Une contribution du cinéaste Ali Akika – Comment «dérouter» le coronavirus
Par Ali Akika – Les grandes catastrophes naturelles, les guerres mais aussi l’esprit d’aventure de l’Homme ont été le moteur des sauts qualitatifs de l’humanité pour à la fois échapper à sa disparition et améliorer ses conditions de vie. La pandémie du coronavirus met sur la place publique les angoisses de l’Homme et son violent désir de vivre. C’est son intelligence qui lui interdit de détourner les yeux de ces menaces existentielles. C’est pourquoi une telle situation pose des questions à la fois politiques et anthropologiques.
Ce ne sont pas les fuites en avant par le mensonge et l’ignorance qui nous sortirons vainqueurs d’une telle épreuve. Sur le plan politique, c’est l’organisation sociale et économique qu’il faut interroger. En France, par exemple, le président Macron a étonné son monde en déclarant ceci : «Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marchés». Incroyable remise en cause de la pensée du petit monde qui formate les esprits. Les habituels bavards de commentateurs ont passé outre ladite révélation. Ils se sont contentés de palabrer sur la technique de la délocalisation sans jamais égratigner l’essence de la mondialisation qui est l’origine du mode actuel de fabrication et de la distribution des produits.
Chez nous, le catalogue des mesures énoncées sur le plan économique et social ne peuvent avoir l’écoute de l’opinion tant que les problèmes politiques et donc le rapport Etat/société restent confinés dans les mains d’une Assemblée nationale déconsidérée et des experts qui déversent leur «savoir» en nous disant «faites-nous confiance !».
Sur le plan anthropologique, au lieu d’interroger la société sur les comportements différenciés entre la Chine et l’Occident, les mêmes commentateurs résument avec leur aplomb de certitudes frisant le racisme, en alléguant qu’ailleurs, c’est la dictature, mais très peu pour nous car nous sommes en démocratie. Là aussi, c’est la fuite en avant qui sévit quant à l’interrogation du rapport des notions société/individu. Nos experts n’ont pas vu que le statut de l’individu, grande conquête contre l’esclavage et le servage, ne peut être dissocié de la société. Cet oubli, voire ce mépris a favorisé le glissement vers l’individualisme dont on voit les fâcheuses manifestations dans la crise actuelle.
Pourtant, en France, deux sommités de la culture, Jean-Paul Sartre (L’enfer c’est les autres) (1) et Rimbaud (Je est un autre) (2) ont posé le problème du rapport société/individu. Etrange et tardif revirement d’une société qui a sacralisé l’individu et qui prend conscience de l’importance de la collectivité uniquement dans des crises qu’elles ne maîtrisent plus – guerre et épidémie.
Chez nous, hélas, le charlatanisme qui a fait son nid en toute liberté a semé l’ignorance et ouvert la porte à certains comportements infantiles. Nous voyons à l’œuvre ces charlatans après chaque catastrophe de la nature. Ils osent qualifier une calamité naturelle de punition, de malédiction divine. Cette pandémie n’est pas une fatalité et ne tombe pas du ciel. Les maladies sont les produits de la vie, de la nature, certes, mais ils sont aussi les «enfants» de l’activité de l’Homme, de son mode de vie, etc. On le sait maintenant, dans certaines contrées, les habitants ont été pratiquement décimés par des maladies inconnues au contact des conquérants, comme lors de la colonisation des Amériques. Pour ne pas céder à la sinistrose actuelle, poursuivons cet article en nous appuyant sur une pensée d’Antonio Gramsci : «Il faut allier le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté». Une autre façon de regarder les événements en laissant vagabonder l’esprit.
La meilleure façon de dérouter le coronavirus, cet intrus impoli selon les codes de notre civilité, c’est de lui brouiller les cartes. Il nous a bien observés avant de nous rendre visite par effraction. Il avait fini par assimiler nos habitudes, notre manière de raisonner, cerner nos peurs et nos petites lâchetés. Une fois au parfum de nos jeux de cirque et de cinéma, il a compris sans avoir lu Spinoza que nous étions impuissants face au temps. Comme un bon chef de guerre qui a étudié le champ de bataille et évalué les ressources humaines et tactiques de l’ennemi, il lança l’offensive sereinement. Il s’est vite rendu compte que l’Homme d’aujourd’hui surestime son ego qui serait en quelque sorte le moteur et le régulateur de ses agitations. Il choisit alors de frapper notre nombril.
Nous pauvres humains dans nos moments dépressifs, actionnons ce moteur dans nos fuites en avant. Fuite en avant avec comme arme dans notre besace «le temps c’est de l’argent». C’est la voie royale pour conquérir la Palme d’or pour entrer dans le livre des records. Fuite en avant pour oublier un secret de famille qui protégeait un gros et vilain mensonge à l’origine du vide existentiel qui nous consume à petit feu. Quant à notre manière de raisonner, en bon stratège, cet intrus fait semblant de suivre notre logique et, arrivé au milieu du gué, fait chavirer la barque. Les survivants parmi nous choisissent de se confiner dans notre demeure de confort devenue par nécessité un abri en attendant que l’orage passe.
«Confortablement» confinés dans cet asile, nous nous sentons cependant enfermés dans la solitude comme les poissons pris dans les filets du pêcheur. Le seul petit plaisir que nous concède cette solitude, c’est le silence de nos villes devenues fantômes qui laissent passer les gazouillis des oiseaux et la musique du vent dans les arbres. Une autre chance s’offre à ceux qui souffraient de rencontres programmées par les activités sociales et les nécessités du théâtre de la vie. Dans notre bunker, quand le téléphone sonne, les futilités et les lieux communs d’avant le virus n’ont plus cours.
Ainsi, nous n’avons plus à supporter les «quoi de neuf ?» de l’idiot du quartier, le «qu’est ce tu deviens ?» du curieux à l’affût des con-cons, le «c’est quand ton mariage ? Ton pèlerinage à la Mecque ?» du frustré avide d’alimenter les rumeurs… Ces mots et phrases nous agacent parce que nous sommes faits pour scruter l’horizon et non supporter l’ennui qui rythme des vies par procuration.
A. A.
(Cinéaste)
(1) «L’enfer c’est les autres», phrase de Huis clos, pièce de théâtre de Sartre où les personnages de l’enfer reproduisent haine et méfiance qui ne sont en quelque sorte que les produits des contradictions des catégories sociales dont ils sont issus.
«Je est un autre», phrase de Rimbaud dans une lettre adressée à un professeur d’université. Phrase énigmatique à laquelle peu de gens s’aventurent à donner un sens qui traduirait la pensée du poète. Deux faits historiques indéniables peuvent signaler l’esquisse de son état d’esprit à travers la lettre en question. Ces faits sont ces sublimes poèmes sur la Commune de Paris et son voyage sans retour au Yémen et sa capitale Aden. Un voyage pour fuir sans doute un monde qu’il a vomi dans son poème de feu et de rage L’orgie parisienne.
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