Comment l’ébranlement géopolitique actuel va directement impacter l’Algérie
Par Ali Akika – L’idée d’une conférence de Berlin bis n’est pas une lubie ou une sorte d’anticipation hasardeuse. Hélas, l’Afrique est déjà un champ de manœuvres de grandes puissances et pas seulement pour leurs armées. Les pays du Sahel et notamment la Libye sont là pour rappeler que l’Algérie va être impactée par cet ébranlement. Mais, avant de développer les effets de cet ébranlement, faisons un survol de l’actualité pour que le lecteur ait une petite idée sur les positions des puissances qui grenouillent dans cet immense continent.
On ne s’attendait pas à ce qu’un «simple» virus bouleverse le jeu de cartes de la géopolitique. En vérité, les bouleversements des rapports de force ne sont pas une nouveauté. Sauf pour les Bisounours de la politique qui croyaient – ils le croient un peu moins – à la stabilité du monde, le leur. Ils ont cru que l’équilibre de la terreur – la bombe atomique – et la fin de l’histoire (1) les protégeraient. La fin de l’histoire est une petite invention idéologique d’un Américain ayant lu Hegel sans compléter ses connaissances par ceux de Karl Marx. Les Bisounours qui ont avalé les sornettes de cet Américain sont convaincus que le capitalisme est un horizon indépassable. Il est vrai que sa durée, ses réussites économiques sous la houlette d’une puissance militaire inégalée les confortaient dans leurs certitudes. Ils l’étaient d’autant qu’ils eurent comme renfort un ancien Premier ministre français, Laurent Fabius, qui préconisa la baisse des budgets de la défense au lendemain de la chute du mur de Berlin sous prétexte que l’ennemi avait perdu la partie.
Nos naïfs pensaient que la conversion du monde à la loi du marché allait de facto éliminer les causes des confrontations et des guerres. Ils ont la mémoire courte car les Première et Seconde guerres mondiales avaient mis face à face des pays où naquit le capitalisme et ils partageaient grosso modo la même démocratie parlementaire. Les vérités de l’histoire étant remplacées par l’idéologie, ils claironnaient, entre autres, que développement économique se conjuguait forcément avec la démocratie, la leur. Or, la Chine a prouvé le contraire avec une économie devenue «atelier du monde» avec un régime politique qui ne ressemble pas, loin de là, au leur. Ceci, pour rappeler que la sacralité du marché et les balivernes de la fin de l’histoire ne sont que des constructions idéologiques qui sont ou seront balayées comme celles qui ont causé la chute de tant d’empires.
Avant de cerner les changements dans la géopolitique qui s’écrivent sous nos yeux, attardons-nous un instant sur la peur de ceux qui assistent aux fissures de leur univers idéologique et politique. Ils sont littéralement paniqués à tel point qu’un de leurs représentants osa écrire dans un grand journal du soir des opinions qui relèvent du café de commerce. Cet «expert» reproche à la Chine d’exploiter le prestige de sa politique en utilisant la pandémie actuelle. Et ce reproche se résume en une phrase : la Chine répand sa propagande dans le monde dans le but d’attirer des cadres dans les appareils d’Etat pour renforcer le parti communiste – rappelons que ce parti est au pouvoir depuis 1949 et que le «miracle» économique de ce pays a été initié et géré par ce parti.
On croit rêver ! Ce monsieur reproche à la Chine ce que tous les pays font et le sien en particulier. Ils entretiennent des ambassades et des centres culturels dans le moindre petit pays pour vanter leur savoir-faire, cultiver leur prestige et conquérir des marchés. Et ces pays ne vont-ils pas à la recherche des meilleurs cadres pour leurs appareils d’Etat ? A ce que l’on sache, ces appareils d’Etat et leurs médias ne sont pas confiés à des détenteurs d’un certificat d’études. On voit là que ces arguments au ras des pâquerettes traduisent une panique à bord d’un navire qui tangue. Les intérêts géopolitiques du monde communément appelé libre sont menacés et on voit déjà leurs effets sur le terrain.
Ces menaces sont alimentées par la dialectique de deux facteurs. Le premier c’est l’émergence de grands pôles économiques et militaires dont certains non seulement leur échappent, mais sont devenus de redoutables adversaires – La Chine et la Russie. Le second facteur, c’est la nature de leur politique et son échec dans des régions explosives. Hier, c’était en Asie où la Chine et la Corée du Nord dorénavant les tiennent en respect sans oublier les guerres du Vietnam et d’Afghanistan où ils ont connu des déboires militaires et politiques. De nos jours, ce sont leurs «bizarres» alliances avec des pays connus dans le monde pour leur pétrole mais aussi pour le «respect» rigoureux et vertueux des «droits de l’Homme» de ces parangons de démocratie.
Lesdites alliances les ont entraînés dans des aventures militaires dont ils reviennent bredouilles. Mais ce qui se dessine d’ores et déjà au cœur de l’Europe qui a façonné la carte du monde depuis la fin de la présence arabe en Espagne et la découverte des Amériques, c’est peut-être la mort du rêve européen qui regroupe 27 pays. Et la dislocation éventuelle de l’Union européenne n’est pas menacée uniquement par le repli nationaliste, le dada des cerveaux reptiliens. Non, la «mort» annoncée de l’Union européenne est l’échec des promesses non tenues et donc de ne pas être à la hauteur des ambitions fixées au départ. Une promesse de pérenniser l’idée de foyer civilisationnel européen et de construire une entité politique pour ne pas être prise en sandwichs entre des superpuissances nées de la Seconde Guerre mondiale.
L’Europe qui devait être le bon élève de la solidarité, de la culture, du social, etc., a glissé vers le terrain de la finance, cet adversaire qui n’a pas de nom, de visage, selon François Hollande qui, une fois au pouvoir, distribua 40 milliards d’euros aux entreprises en contrepartie de création d’emplois. Les Français les attendent toujours. La fragilité de cette Europe ne date pas d’aujourd’hui. Le Brexit était un signal car l’Angleterre a pris le large (sans jeu de mots) puisqu’elle préfère rejoindre après tout son fiston historique, les Etats-Unis qui l’aidèrent du reste à résister à la furie d’Hitler. Cette fragilité de l’Europe va s’accentuer avec la crise de la pandémie. La crise du virus donc n’est pas la véritable cause mais seulement un symptôme criant difficilement dissimulable. Ainsi, le tableau des bouleversements géopolitiques va réserver des surprises dans les renversements d’alliances. Et ce n’est ni la morale ni les prières qui vont éloigner l’Afrique des dangers qui la guettent.
L’Afrique, donc l’Algérie qui se trouve aux premières loges dans une région déjà troublée et depuis longtemps convoitée. Ça doit cogiter dans les états-majors politiques et diplomatiques pour refaire une sorte de seconde conférence de Berlin de partage de l’Afrique entre des puissances étrangères, conférence semblable à celle réunie 1884/85 (2). Ou bien une sorte de Yalta plus «pacifique» entre Alliés comme en 1945. Sauf que les puissances qui se disputent aujourd’hui le terrain aux puissances européennes et notamment la France, sont la Russie et la Chine. D’où la virulence des attaques actuelles contre ce pays. Un troisième acteur, les Etats-Unis, qu’on ne cite pas, est pourtant présent avec ses bases militaires et par l’intermédiaire de son allié israélien à qui il a ouvert les portes de beaucoup de pays africains.
Dans la compétition qui va s’accélérer pour maintenir ou conquérir des marchés en Afrique, l’Europe qui se rapetisse ne fera pas le poids face aux trois géants déjà cités. L’Afrique peut-elle se défendre ? Hélas, pas sûr au regard de sa dépendance à tous les niveaux. Dans ce sombre tableau, trois pays, l’Afrique du sud, le Nigeria et l’Algérie(2), par leur superficie, leur population et leur richesse du sous-sol, à condition qu’ils fassent front commun, peuvent habilement négocier pour ne pas être traités comme une quantité négligeable. Front commun espéré, mais les distances qui les séparent et la nature de leurs régimes ne soulèvent pas l’optimisme. Attardons-nous sur notre pays.
L’Algérie a des atouts géopolitiques non négligeables. Mais les atouts comme dans le Poker se dilapident quand le joueur ne sait pas les manier et n’arrive pas à percer le bluff de ses adversaires. La preuve nous a été donnée par les années d’un Président au pouvoir que l’on présentait comme un joueur d’échecs et qui s’est avéré être un joueur de dames. Le premier des atouts d’un pays, c’est sa population qui a confiance en elle et en son gouvernement. Le deuxième, c’est sortir de la dépendance du pétrole qui engendra tous les «maux de la terre». Cette dépendance, en cas de drame comme celui du coronavirus, a mis en évidence le délabrement du secteur de santé. Même des pays puissants ont été traînés dans la boue de l’humiliation par l’absence de banals masques de protection.
Tout ça pour dire que les problèmes d’indépendance et de sécurité nationale ne dépendent pas uniquement d’une armée puissante. Voilà les obstacles que le pays rencontrera si on continue à ignorer que «la guerre est une continuation de la politique par d’autres moyens». Et les moyens, ce sont ceux sur lequel repose le politique, à savoir le peuple, une vision philosophique du monde et une vision stratégique des rapports de force dans le monde. Une telle politique sera une arme de persuasion aux mains de la diplomatie du pays qui fera refroidir les ardeurs des aventuriers qui penseraient entrer dans un pays ouvert à tous les vents.
A. A.
(Cinéaste)
(1) La fin de l’histoire, une théorie de Fukuyama, un Américain admirateur de Hegel, philosophe allemand pour qui ce sont les idées qui font l’histoire. Marx critiqua cette vision et suggéra de faire marcher la dialectique sur ses pieds car celle de Hegel marchait sur la tête.
(2) Il est évident que la conférence de Berlin est une simple référence historique. En 1884, le monde était dominé par des puissances qui ignoraient les peuples (période faste du colonialisme). Aujourd’hui, l’Afrique est constituée d’Etats, certes faibles, mais les peuples sont loin d’être muets et ne sont pas prêts à courber l’échine. Une autre différence avec 1884, les puissances d’aujourd’hui sont dans une logique féroce et ne sont pas disposées faire des cadeaux à leurs adversaires ou concurrents.
(3) Ces trois pays font partie déjà du Nepad, organisme créé par l’Union africaine dont l’objet est de construire une autoroute Alger-Le Cap pour relier tous les pays du continent.
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