La Peste d’Albert Camus dans le miroir du coronavirus
Par Youcef Benzatat – Les frontières naissent généralement suite à des guerres et, parfois, elles sont dictées par la nécessité de se protéger de bactéries ou de virus mortels. On sépare dans ce cas les infectés par ces minuscules créatures du reste des populations saines pour les préserver. C’est la quarantaine. On les isole par une ligne de démarcation comme au temps du nazisme, lorsqu’Hitler et Pétain avaient signé un accord pour séparer la France saine du Sud de celle du Nord qui était infectée par le fascisme.
Camus souffrait tellement du sort que subissait sa patrie qu’il trouvait du réconfort à transposer cette souffrance dans sa métaphore de la peste d’Oran, qui faisait des ravages en ce même moment au sein de la population indigène de cette ville, dans l’horreur qui menaçait le père Paneloux et ses autres compatriotes Pieds noirs au-delà de la ligne de démarcation entre eux et les indigènes contaminés. Avant la peste, ces populations indigènes étaient ravagées par le typhus, le choléra, la malaria et toutes sortes de bactéries et de virus aussi coriaces les uns que les autres, disséminant à perte de chiffres les indus citoyens qu’étaient les indigènes, suite à leur «émancipation» par l’œuvre «positive» de la colonisation.
Autant pour lui, le nazisme n’était à ce moment qu’au stade de gestation. Du moins, de l’autre côté de la mer. Même les arrestations, les déportations et les assassinats pour résistance au colonialisme, comme celles qui se sont produites plus tard au pays de sa mère sous le fascisme et qui n’étaient pas encore programmés pendant ce temps d’insouciance, n’avaient pas lieu de susciter une quelconque inspiration pour alimenter la trajectoire littéraire «absurde» qui l’a amené à être nobélisé. Comme si le monde dans lequel il avait élu domicile était sous-terrain, insignifiant ou, du moins, hors sujet pour les notations d’excellence littéraire.
Camus avait beaucoup contribué à cette tradition de la recherche du réconfort dans le hors-champ insignifiant au moment des grandes souffrances des peuples qui ont vu naître sa mère. C’est ainsi que des médecins du pays de sa mère, convaincus du bienfondé par cette tradition sans ombrages, n’ont pas hésité à proposer d’expérimenter des vaccins contre le coronavirus sur les populations de ces contrées, considérées toujours comme des lieux de l’insignifiance. Cette tradition de la métaphore puisée de l’insignifiance sanitaire, avec les épidémies d’hier et d’aujourd’hui, écologique, avec le gaz de schiste entre autres, politique, dans la complaisance avec les régimes bananiers, économique, avec l’intéressement dans la corruption, ne connaît pas d’érosion et continue à alimenter la structuration de l’insignifiance comme si Camus était devenu un prophète dont la parole absurde était canonisée au rang des grands mythes modernes qui séparent les élus des insignifiants.
Y. B.
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