Témoignage – Ce qui s’est passé la nuit du 20 Avril à l’université de Tizi Ouzou
Par Ramdane Hakem – La veille du 20 Avril 1980, la grève et occupation pacifique de l’université tenait depuis plus d’un mois. Nos délégations sillonnaient non seulement la Kabylie, mais l’Algérie entière pour porter les revendications du mouvement et contrer la propagande officielle. La mise en place d’un comité de coordination populaire avec les travailleurs des usines de la région culminait nos efforts d’auto-organisation engagés par l’installation des comités autonomes étudiants.
Les débats au sein du mouvement étaient animés. Les divergences de vue entre animateurs du Comité de coordination universitaire – regroupant les étudiants, les enseignants et les travailleurs non enseignants – se cristallisaient autour d’un point : fallait-il reprendre les cours sans qu’aucune de nos revendications ne soit satisfaite ou continuer le mouvement ? Des informations sur une intervention policière nous parvenaient, sans que nous parvenions à les distinguer de l’intox. A une courte majorité, nous choisîmes de continuer le mouvement tant que notre plateforme de revendications n’était pas satisfaite.
Nous nous sommes séparés à deux ou trois heures du matin. A ce moment-là, des camarades, sortis du campus, avaient déjà été interpellés, mais nous l’ignorions. Dans ma chambre du bâtiment G de la cité Hasnaoua, il y avait aussi deux amis, dont Aziz Tari. Je dormais profondément quand la porte de la chambre fut brusquement arrachée dans un craquement effroyable. Je me souviens qu’Aziz avait dit «Ramdane, qu’est-ce qui se passe ?». Des hommes encagoulés, en tenue «cosmonaute», se ruaient sur nous. Je reçu un grand coup sur la tête, le sang gicla sur le mur. Je vécu le reste des événements comme dans un rêve : je voyais ce qui se passait mais c’était comme si j’en étais spectateur. Je n’avais plus revu Aziz jusqu’à notre première visite à la prison de Berrouaghia où il était enfermé avec 24 autres activistes du mouvement.
Les assaillants qui forçaient les chambres et ceux qui se trouvaient dans les couloirs nous matraquaient pour sortir du bâtiment, mais d’autres, positionnés à l’entrée de l’édifice, nous empêchaient d’arriver à l’extérieur. Toujours sous les coups, nous fûmes rassemblés devant le bâtiment. Nous nous bousculions pour nous rapprocher du mur et mettre le plus de distance entre nous et les coups qui pleuvaient. A un moment, j’ai regardé celui avec qui je me bousculais, c’était mon ami Boudjema Houfel. J’ai eu le temps de penser : c’est ridicule tout ça !
Tous ceux qui se trouvaient dans l’édifice furent ainsi entassés à son entrée, encerclés par deux rangées au moins de militaires. Un étudiant tenta de fuir, un militaire lui lança quelque chose entre les jambes et il tomba. Ils se ruèrent sur lui et le ramenèrent dans le groupe sous une pluie de coups.
Nous fûmes ensuite poussés, toujours sous les coups, vers la sortie principale de l’université. Là, on rassembla l’ensemble des occupants du campus sur un talus, derrière l’institut de biologie, face à la bibliothèque et au rectorat. Des amas de fumier avaient été déposés là, pour une plantation d’arbres, en vue d’une visite – finalement reportée – du président Chadli à Tizi Ouzou.
Là, des militaires positionnés en haut du talus nous tapaient pour nous contraindre à descendre. D’autres, situés en bas de la butte, nous obligeaient à remonter. Nous étions entre 100 et 200 étudiants et salariés. La vague montait puis descendait puis remontait et ainsi de suite. Nous étions, pour, beaucoup d’entre nous, couverts de sang, ne portions pas de souliers, un grand nombre était torse nu.
Au bout d’un temps interminable, toujours sous les coups, ils nous firent entrer en rang, par l’arrière, dans le bâtiment de biologie. Nous fûmes pris en charge par des «civils», en fait, des policiers qui remplissaient un formulaire d’identification pour chacun de nous. Il y avait un homme qui désignait des «cibles», une liste de personnes à interpeller avait été établie. Trois escogriffes me prirent par le bras et me firent monter l’escalier jusqu’au premier palier. Là, ils se mirent à taper. Je me souviens qu’ils me demandaient sans cesse, en arabe : «Qu’a dit le Président dans son dernier discours ?» – à ce jour, je ne sais ce que Chadli a dit dans son discours. Ils me frappèrent jusqu’à ce que je tombe. Ils me donnèrent des coups de pied pour me réveiller puis me firent rejoindre la file qui sortait du bâtiment. Depuis, si mes souvenirs sont bons, les policiers qui nous prirent en charge ne nous ont plus frappés.
Ils nous firent monter dans des bus ramenés pour l’occasion, nous promettant que nous allions être transférés au Sahara, que nous serions fusillés. L’abattement se lisait sur le visage de chacun de nous. Puis, spontanément, dès que les bus eurent démarré, le courage revint et nous commençâmes à crier des slogans pour nous réconforter mutuellement et réaffirmer notre détermination. En remontant la pente qui mène vers le stade et la ville, notre cortège rencontra les femmes de ménage venues, comme à l’accoutumée, effectuer leur travail. Elles comprirent immédiatement ce qui arrivait et se mirent à pousser des youyous pour nous soutenir. Ces youyous nous galvanisèrent.
Nous fûmes emmenés à l’hôpital où nous reçûmes les premiers soins par un personnel médical bienveillant. Ma blessure à la tête fut cousue avec du fil, on me mit un bandage autour de la main, on me donna un cachet d’aspirine et un lit mobile pour me reposer au milieu du couloir. J’avais une douleur aux côtes qui restera plus d’une année après.
Bientôt, la population de Tizi Ouzou commença à affluer vers l’hôpital, la clameur parvenait jusqu’à nous. Nos geôliers étaient face à un élément qu’ils n’avaient pas prévu. Après conciliabules, les «décideurs» choisirent de se débarrasser de nous au plus vite, avant que les «émeutiers» n’envahissent l’établissement. Ils nous firent remonter dans les bus, sans que nous sachions où ils nous emmenaient. Nous pensions qu’ils nous prenaient au «Sahara», en fait, ils nous renvoyaient dans nos villages.
Avec les étudiants et autres salariés de ma région natale, nous fûmes déposés à Boghni et chacun dut rentrer à pied chez soi. Pour moi, cela faisait 5 km de marche, pour d’autres compagnons d’infortune encore plus. Arrivé à Mechtras, il faisait déjà jour, je n’avais pas besoin d’expliquer quoi que ce soit aux jeunes et aux moins jeunes qui vinrent à ma rencontre. Toute la journée, ils furent des dizaines à m’exprimer leur indignation, leur soutien et leur volonté d’agir. Avec les plus déterminés, nous convînmes de former un groupe en vue de «faire quelque chose».
Dès la nuit tombée, nous nous sommes retrouvés dans une mansarde abandonnée à une centaine de mètres de chez moi. Une vieille maison qui servait de refuge durant la guerre d’indépendance, avant d’être incendiée par l’armée française. Nous y avions confectionné des banderoles et préparé la manifestation du lendemain. Ce fut, à Mechtras, la première manifestation populaire antigouvernementale depuis 1962. Le garde-champêtre Messaoudi, père d’un héros local qui donna du fil à retordre à l’armée coloniale, ôta son chapeau et s’inclina devant le cortège de manifestants. Le lendemain, je reçus la visite d’Ali Zamoum que je ne connaissais que de réputation. Il venait de la part de Kateb Yacine, lequel s’inquiétait pour mon sort. Ce fut le début d’une longue amitié. Grâce à son aide, je repris contact avec quelques collègues et camarades encore en liberté afin de prendre notre part à la résistance.
Partout ailleurs, l’arrivée des blessés de l’université avait suscité la même indignation. Des indomptables sommets de nos montagnes, les hommes décidés affluèrent vers Tizi Ouzou. Ils venaient porter l’indignation populaire face à la répression et exprimer la revendication d’une société démocratique et sociale dans laquelle notre identité amazighe millénaire serait pleinement reconnue.
R. H.
Comment (67)