Quel rôle pour l’Algérie dans les féroces batailles de coulisses à l’Opep ?
Par Ali Akika – Nous vivons une époque formidable. Quel paradoxe ! La recherche frénétique des superprofits qui rend invendable le gaz de schiste va donner un peu de souffle à la nature (1). Une époque formidable où le pétrole, noble parmi les nobles matières premières d’une industrie, va perdre son aura «dictatoriale». Un pétrole qui a chassé de notre imaginaire l’Eden pour le remplacer par les paradis fiscaux, asile confortable des fortunés qui se couchent à cinq heures du matin quand les braves gens se lèvent pour aller au turbin.
Oui, nous vivons une époque formidable car «deux jours heureux», les 19 et 20 avril, ont conforté les utopistes que la fin de l’histoire des imbéciles est en vérité le début d’une nouvelle histoire qui fera marcher l’économie sur ses pieds (2). Car la vieille et indétrônable économie, jusque-là, marchait sur la tête. Elle a offert au monde, dans la nuit du 19 au 20 avril, un spectacle ahurissant et inédit. Le précieux pétrole pour lequel on a fait des guerres qui ont transformé des pays en d’immenses cimetières, ce pétrole a été bradé, pis, son propriétaire payait pour qu’on le débarrasse de cette matière première, devenue par on ne sait quel miracle, encombrante. En vérité, il n’y a point de miracle. Cette économie a connu en 1932 au Brésil une surproduction de café que le marché ne pouvait absorber. Le gouvernement de ce pays acheta la surproduction qui servit alors de combustible aux locomotives du réseau ferroviaire du pays. Près d’un siècle lus tard, un autre président d’un grand pays, Donald Trump, vole au secours des propriétaires américains qui n’arrivaient pas à écouler leur pétrole. Il faut dire que ce pétrole et ce gaz de schiste coûtaient cher à la production et n’arrivaient pas à tenir tête à la concurrence du pétrole conventionnel.
Aujourd’hui, on ne peut pas brûler le pétrole comme jadis le café brésilien. Trump pense alors offrir les aires de stockage de l’Etat fédéral pour accueillir le pétrole de ses amis en attendant que passe l’orage qui a fait dégringoler le prix du baril. La tempête qui a secoué le singulier marché du pétrole a été alimentée par deux événements. Le premier est le fruit de la féroce compétition entre les intérêts économiques et politico-stratégiques des Etats (2). Le second, c’est un «être naturel mais invisible» appelé Covid-19 qui a surgit dans un monde déjà ébranlé par une économie que l’on pensait obéir à la rationalité d’un marché. Lequel, dans sa supposée sagesse et puissance, finissait toujours par «sauver» le monde des affaires. Cet «être invisible» a bloqué la machine de l’économie mondialisée. La demande de pétrole qui était déjà rachitique a chuté brutalement car le monde, habituellement agité, a été frappé de paralysie. Les populations se sont repliées dans leurs demeures pour se confiner. D’aucuns pensent que cette séquence de l’histoire sera un mauvais souvenir et que le rituel de la vie paisible reprendra son rythme traditionnel.
Non. L’histoire ne s’arrêtera pas avec la fin du confinement. Un acteur sans visage mais qui porte le nom abstrait de «finance» semble être en embuscade pour lancer son assaut décisif. Jusqu’à présent, il coexistait «pacifiquement» avec son frère jumeau portant un autre prénom, «industrie». Durant cette coexistence, ce frère cadet grignotait petit à petit du terrain à son aîné. Ce dernier était content des services de son petit frère ; ça lui évitait de stocker son argent chez lui. Le petit frère, en grandissant, a accumulé des capitaux et s’est mis aux aguets, guettant les difficultés des entreprises pour s’emparer des usines parfois pour 1 euro, 1 dollar, 1 dinar symbolique. La fusion entre l’industrie et la finance s’est réalisée et l’épisode actuel d’un pétrole tarifé en dollar négatif, le 19 avril, est le signe du triomphe de la finance. Triomphe avec des hommes symboles de la finance qui ont déjà joué un rôle dans la tragi-comédie des surprimes qui n’étaient pas étrangers à la crise de 2008.
Cette bagarre à l’intérieur du monde financier en Occident intéresse sûrement des pays qui chercheront à mettre leur grain de sable dans le marché pétrolier pour des raisons politico-stratégiques (4). En effet, deux pays tiennent la dragée haute à l’Occident et notamment aux Etats-Unis. Le premier, la Russie, qui est l’objet de sanctions pour la récupération de la Crimée, n’a pas raté l’occasion pour «ennuyer» les Etats-Unis, en difficulté à cause de la baisse du prix du pétrole. Rappelons que cette baisse a affecté la rentabilité de son pétrole dérivé du gaz de schiste. Trump a utilisé son pion saoudien, Mohamed Ben Salman, pour intervenir auprès de Poutine afin qu’il se joigne à l’Arabie Saoudite dans sa politique de baisse de la production pour relever le prix du pétrole. L’occasion était bonne pour Poutine de renvoyer dans les cordes du ring ses deux adversaires qui ne manquaient aucune occasion de lui faire payer ses bonnes relations avec la Syrie et, surtout, avec l’Iran. Quant à la Chine, dont on connaît les relations tumultueuses avec Trump, elle va certainement sauter sur l’occasion pour acheter du pétrole bradé aujourd’hui. Et ce ne sont pas les moyens de stockage qui lui font défaut. Du pétrole «gratis», quelle aubaine pour ce pays qui a déjà redémarré sa production après sa maîtrise du coronavirus !
Sans être devin, avec un pétrole «délaissé» à cause du marasme économique, on prévoit facilement que les coûts de fabrication des produits chinois déjà compétitifs vont inonder encore plus le marché mondial. Que dire d’une situation si «comique» où la famille des chantres du libéralisme indépassable s’entredéchire et ce sont leurs ennemis idéologiques et leurs adversaires économiques qui tirent les marrons du feu ?
Qu’en sera-t-il du jeu de l’Algérie dont la dépendance aux recettes du pétrole est connue de tous les Algériens. Le pays pourra-t-il tirer profit de la qualité de son pétrole, de sa proximité géographique avec les gros consommateurs de cette énergie, de mieux négocier ses accords commerciaux sans y laisser des «trous» juridiques dans lesquels s’engouffrent ses partenaires ? Trous juridiques ou bien, et c’est plus probable, par corruption comme l’ont montré les scandales de ces dernières décennies.
A. A.
(Cinéaste)
Titre originel : «L’alliance» coronavirus-finance annonce la mort du gaz de schiste
(1) On connaît les ravages de la nature dans les territoires amérindiens causés par l’exploitation du gaz de schiste. J’espère que notre pays tournera le dos à l’avidité pour qu’elle regarde ailleurs, car le travail conjugué à l’intelligence est le meilleur remède pour sortir la tête de l’eau.
(2) «Que la philosophie marche sur ses pieds !». C’est une métaphore-boutade de Karl Marx qui critiqua Hegel pour qui ce sont les idées qui font l’histoire. Marx rétorqua que la dialectique de Hegel marchait sur sa tête et qu’il convenait de faire marcher la philosophie sur ses pieds. Pour Marx, ce sont les luttes de classe qui font l’histoire avec un grand «H».
(3) Lors des réunions de l’Opep, sont fixés les quotas de production des pays membres de cette organisation. Mais dans les coulisses, de féroces batailles se déroulent où interviennent les grands pays avec leurs compagnies nationales pour infléchir les décisions dans le sens de leurs intérêts. On se souvient de la dernière réunion bilatérale Russie-Arabie Saoudite qui s’est traduite par un échec qui poussa Trump à téléphoner à Poutine et Ben Salman. Peine perdue, car le bradage du pétrole de la nuit du 19 avril est la preuve que les coups de fil – ça marche chez nous –, les sourires et les flatteries ne valent pas même un kopeck devant les intérêts économiques et géopolitiques des Etats qui se respectent et tiennent compte de leur opinion publique.
(4) Il faut espérer que ces deux puissances évitent l’ivresse de la puissance de l’Occident pour qui les pays petits ou faibles comptent pour du beurre. Seront-elles sauvées par leurs cultures millénaires et la dialectique de l’histoire qui marche sur ses pieds et dont leurs dirigeants sont en principe nourris ? Il serait temps que nos médias s’intéressent un peu plus aux facteurs souterrains des relations internationales pour une lecture intelligente des relations internationales, afin d’éviter à l’opinion d’être bassinée par le charlatanisme des préjugés et de l’ignorance.
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