, déjà, la contestation de la prétendue «régression féconde», avancée par un personnage qui s’auto-définit «intellectuel universitaire» et même «démocrate» ?
Ibn Rochd, dans tous les domaines, privilégiait deux éléments : la raison et la justice. Il est allé jusqu’à défendre l’égalité des sexes, pour ne pas cantonner les femmes uniquement au rôle de mères au foyer ; il souhaitait qu’elles puissent travailler à l’instar des hommes. Et cela était affirmé dans les années mille cent, alors que l’Europe pataugeait dans l’obscurantisme féodalo-clérical.
A cause de ses écrits émancipateurs, Ibn Rochd a subi, vers la fin de sa vie, l’anathème, la stigmatisation et la condamnation de la part des réactionnaires de l’époque. Le calife d’alors, Abou Youssouf Yaqub Al-Mansour, fit interdire la philosophie, les études et les livres, ainsi que la vente du vin et les métiers de chanteur et de musicien. Ne retrouve-t-on pas les mêmes interdictions dans les nations musulmanes actuelles ?
Les membres du clergé, se proclamant «ceux qui craignent Dieu», s’auto-nommant les «oulémas» (ne retrouve-t-on pas les mêmes expressions aujourd’hui ?) exercèrent leur influence sur le calife contre Ibn Rochd. Ce dernier fut présenté publiquement dans la mosquée de Cordoue et humilié, puis contraint de quitter sa ville natale.
Ensuite, ses livres furent brûlés et lui-même accusé d’hérésie. Même un poète, Ibn Joubaïr, écrivit des épigrammes pour discréditer le philosophe théologien, en déclarant : «Tu as été traître à la religion.»
Conséquence de cet ostracisme obscurantiste : c’est à partir de cette époque, et suite à ces actes d’intolérance que le monde arabo-musulman cessa toute relation avec le progrès scientifique, et que l’empire almohade déclina. Ibn Rochd mourut à Marrakech, sans pouvoir retourner dans sa ville natale. Depuis lors, la civilisation musulmane stagna dans la régression. Elle n’eut rien de «fécond», et ne pourrait l’avoir que dans le cerveau d’un personnage qui, aujourd’hui, confond son désir psychique personnel de régression avec une prétendue «fécondité» qui n’a jamais existé nulle part, ni en islam ni ailleurs.
Religion et impérialisme
Les leaders et idéologues des pays impérialistes se gaussent des horreurs actuelles que subissent les peuples musulmans, à cause des guerres livrées par le courant conservateur totalitaire islamiste. Or, les guerres de religions en Europe furent-elles moins ou plus horribles ?
Par ailleurs, il ne faut jamais perdre de vue un fait : les victimes principales des guerres actuelles sont les musulmans eux-mêmes, et nettement moins les institutions des oligarchies impérialistes, dont le colonialisme sioniste est l’un des éléments.
Ce fait prouve que ce courant islamiste conservateur totalitaire vise à dominer les peuples musulmans. Ainsi, il mettra la main sur les ressources naturelles et sur la main-d’œuvre des nations musulmanes.
Telle fut la stratégie appliquée par l’impérialisme britannique quand il permit à l’oligarchie de la famille saoudienne de s’emparer de l’Arabie. Dès lors, faut-il s’étonner que cette même oligarchie, parvenue au pouvoir, s’active pour étendre la domination de sa conception féodale sur l’ensemble des nations musulmanes ? Et, par ailleurs, faut-il s’étonner que les services secrets britanniques et états-uniens aient des relations avec l’organisation mondiale des «Frères musulmans» dont on connaît l’ambition d’établir un califat ?
Quant à la domination ottomane, n’a-t-elle pas dans le passé instrumentalisé à sa manière l’islam pour conquérir et dominer de manière colonialiste les nations musulmanes dont l’Algérie ? D’où l’actuel antagonisme entre les oligarchies turque et saoudienne, dans leurs plans concurrentiels pour dominer le monde musulman.
Ainsi, la religion musulmane est instrumentalisée par les oligarchies impérialistes, avec la complicité des oligarchies étatiques soi-disant musulmanes, des organisations telles les «Frères musulmans» et les organisations terroristes. Les preuves de connivence se trouvent sur internet.
Pour les démocrates des pays à dominante musulmane s’ensuit l’une de ces deux attitudes. Soit rejeter l’islam en tant que tel : mais cette option fait le jeu des idéologues qui laissent croire que les enjeux fondamentaux se situent dans le domaine religieux (et civilisationnel). Soit chercher et soutenir, dans l’islam, les représentants de sa tendance émancipatrice ; ainsi l’on démontrera que les enjeux réels ne sont pas la religion, mais la gestion économique, donc politique, de la société ; en outre, le courant religieux émancipateur viendra enrichir et renforcer le front démocratique. Ceux qui croiraient qu’une théologie musulmane émancipatrice ferait le jeu de l’islamisme totalitaire, ou est une autre version de la «régression féconde» justifiant l’islamisme totalitaire, ces gens soit ignorent de quoi il est question (notamment la complexité de la dynamique des rapports de force dans les processus sociaux), soit sont des manipulateurs qui dénigrent l’importance d’une théologie musulmane émancipatrice. A ce sujet, rappelons une observation d’Aristote : «L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit.»
Transformer le négatif en positif
Voici le drame du musulman démocrate : les démocrates le stigmatisent, parce qu’il est croyant, d’incapacité d’être démocrate, tandis que les islamistes totalitaires le condamnent, parce qu’il est démocrate, d’incapacité d’être un bon musulman. Là est toute la difficulté du courant théologique musulman de s’affirmer. La preuve ? Presque tous connaissent Hassan Al-Banna, fondateur des Frères musulmans, mais combien connaissent Djamal Al-Banna et ses écrits ? En Algérie, qui ne connaît pas Ali Benhadj, Abassi Madani et Larbi Zitout ? Mais combien connaissent Mohamed Arkoun ?
Concernant le mouvement populaire algérien actuel, comme pour tout mouvement populaire dans une nation à dominante religieuse (musulmane ou autre), est-ce que le résultat ne dépend pas de la capacité des démocrates, laïcs et religieux, à créer un rapport de force qui leur permette de parvenir à l’hégémonie culturelle, condition d’existence d’une démocratie soit bourgeoise (exemple italien), soit au service du peuple ? Qui en doute, qu’il prenne la peine de connaître l’histoire : toujours et partout dans le monde, une religion (monothéiste ou hindoue) ou une spiritualité (stoïcisme, épicurisme, bouddhisme, taoïsme, confucianisme) a, selon la dynamique sociale et l’intelligence des membres d’un courant émancipateur, joué un rôle soit de régression totalitaire, soit de progrès libérateur. Ce rôle dépendait du rapport de force entre les deux principaux adversaires sociaux : conservateur totalitaire ou progressiste libérateur.
Pour s’en tenir à l’histoire algérienne, les premiers dirigeants de la Guerre de libération nationale n’ont-ils pas réussi à transformer une théologie musulmane algérienne colonisée (zaouïas obscurantistes, d’une part, et, d’autre part, prétendus «oulémas», représentés par Ben Badis) en un islam patriotique ? Qui oserait affirmer que cette démarche fut erronée ? Puis, dans un second temps, après l’assassinat de Abane Ramdane et de Larbi Ben M’hidi, suivi par le rejet de la Charte de la Soummam, et débouchant sur le coup d’Etat militaire de l’été 1962, n’a-t-on pas assisté au reflux inverse, à savoir l’instrumentalisation de la religion pour légitimer une domination totalitaire, jusqu’au résultat actuel ?
Par conséquent, aujourd’hui, n’est-on pas devant le même problème : transformer la conception religieuse totalitaire conservatrice en une conception socialement libre et émancipatrice ? L’Algérie a besoin de nouveaux Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi, ainsi que d’un nouveau Frantz Fanon. Les deux premiers ont su transformer, comme dit auparavant, une théologie musulmane rétrograde en une théologie émancipatrice, tandis que Fanon sut remarquablement décrire ce qu’est une mentalité colonisée et comment s’en affranchir.
K. N.
(1) http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/03/democrates-et-theologie-musulmane-emancipatrice.html
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