Vous avez dit «zouaves» ?
Par Mouanis Bekari – Les temps de grande confusion sociale sont propices aux impostures. Même si les Algériens n’ont jamais été vraiment dupes des mystificateurs qui prétendaient les gouverner depuis des décennies, ni pour ce qui est des compétences exigées par les charges qu’ils ont avilies, ni pour le simple amour de l’Algérie. Mais les crimes innommables qui ont été perpétrés n’ont pas seulement exigé le démantèlement des dispositions qui immunisaient les richesses nationales. On serait même tenté de dire que ce forfait a été le plus aisé à commettre étant donné la complicité, la connivence ou la domestication de ceux à qui il incombait de les protéger. Ils ont également prescrit de saper les fondements même de la société algérienne. Car détruire l’Etat algérien ne suffit pas à détruire la nation algérienne.
Le Hirak l’a démontré au-delà de toute espérance. Il a révélé également que l’on peut être criminel, dépourvu de fibre patriotique et inculte, tout à la fois. C’est ce qu’exprime l’usage dépréciatif d’un terme dont les sonorités, en arabe et en français, sont étrangères à ceux qu’il prétend désigner. Traduction phonétique de l’arabe «zwawa», le mot français «zouave» a été assigné aux «Igawawen», nom par lequel se désignent les contribules apparentés à la confédération des Ketama, et dont le territoire, entre «Bougie et Tedellis» jouxte également celui de l’autre grande confédération algérienne, les Sanhadja. Partisans des Ketama dans leur alliance avec la dynastie fatimide, les Igawawen font eux-mêmes partie des tribus zenata dont aucune ne se désigne par le vocable de «zwawa».
Quoi qu’il en soit, les «Igawawen», tout au long de leur histoire, ont préféré se replier vers les crêtes rocheuses plutôt que de se soumettre autrement que formellement à l’autorité qui prétendait les subjuguer. En particulier en refusant d’acquitter l’impôt, expression universelle de la sujétion à un pouvoir prédominant.
En revanche, ils ont commercé régulièrement, et à maints égards, avec la régence turque. On trouve des occurrences de relations militaires entre les «Igawawen» et les autorités turques dès 1623. En tout cas, l’expédition française de «Gigeri», en 1664, qui devait permettre à Louis XIV de prendre pied en «Barbarie», révèlera que les autorités turques d’Alger avaient besoin du sauf-conduit des «Igawawen» pour transporter les hommes et les canons à travers le territoire «agawaw» afin de les disposer au-dessus des positions françaises des troupes commandées par le duc de Beaufort à «Gigeri». La solidarité confessionnelle l’emportant cette fois sur l’inimitié entre «Igawawen» et Turcs. La condition impérative étant que les Turcs remportent leurs canons à la fin des opérations militaires. Ce qui fut fait après la débâcle infligée au corps expéditionnaire français.
Très recherchés pour leur valeur militaire et leur ardeur au combat, les «Igawawen» constituèrent une troupe de fantassins d’élite qui louaient leurs services à la Régence, comme c’était la coutume à l’époque partout ailleurs. L’équivalent des «Yenitchéri», sauf qu’ils ne prononçaient pas le serment d’allégeance à la Sublime Porte. Bientôt, leur réputation se mua en un archétype de bravoure et d’endurance. C’est le prestige qui s’attache à cet archétype qui a conduit à nommer les deux bataillons de supplétifs créés par décret du 1er octobre 1830 et confirmé par l’ordonnance royale du 21 mars 1831, bataillon de «Zouaves», afin de lui conférer l’éclat qui s’attache à ce nom. Etaient admis dans ce corps d’élite «tous les indigènes, sans distinction d’origine, montagnards ou hommes de la plaine, ouvriers des villes ou laboureurs. Kabyles, Arabes ou Coulouglis». Etant entendu que les grades d’officiers et de sous-officiers étaient réservés aux Français.
Mais il s’avéra vite impossible de pourvoir aux effectifs requis pour constituer les bataillons prévus, faute de postulants. C’est alors que le corps des «Zouaves» fut ouvert aux Français puis aux Européens de toutes les origines. Et d’abord par l’incorporation de 2 000 Parisiens, réprouvés ou parias des trois journées de juillet 1830 qui mirent à bas le régime de Charles X, et appartenant «à cette classe d’hommes que la paresse ou une éducation manquée ont jetés sans état dans le monde, quelques-uns de ceux-ci ont même été flétris par la loi». Directement incorporés dans le nouveau corps des «Zouaves», ils prirent immédiatement part à l’expédition du 25 juin 1831 pour porter secours au bey de Médéa, Mustapha Ben Omar, assiégé par les troupes de Bou Mezrag.
Ainsi, dès 1831, le corps des «Zouaves», institué pour associer tous les Algériens à leur propre asservissement et dont la dénomination visait à bénéficier du prestige qui s’attachait au nom des «Igawawen», ne fut plus constitué que de Français, du fait de la défection des Algériens et de l’afflux des Européens de toutes les origines, lesquels finiront par être versés dans la Légion étrangère pour laisser la place aux Français.
Dans le combat que les Algériens ont entamé depuis plus d’un an pour recouvrer la plénitude de leurs droits de peuple émancipé, s’exprime la préoccupation ardente de se réapproprier leur histoire. Il n’est donc pas étonnant que les forces, ostensibles ou souterraines, qui leur dénient ce droit jettent le discrédit sur cette histoire et ceux qui l’ont faite. Il n’est pas davantage fortuit que même les plus illustres martyrs de la Guerre de libération nationale soient insultés par les domestiques de ceux qui avaient programmé la ruine de l’Algérie et sa dislocation. Et s’il arrive à cette engeance de trébucher sur la vérité historique, elle se relève aussitôt et sans dommage pour continuer à creuser le sillon de l’infamie. Pour la raison que c’est à l’aune de sa propre indignité qu’elle mesure ce qu’elle voit chez les autres.
M. B.
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