Les leçons d’Avril 1980
Par Ramdane Hakem – L’espace politique algérien actuel est caractérisé par un émiettement malheureux des forces patriotiques et démocratiques, en même temps que par une pauvreté préjudiciable des débats sur les questions de fond, celles dont dépendra l’avenir du pays. Or, sans un accompagnement politique judicieux, les luttes populaires, y compris le Hirak, courent le risque d’être l’expression d’un désarroi généralisé plutôt qu’une action collective qui va engendrer un nouvel ordre social.
De ce point de vue, le printemps 1980 reste une source incomparable d’enseignements, même si l’Algérie postindépendance a connu des révoltes d’une ampleur et d’une intensité dramatique beaucoup plus importantes (Octobre 1988, le Printemps noir…). Ce fut un mouvement pacifique intelligent qui a permis l’alliance de segments différents de la famille démocratique algérienne et a réalisé une jonction précieuse avec la population, le tout expliquant son dénouement heureux. Les déchirements, les errements et la perte progressive de crédibilité qu’a connus le MCB par la suite soulignent a contrario l’exceptionnalité d’Avril 1980.
L’action en commun de patriotes aux parcours militants différents acquis à l’idéal démocratique a été, en effet, le moteur du mouvement d’Avril 1980. Ceux qui ont tenté d’en monopoliser la paternité n’ont pas compris qu’ils en réduisent la portée. La rencontre ne s’est pas faite dans un salon mais «sur le terrain» : une initiative en apparence aussi anodine que l’invitation d’un grand écrivain national a pu déboucher sur une avancée démocratique significative. Aujourd’hui encore, la prise d’initiative, le passage à l’action dans l’esprit d’ouverture aux autres demeurent une excellente recette pour qui veut faire avancer les choses, «semer l’espoir», selon la formule de Mohamed Harbi.
Afin de la transformer en un engagement unitaire durable, la convergence sur le terrain demande un accord sur le cap à suivre. Après beaucoup de discussions, nous avions débouché en 1980 sur trois axes (langues populaires, démocratie, justice sociale) qui restent d’actualité mais demandent à être actualisés à la lumière de débats, hélas ! encore insuffisants sur les défis de l’heure.
Par ailleurs, l’accord sur les orientations générales ne suffit pas, il doit avoir une traduction concrète : la plateforme de revendications que nous avions adoptée en 1980 était faite de mesures concrètes (reconnaissance des langues populaires, respect des libertés individuelles et collectives, amélioration des émetteurs de la Chaîne II et son ouverture aux autres composantes berbérophones…) ; elle a été un facteur puissant de mobilisation et de rassemblement «qui parle aux gens». Ce programme commun délimite le champ de l’action collective, favorise les convergences et réduit les rivalités intestines.
Beaucoup des points de la plateforme de 1980 sont aujourd’hui acquis et nous changeons d’échelle si notre but est de favoriser les convergences au niveau national. A titre indicatif, quelques objectifs à partager par différents segments de la mouvance démocratique peuvent être, en plus de l’instauration d’un débat permanent sur les défis qui se posent :
– Instaurer une éthique de l’action collective : cultiver les valeurs du 1er Novembre, instaurer une saine concurrence, politique, économique et autre ; interdire toutes formes d’étroitesse raciste, régionaliste, sexiste ; lutter contre la corruption, combattre l’informel …
– Libérer les énergies de la nation, tout en développant notre union par l’autonomie-solidarité des grandes régions du pays, d’un côté, et l’édification progressive de la confédération de Tamazgha-Maghreb de l’autre.
– Instaurer l’Etat de droit : égalité des hommes et des femmes, séparer les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif ; liberté d’organisation syndicale, politique et de l’information, interdiction de l’utilisation de la religion en politique.
– Organiser la solidarité nationale : assurer le droit au travail pour tous, la protection sociale généralisée et le soutien de la nation envers les personnes en situation de précarité.
– Insertion dans la biosphère : normes antipollution, protection de la nature et réhabilitation de nos sites naturels.
Les patriotes et démocrates algériens ont besoin d’une plateforme nationale et d’innombrables plateformes locales pour se rassembler.
Enfin, il y a la mise en place d’un cadre organisationnel qui assure la régulation du mouvement en disant la norme : aujourd’hui comme hier, ceux qui refusent l’organisation des gens en lutte le font avec l’arrière-pensée d’en garder le contrôle. Ils ne savent pas qu’un mouvement de masse digne de ce nom ne saurait être réduit à une chapelle. Les médiations laborieusement édifiées recueillent nos points de vue différents lors des débats et les transforment en orientations et consignes auxquelles chacun de nous accepte volontiers de soumettre ses comportements car il se reconnaît en elles, il les considère légitimes. Ce faisant, elles instaurent la cohésion qui nous fait exister comme acteur collectif. La mise en place d’institutions démocratiques et le respect de leurs décisions est précieuse pour la continuité de toute action collective, qu’elle soit nationale ou locale.
A l’université de Tizi Ouzou, cette organisation a évolué de la délégation estudiantine autonome à la coordination étudiants-enseignants, au comité antirépression, à la coordination du CUTO et a culminé en Comité de coordination populaire. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la décision de briser le mouvement ait été prise par les autorités juste après la mise en place du Comité coordonnant l’université, les lycées, les usines, l’hôpital et autres établissements de la région.
Au total, il me semble que les principales orientations politiques expliquant l’exceptionnalité démocratique du Printemps 1980 sont :
– l’unité d’action des démocrates sur le terrain ;
– l’accord sur le cap à suivre, les grandes orientations ;
– la définition d’une plateforme concrète pour l’action et la revendication ;
– la mise en place et le respect des formes organisationnelles de régulation démocratique.
Ces orientations nous indiquent comment nous rassembler et agir avec succès en vue de concrétiser les objectifs patriotiques et démocratiques, hier comme aujourd’hui.
Les insuffisances du mouvement dans sa globalité et de chacun des acteurs peuvent être évaluées à l’aune de cette grille de lecture. De fait, hier comme aujourd’hui, en plus du contexte et de l’action des forces négatives externes, le principal obstacle à l’édification de mouvements démocratiques et pacifiques puissants est dans le faible enracinement de la culture moderne chez nos élites politiques et de la culture scientifique dans l’appréhension des problèmes qui se posent à la société. En particulier, l’existence de courants politiques différents est une réalité irréductible, elle fait la richesse et la force de notre société. Pour en surmonter les inconvénients, il est temps d’explorer les voies du rassemblement dans le respect de nos différences. En ce sens, le printemps amazigh demeure une source d’enseignement des plus précieuses.
R. H.
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