Kateb Yacine raconte le 8 Mai 1945
Par Sofia Ammad – Kateb Yacine, à peine âgé de 17 ans, se met à écrire un an après les événements de Sétif qui le frappent de plein fouet. Il en sort blessé mais doté d’une maturité exceptionnelle. On le voit dès mai 1947 prendre la parole à Paris dans une «Salle des sociétés savantes» où il ose évoquer «Abdelkader et l’Indépendance algérienne».
Il fréquente des petits hôtels où vivent les «épaves de la société algérienne en exil» ; il se nourrit de l’expérience des militants algériens à qui il va servir d’écrivain public pour leurs correspondances familiales, exprimant leur attachement et leurs espoirs, tout en dissimulant leurs secrets de l’exil difficile qu’ils ne veulent révéler, par pudeur …
Le 8 Mai 1945, sa vie a basculé, il est interné dans un camp militaire pour sa participation active à la manifestation de Sétif. Cette entrée brutale dans l’histoire brise le parcours du «jeune indigène» fréquentant la classe de 3e d’un collège ; Kateb Yacine fait l’expérience de la prison, il a 16 ans ; c’est dans les geôles coloniales qu’il émerge à la révolution et à la poésie :
«A partir de là, la classe ne m’intéressait plus après la prison. Ce qui m’intéressait, c’était la poésie avant tout. Mon père, bien qu’avocat, n’a pas su me dire non. En ce sens, mon arrestation a été bénéfique. Alors, je suis parti…»
L’incarcération, l’expérience de la prison lui ouvrent les yeux et le mettent au contact de son peuple qui deviendra matière pour ses conférences et son œuvre littéraire : «C’est en prison que j’ai découvert le peuple qui était là devant moi, mais que je n’avais jamais vu jusque-là… j’ai découvert là mes personnages.»
Kateb Yacine ne cessera jamais d’évoquer cette page d’histoire (discours – interviews – conférences) comme s’il avait une dette le liant à cet événement. Un devoir d’écriture pour que l’histoire du 8 Mai 1945 en Algérie soit connue de tous, pour que les martyrs de la liberté ne soient pas morts sans que le monde ne sache le pourquoi.
«Et la foule se mit à mugir : Attendre quoi ! Le village est à nous, vous les riches, vous couchez dans les lits des Français, et vous vous servez dans leurs docks. Nous, on a un boisseau d’orge et nos bêtes mangent tout. Nos frères de Sétif se sont levés.»
«C’est à ce moment-là aussi que j’ai accumulé ma première réserve poétique. Je me souviens de certaines illuminations que j’ai eues… Rétrospectivement, ce sont les plus beaux moments de ma vie. J’ai découvert les deux choses qui me sont les plus chères : la poésie et la révolution.»
Meurtri, Kateb Yacine l’est d’autant plus que sa mère entre en souffrance, profondément secouée par la violence, par l’horreur qui s’est abattue sur sa famille, sur la tribu de Guelma. Sa mère tant adorée entre en folie et vit l’internement psychiatrique le reste de sa vie. C’est avec cette meurtrissure qu’il fait dans sa première œuvre du 8 Mai 1945 un événement fondateur, constitutif de la naissance d’une patrie et d’une terre algérienne. L’intellectuel qu’il est devenu se nourrit à trois sources : Frantz Fanon, Jean Amrouche et Mouloud Feraoun. Enrichi de luttes souterraines, dès 1946-47, il fréquente les militants du PPA et prononce des conférences politico-littéraires. Il dote le 8 Mai 1945 d’une pertinence historique, en décrit l’histoire dans son premier roman Nedjma (1950). En 1949, Alger républicain recrute cet intellectuel bouillonnant de révolte qui, du haut de ses 20 ans, accentue la fracture vers la gauche du journal.
Dans ce journal, il trouve une fraternité, une position humaniste face aux problèmes coloniaux ; c’est avec une voix forte et libre qu’il occupe de nombreuses rubriques et rédige billet d’humeur, reportage, analyse de politique internationale et chronique littéraire. Alger républicain donne naissance à un journaliste à la sève indocile mais aussi à un romancier à la belle insolence intellectuelle.
Nedjma est une œuvre rebelle dont Kateb Yacine scénarise le flux par l’histoire objective. L’histoire du 8 Mai 1945 s’inscrit dans le roman, en devient le matériau, mais elle n’a rien à voir avec l’histoire des historiens, telle celle d’un Robert Ageron qui va présenter les manifestations du 8 Mai 1945 comme «une émeute armée». Alors qu’il s’agissait de manifestations revendiquant le droit à la liberté obtenu après que des milliers d’Algériens participèrent à la libération de l’Europe du joug nazi. Ageron parle de 50 000 émeutiers massacrant «indifféremment les Européens rencontrés : 103 morts, une centaine de blessés et mutilés, plusieurs viols». La répression aurait été impitoyable, nous dit-il, «à la mesure de la peur et de la haine des colons», 1 500 morts selon l’administration, Ageron évalue à son tour : «Sans doute y en a-t-il eu quatre ou cinq fois plus… La répression judiciaire confiée à des cours martiales aboutit à 1 476 condamnations pour 4 566 prévenus.»
A cette histoire falsifiée qui joue du montage et des chiffres, Nedjma oppose son sens de la vérité pour lever le voile sur l’autre histoire : «Le printemps était avancé. Il y a un peu plus d’un an, mais c’était la même lumière ; le jour même, le 8 mai, je suis parti à pied. Quel besoin de partir ? J’étais d’abord revenu au collège, après la manifestation ; les trois cours étaient vides. Je ne voulais pas le croire. J’avais les oreilles semblables à des tamis engorgés de détonations. Je ne voulais pas le croire. Je ne croyais pas qu’il s’était passé tant et tant de choses.»
Lakhdar – le double de Kateb – raconte sa stupeur face à l’énormité de l’événement, on voit aussi qu’il est allé à la manifestation en rêveur et en pacifiste épris de liberté : «Ce ne serait pas juste d’aller demander une arme à grand-père.»
Il rejoint la manifestation en compagnie du petit peuple – garçon boulanger, gargotier, paysans – qui déferlent pour célébrer la liberté qu’ils croyaient pour tous.
«Le peuple était partout, à tel point qu’il devenait invisible, mêlé aux arbres, à la poussière, et son seul mugissement flottait jusqu’à moi ; pour la première fois, je me rendais compte que le peuple peut faire peur.»
Kateb Yacine déconstruit l’écriture de l’histoire officielle algérienne pour remettre le peuple à sa juste place et en faire la véritable force de la Guerre d’Algérie qui commence en réalité le 8 mai 1945. Il évoque les forces d’inertie ; le riche avocat et le mufti qui jouent aux pacificateurs parce qu’ils ont peur pour leurs terres, pour leur argent ; déjà, la trahison d’une prétendue élite dont l’unique préoccupation était de conserver leurs petits privilèges. Kateb ose décrire ces alliances crapuleuses : «Les cadres flottent. Ils ont laissé désarmer les manifestants à la mosquée, par le commissaire aidé du mufti.»
Sous la plume de Kateb, le 8 Mai 1945 apparaît comme un mouvement populaire, un soulèvement de gueux, une émeute de la faim et de la misère. C’est à travers des détails significatifs que Kateb Yacine fait la leçon aux prétendus historiens. Sans leader, sans stratégie, une manifestation a fait face à des automitrailleuses redoutables, «des armes américaines toutes neuves». Kateb raconte le tragique de l’évènement dans son horreur ; ce cultivateur aux yeux bleus sanglotant, aux os brisés à coups de crosse, qui ne peut réassembler ses membres. Avec la douleur et la souffrance du peuple algérien, Kateb Yacine construit l’histoire cachée, censurée par les historiographes coloniaux. Il livre l’information sur la torture, dit l’enfer de La Question ; il dissèque la souffrance quand Lakhdar subit le supplice de la baignoire, il reçoit les coups de cravache et il sent son corps partir en morceaux : «Il ne sentait plus sa tête. Le reste de son corps était apparemment indemne ; seconde par seconde, une douleur lointaine et fulgurante se localisant dans les reins, aux genoux, à la cheville, au sternum, à la mâchoire.»
Kateb Yacine gifle la conscience de tout lecteur, il élève un monument à la souffrance des Algériens. Kateb transforme la prison en source qui se transforme en romancier reporter, narrant l’armée qui «barre l’avenue centrale tirant sur les haillons», la police et les colons qui «opèrent dans les quartiers populaires», les rafles «suggérées par les colons organisés en milices populaires», «les corps exposés au soleil». Le texte fourmille de détails, de précisions, le reporter enregistre une conversation ordinaire qui en dit long sur les revers de l’Histoire :
«La France est pourrie. Qu’on nous arme et qu’on nous laisse faire. Pas besoin de loi ici. Ils ne connaissent que la force. Il leur faut un Hitler.»
Nedjma est une ode à l’Algérie dont la colère gronde pour annoncer des temps nouveaux : «J’ai ressenti la force des idées.
J’ai trouvé l’Algérie irascible. Sa respiration…
La respiration de l’Algérie suffisait.
Suffisait à chasser les mouches.
Puis l’Algérie elle-même est devenue…
Devenue traîtreusement une mouche.
Mais les fourmis, les fourmis rouges.
Les fourmis rouges venaient à la rescousse.
Je suis parti avec les tracts.
Je les ai enterrés dans la rivière.
J’ai tracé sur le sol un plan…
Un plan de manifestation future.
Qu’on me donne cette rivière, et je me battrai.
Je me battrai avec du sable et de l’eau.
De l’eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai.
J’étais décidé. Je voyais donc loin. Très loin.
Je voyais un paysan arc-bouté comme une catapulte.
Je l’appelai, mais il ne vint pas. Il me fit signe.
Il me fit signe qu’il était en guerre.
En guerre avec son estomac, Tout le monde sait…
Tout le monde sait qu’un paysan n’a pas d’esprit.
Un paysan n’est qu’un estomac. Une catapulte.
Moi j’étais étudiant. J’étais une puce.
Une puce sentimentale… Les fleurs des peupliers…
Les fleurs des peupliers éclataient en bourre soyeuse.
Moi j’étais en guerre. Je divertissais le paysan.
Je voulais qu’il oublie sa faim. Je faisais le fou. Je faisais le fou devant mon père le paysan. Je bombardais la lune dans la rivière.»
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