Analyse prospective de l’ex-directeur du FMI : après la crise sanitaire, le monde à venir

covid FMI
Penser l'après-pandémie commence aujourd'hui. D. R.

Le think-tank français Club des juristes a rendu publique, le 9 avril dernier, une contribution de Dominique Strauss-Kahn, ancien directeur général du FMI, intitulée «L’être, l’avoir et le pouvoir dans la crise». On y trouve un éclairage pertinent sur ce que nous révèle la crise actuelle et ce que peut être l’avenir du monde. En deux mots, la crise représente pour l’économiste français un défi porteur de risques et d’opportunités. Pour en sortir, il privilégie une action forte sur la demande globale et l’actualisation du projet européen, dans un monde régi par le multilatéralisme. Nous publions une synthèse de l’analyse de l’ancien patron du FMI, que nous a fait parvenir Ramdane Hakem. Qu’il en soit remercié.

Une crise de l’offre et de la demande

Contrairement aux précédentes, la récession que nous vivons est à la fois crise de l’offre et de la demande. Le confinement a induit un choc sur la production, l’emploi et a entraîné la fermeture d’entreprises. Telle une catastrophe naturelle, ses effets seront durables. Le choc sur la demande est tout aussi violent : la baisse des revenus affecte les dépenses et menace d’engager le cycle de la récession.

Le risque de ruine des épargnants revient. En effet, dans une récession classique, les détenteurs d’actifs financiers les gardent par devers eux, attendant les jours meilleurs. Mais avec là, les faillites d’entreprises vont annuler la valeur des actifs dont elles sont les garanties. D’où les comportements de précaution des épargnants qui précipitent les cours. La situation est à la fois exceptionnelle et dangereuse.

Ne rien faire aggravera la crise : la baisse de la demande va produire un second choc sur l’offre, enclenchant la spirale déflationniste. Les conséquences dramatiques qui en résulteront peuvent être limitées si est engagée une action forte contre la réduction de la demande globale.

L’action monétaire impulsée par les banques centrales

Des interventions non conventionnelles sont engagées par les banques centrales pour accroître la liquidité des marchés (mettre de la monnaie à disposition) : les taux de la Réserve fédérale tombent à zéro, la Banque centrale européenne lance un programme de rachat de titres financiers de 750 milliards d’euros…

Ces actions n’auront malheureusement pas d’impact sur les pays en développement. Une catastrophe dans ces pays est à craindre avec, comme conséquence, un afflux de millions de migrants, notamment vers l’Europe.

L’insuffisante action budgétaire

L’instrument budgétaire est mobilisé par les gouvernements. Le soutien au chômage partiel des salariés concernés par le confinement en fait partie. Mais les engagements demeurent timorés, ce qu’il faut, c’est une action budgétaire d’une ampleur semblable à celles que demanderaient les catastrophes naturelles.

Au total, si à court terme on ne peut éviter des pertes de production, à moyen terme, il est possible de limiter les dégâts par une politique appropriée sur la demande.

Mondialisation ou américano-globalisation ?

Ce qui est appelé «mondialisation» a été en fait une «américano-globalisation» (formule d’Hubert Védrine). Elle a commencé avec la Seconde Guerre mondiale et s’est accélérée après 1979, quand la Chine a décidé de se tourner vers le marché. La déréglementation financière théorisée par l’école de Chicago a été impulsée par les politiques du couple Reagan-Thatcher au début des années 1980. Elle s’est généralisée après la disparition de l’URSS, en 1991.

Trois critiques principales lui ont été portées : l’essor du transport de marchandises, surtout en raison des chaînes de valeur internationales (éclatement de la fabrication d’un produit entre plusieurs pays de la planète), a des conséquences écologiques insupportables. D’aucuns considèrent, par ailleurs, que la mondialisation permet aux habitants des pays riches de continuer à bénéficier de rentes coloniales, par l’exploitation des ressources humaines et matérielles des pays anciennement colonisés. Enfin, il est admis que la DIT actuelle fait peser un risque sur la sécurité des approvisionnements des pays développés.

La crise va probablement pousser à la relocalisation des activités au niveau des ensembles régionaux, voire au plan national des pays développés. Une telle relocalisation aura un impact négatif sur les pays en développement et un coût pour les pays avancés.

Sortir de la stagnation séculaire

Les pays développés sont englués dans une situation économique, dite de stagnation séculaire. Le contexte est marqué par un taux d’intérêt faible associé à un faible taux d’inflation, alors que les prix des actifs financiers sont en hausse. Le progrès technique crée peu de nouveaux produits, les innovations sont surtout dans la recherche d’économie. L’investissement privé est insuffisant car les taux d’intérêt sont à zéro (l’épargne abondante ne peut être prêtée). L’endettement lourd des Etats réduit l’investissement public. La croissance est bridée. Les innovations financières ont permis de maintenir la rentabilité du capital, masquant l’état réel de l’économie, au prix de crises financières récurrentes. La crise est l’occasion pour les pays développés de sortir de cet état par une action forte qui renouvelle l’offre de biens et services.

Au niveau européen, trois instruments de politique économique sont discutés. Le soutien au mécanisme de protection sociale contre le chômage partiel va coûter 100 milliards d’euros. Par ailleurs, il sera donné plus de pouvoirs à la Banque centrale européenne pour prêter et garantir les prêts. Enfin, les règles adoptées dans le cadre du mécanisme de stabilité européen seront revues.

Il manque à ce programme la reconnaissance de la nécessaire mutualisation budgétaire entre Etats pour engager une action significative. En effet, la relance de la demande coûtera plusieurs points de PIB ; elle demande une coordination des choix budgétaires et monétaires (ces derniers relevant de la BCE). Elle appelle une mobilisation mutualisée des ressources budgétaires et d’endettement et, de ce fait, la création d’un instrument commun de mutualisation.

Crise de la souveraineté des Etats

La gestion de cette crise sanitaire met à nu la relativité de la souveraineté des Etats du fait de leur dépendance technologique. La sécurité des citoyens n’est plus garantie. Tous les pays dépendent de la Chine depuis qu’elle est devenue l’usine du monde. Mais, c’est envers les Etats-Unis que la question de la dépendance technologique est la plus sensible.

L’usage des smartphones fait peser un risque à la sécurité des communications. Ne doit-on pas s’interroger sur le fait que l’intelligence artificielle échappe aux Européens, que l’utilisation de Microsft Windows est généralisée au ministère de la Défense, que des contrats sensibles sont passés entre les services de sécurité et Palantir ?

La crise va accélérer l’évolution vers un capitalisme numérique dans lequel la souveraineté sera conditionnée par la maîtrise des technologies avancées.

Redonner du sens à l’Europe

L’épreuve va alimenter les pulsions nationalistes alors qu’il est reproché à l’Union européenne d’être alourdie par son élargissement, d’avoir un fonctionnement bureaucratique, de manquer de démocratie et donc de légitimité.

En vérité, les nations européennes prises individuellement n’ont pas la taille requise pour constituer un cadre de souveraineté. Il n’y a pour elles de retour à la souveraineté qu’en le partageant, l’institution de l’Euro est un exemple réussi de partage de la souveraineté.

Ce qui manque au projet européen, c’est la volonté populaire. Elle viendra sous deux conditions : que soit affirmée la solidarité européenne dans le règlement de la crise sanitaire et, d’autre part, que des hommes et des femmes portent et incarnent le projet.

Vers la fragmentation de la mondialisation

La crise du leadership mondial sera manifeste. Après une relative accalmie, les conflits en Syrie, au Yémen, en Libye, au Sahel vont connaître de nouvelles flambées alors que les grands acteurs seront tournés vers leurs problèmes intérieurs. De nombreux Etats, épuisés par la crise, auront du mal à exercer leur responsabilité régalienne et donc à maintenir la paix civile à l’intérieur de leurs frontières.

Des pays seront tentés d’accroître leur influence. C’est le cas de la Chine et, dans une moindre mesure, de la Russie qui se positionnent déjà à travers l’aide médicale aux populations européennes. La compétition idéologique entre démocraties et régimes autoritaires reprendra alors que les populations sont demandeuses de plus d’intervention étatique et de pouvoirs forts. La Chine ne sera toutefois pas en capacité d’exercer le leadership mondial, même si les Etats-Unis risquent de ne plus en avoir le pouvoir.

La fragmentation de la mondialisation qui en ressortira aiguise le besoin du multilatéralisme comme démarche pour résoudre les problèmes. Multilatéralisme non pas entre Etats, mais entre grands ensembles régionaux, voire entre grandes métropoles urbaines.

Crise de la démocratie représentative

Nous vivons une crise du modèle de démocratie représentative né de la révolution industrielle il y a deux siècles. Ce modèle repose sur le droit de vote, lequel est un consentement à déléguer le pouvoir de décision politique à des élus qui l’exerceront en notre nom.

Ce modèle n’est plus crédible à cause du décalage de plus en plus manifeste entre les promesses faites par les politiciens et leurs réalisations. Sont en cause également l’affaiblissement des corps intermédiaires que sont les syndicats et les partis politiques ainsi que le développement des réseaux sociaux.

Tentations autoritaires

Les mesures d’exception actuelles brouillent les frontières entre régimes démocratiques et autoritaires. Les démocraties ont recours à des mesures liberticides (confinement, surveillance de masse…), les élections sont reportées dans plusieurs pays, des restrictions d’abord temporaires deviennent permanentes. Des gouvernants utilisent la crise à des fins discutables (transition à un régime autoritaire en Hongrie, gestion d’autres problèmes intérieurs (Algérie, Inde)). Ces atteintes aux libertés publiques bénéficient de l’approbation, voire du soutien populaire au nom de la sécurité et du besoin de protection. En période de crise, les citoyens sont moins attentifs à sauvegarder leurs droits fondamentaux.

Il est même possible de dire que la crise accroît la légitimité des régimes autoritaires et réduit celle des régimes démocratiques. Dans les premiers, le pouvoir est jugé sur l’efficacité de son action à protéger les populations et à maintenir l’ordre, les libertés sont secondaires.

Une vision alternative à la «fin de l’Histoire»

Le monde découvre que «la fin de l’Histoire» que le libéralisme généralisé est censé représenter n’est plus d’actualité. Dans quelle direction va s’orienter l’humanité après cette crise ?

Le capitalisme a connu trois grands cycles de régulation depuis la révolution industrielle. Le premier court du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale. Le second va de la Première Guerre à 1945. Le troisième a commencé à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est marqué par la généralisation de la production de masse et la domination américaine alors que régressait le fascisme. C’est la régulation de l’Etat providence.

Une nouvelle rupture est engagée à la fin années 1970 qui touche l’économie, les idées politiques, la scène internationale. Elle est portée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, la vague libérale qui s’étend, la chute du communisme et la fin de la sociale démocratie.

Désormais, la régulation de l’Etat providence est épuisée, mais aucune nouvelle régulation n’est encore venue la remplacer.

De nouvelles régulations pour une société nouvelle

Dans cette phase où l’ancienne régulation disparaît sans qu’aucune nouvelle régulation ne soit instaurée, l’organisation collective recule, les individualismes montent, les conflits s’aiguisent, jusqu’à ce que les hommes sculptent les charpentes de la société nouvelle. L’émergence de nouvelles régulations est à l’ordre du jour.

La pandémie offre l’occasion aux nouvelles régulations de se mettre en place. Cela suppose qu’elle soit appréhendée comme une menace structurante universelle pouvant induire un changement profond des préférences collectives. Les organisations à inventer concernent toutes les activités, mais leur besoin s’impose plus particulièrement en certains domaines.

Donner de l’importance à la prévention

Le coronavirus pourrait favoriser la mobilisation générale autour du changement climatique. Le lien entre climat et santé publique devient plus évident aux yeux de tous. Les termes du débat sur la contrainte budgétaire (respect des principes de la «saine gestion»…) et sur l’encadrement des comportements individuels (ne pas imposer de contraintes qui «restreignent les libertés individuelles») sont bouleversés par le contexte de crise actuelle.

Les gens comprennent mieux la nécessité d’appliquer le principe de précaution et de cultiver l’approche préventive dans la gestion des affaires publiques.

Retrouver le sens du long terme

La congestion du système de santé est un symptôme du mal plus profond qu’est la prédominance de la vision politique de court terme dans les choix collectifs. Le fondamentalisme de marché a fait croire que la société est prémunie contre tout risque par la seule existence de marchés efficients, interconnectés et réactifs. Tirant les leçons de la crise, les décisions politiques devront s’appuyer sur une approche stratégique et s’inscrire (notamment au plan budgétaire) dans le temps long.

Prendre conscience de nos interdépendances

L’autre évolution concernera la prise de conscience de nos interdépendances. Le risque infectieux nous fait voir que la santé de chacun n’est pas la conséquence de ces seuls comportements individuels. La responsabilité de chacun vis-à-vis du collectif devient un impératif. Et la légitimité des dirigeants sera fonction de leur capacité à prendre en charge la santé de chacun des membres de la société. La réalisation de nos interdépendances ne suffit pas en soi ; elle doit être accompagnée afin qu’elle ne conduise pas à une société de défiance généralisée.

De plus en plus de données personnelles seront fournies à des systèmes électroniques de contrôle. Les pouvoirs publics devront garantir contre le détournement mercantile ou frauduleux de ces ressources inestimables. Un tel positionnement public devra constituer un nouveau «système providentiel» sur lequel asseoir une confiance et un nouveau pacte citoyen.

D. S.-K.

 

Comment (3)

    anonyme
    16 avril 2020 - 17 h 20 min

    Tout ce que racontent ces « spécialistes » est pur mensonge ! Rien ne va changer : le capitalisme mourra, mais pas demain. Les gouvernements vont garantir les prêts des banques, lesquelles vont prêter et se gaver d’intérêts. Les perdants seront tous ces entrepreneurs petits et moyens ou petits et moyens paysans : ils vont devoir hypothéquer tous leurs avoirs, sans garantie de réussir dans leurs entreprises ! Dans ces « crises économiques » du capitalisme, les gagnants comme les perdants sont connus d’avance … Le monde sera meilleur quand les peuples auront un peu de jugeote ou de bon sens et de connaissances économiques. Ce n’est pas pour demain !

    Zaatar
    16 avril 2020 - 15 h 36 min

    A chacun sa boule de cristal et pour DSK c »‘est bien popaul.

    At Dahman
    16 avril 2020 - 11 h 57 min

    DSK ne fait que reprendre, pour les faire siennes, une infime partie des critiques faites depuis longtemps à la globalisation néolibérale. Ce qui est important c’est que ce soit précisément lui, l’un des gardiens du Temple, dont l’autorité est reconnue par les siens, qui ébrèche les idoles et les bouscule les vaches sacrées du Consensus de Washington! L’homme est fini, certes! Dans son propre pays, à tout le moins. Sauf à jouer encore les utilités pour aider à passer ce cap difficile. À suivre donc.

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