L’euthanasie économique
Par Mesloub Khider – Quoique la mort constitue l’étape finale naturelle de notre vie, elle semble, grâce notamment aux progrès extraordinaires de la médecine, avoir disparu de notre univers mental et de notre perception visuelle. En particulier, dans les sociétés développées où l’espérance de vie ne cesse d’augmenter, où les guerres et les famines ont disparu de leur paysage social. Ainsi, les limites de la mort ont été considérablement reculées, au point où la vie s’apprêterait à tutoyer l’immortalité, selon les vœux de nombreux bonzes amateurs de sciences fictions. En effet, la tentation de prolonger indéfiniment la vie occupe le cerveau de certains scientifiques extravagants.
De nos jours, la mort est vécue comme un échec de la médecine et de la société, qui n’ont pas su pérenniser la vie. La mort est devenue un affront à la dignité de l’homme moderne pétri d’orgueil scientifique. Presque un scandale. Voire une anomalie. Pourtant, hier encore, la mort fauchait des êtres à la fleur de l’âge : la mortalité infantile était très répandue, celle des femmes lors de l’accouchement était également fréquente. La mort rythmait le cours de l’existence, elle partageait la vie de nos aïeux à la longévité très brève. Le deuil habitait leurs maisons dès le seuil de la vie, souvent abrégée par la maladie ou la malnutrition. Les cimetières ceinturaient leur village où étaient érigés comme des monuments au centre du village constamment endeuillé. Les enterrements cadençaient la vie des villageois. La mort, l’enterrement et le deuil réglaient la vie ritualisée de nos aïeux. Ces moments étaient solennisés. La mort côtoyait amicalement la vie. Toutes les deux cheminaient ensemble à un rythme accéléré, la mort triomphant de la vie, rapidement essoufflée faute de nourriture et de médication.
Aujourd’hui, tous ces rites funèbres ont disparu du paysage. La mort est occultée. Elle est devenue un sujet tabou. De nos jours, dans les villes, la majorité des personnes meurent à l’hôpital, souvent dans la solitude, après avoir été maintenues en survie à l’aide d’appareils médicaux déshumanisés afin de prolonger leur vie pourtant morbide.
Si les instances médicales œuvrent à la sauvegarde de la vie des malades, d’aucuns préfèrent échapper à leur acharnement thérapeutique. Pour abréger leurs souffrances, leur déchéance physique, certains revendiquent leur droit à mourir dans la dignité par le recours à l’euthanasie. Selon les partisans de l’euthanasie, certes, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade, mais il ne doit pas s’obstiner déraisonnablement à se livrer à une persécution thérapeutique pour prolonger abusivement la vie. L’euthanasie désigne la volonté du malade de choisir de mourir dans la dignité, sans souffrance. Ce terme, à l’étymologie grecque, signifie «la bonne mort», la mort douce et sans souffrance.
Dans la majorité des pays, l’euthanasie est considérée comme un crime de meurtre passible de réclusion. Au plan de l’éthique, selon les règles de déontologie, le corps médical n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort d’un malade. Mais, dans les faits, est pratiqué ce que l’on peut qualifier de «lente euthanasie». On distingue deux formes d’euthanasie : l’euthanasie passive et l’euthanasie active. Dans la première forme passive, devant un malade en phase terminale, le corps médical cesse tout traitement devenu inopérant et débranche éventuellement les appareils de survie. L’euthanasie dite passive s’assimile juridiquement à une abstention volontaire de porter assistance à une personne en péril et elle est punissable d’une peine d’emprisonnement. Dans la seconde forme active, à la demande expresse du malade désireux d’abréger ses souffrances, un parent ou un médecin l’aide à mourir afin de le délivrer d’une vie devenue indigne d’être vécue.
La question de l’euthanasie s’invite souvent dans le débat. Contre la dépénalisation de l’euthanasie, les détracteurs de l’euthanasie invoquent les risques de dérapages, d’abus. Si l’euthanasie est légalisée, la tentation de supprimer des personnes considérées comme inutiles, infirmes, vieillards vulnérables, est grande. C’est accorder au corps médical le droit de donner la mort.
Si l’Etat condamne, à juste titre, l’euthanasie médicale, a-t-il le droit, lui, de se livrer à l’euthanasie économique ? La question mérite d’être posée à la faveur de la pandémie du Covid-19. Car, par leur incurie criminelle en matière de gestion de la crise sanitaire du coronavirus, les gouvernements ont perpétré une véritable euthanasie passive, assimilée judiciairement à une abstention volontaire de porter assistance à des personnes en danger de mort, crime punissable d’emprisonnement.
«La vieillesse est un naufrage», a dit Chateaubriand. Mais est-ce une raison pour favoriser son chavirement létal, la précipiter dans l’outre-tombe ? Or, avec la pandémie du Covid-19, les personnes âgées ont été les principales victimes du virus, décédées dans les hôpitaux sous-équipés ou dans les maisons de retraite transformés en mouroir. En tout état de cause, les autorités étatiques ne pouvaient ignorer la vulnérabilité des «vieillards» face au virus. Les seniors constituent une cible de choix du virus en raison de leur fragilité physique et de leur comorbidité. Aussi les maisons de retraite, cibles privilégiées du virus, devaient-elles faire l’objet d’une sécurisation optimale, d’un confinement total pour protéger les résidents de toute contamination. Telle n’a pas été la politique sanitaire des gouvernements de la majorité des pays, notamment de la France, de l’Italie, de l’Espagne, des Etats-Unis, du Canada. Tout s’était passé comme si la mort de ces centaines de milliers de «vieux» avait été délibérément provoquée par l’incurie de la gestion sanitaire, matérialisée par l’absence de mesures de prévention efficaces destinées à protéger les maisons de retraite. Autrement dit, par la faillite de l’Etat, illustrée par ses manquements criminels, sa gabegie génocidaire. La responsabilité de l’Etat dans cette tragédie du Covid-19 est manifestement avérée, sa culpabilité établie.
Certes, ce n’est pas la première «civilisation» à s’adonner au rite de l’élimination des «vieillards», même si ce n’est pas pratiqué de manière ritualisée, permanente, mais circonstancielle comme lors des deux premières Guerres mondiales où le grand capital international a sacrifié plus de 80 millions d’individus afin de déterminer quelle puissance impérialiste aurait l’hégémonie sur l’économie mondiale. D’autres sociétés archaïques se livraient à ces sacrifices des aînés. En effet, dans certaines sociétés primitives, les «vieux» étaient abandonnés. Les Yakoutes, en Sibérie, expulsaient leurs aînés. Les Koriaks les éliminaient. Les Esquimaux les laissaient périr dans la neige. Les Tchouktches les étranglaient après leur avoir réservé un ultime hommage offert sous forme d’une cérémonie festive. D’autres les bannissaient, livrés à eux-mêmes en pleine nature.
Néanmoins, sa mise en œuvre en pleine société technologiquement avancée pose problème. Elle interpelle notre conscience. De toute évidence, elle révèle la faillite du système capitaliste, la confirmation de son inhumanité, de sa barbarie. En effet, comment interpréter cette incurie criminelle dans la gestion sanitaire du Covid-19, sinon comme une véritable opération d’«euthanasie économique» orchestrée par les gouvernements, exécutée au nom de la rigueur budgétaire, responsable de l’impréparation logistique sanitaire et de la pénurie des équipements médicaux. Que des grandes puissances économiques se révèlent incapables de protéger leurs aînés est moralement scandaleux. Qu’elles abandonnent les seniors dans les maisons de retraite sans soins, sans tests, sans protection, est humainement révoltant.
D’autant plus que, pour prendre l’exemple de la France, selon le journal Le Canard enchaîné publié le 22 avril, une circulaire ministérielle du gouvernement français du 19 mars «suggérait de limiter fortement l’admission en réanimation des personnes les plus fragiles», sous couvert d’éviter l’acharnement thérapeutique (sic), mais en vérité par manque de lits pour les plus jeunes. Le Canard s’interroge : «Les vieux ont-ils été privés de réanimation ?» Il se demande si «cette circulaire du ministère de la Santé n’aurait pas conduit à une aggravation du bilan de l’épidémie pour les patients les plus âgés». Toujours selon Le Canard, d’après un «tableau de bord» de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (APHP), 19% des patients placés en réanimation étaient âgés de 75 ans ou plus le 21 mars, soit deux jours après la diffusion de la circulaire, contre seulement 7% le 5 avril, soit 17 jours plus tard. Un taux qui serait passé de 9% à 2% pour les plus de 80 ans sur la même période. Un aide-soignant travaillant dans un Ephad de la région parisienne avait fait état d’une tendance comparable dans son établissement : «Lors de ma dernière garde, on nous a clairement dit que si quelqu’un allait mal pendant la nuit, il ne fallait pas appeler les urgences car entre une personne de 70 ans et de 40 ans le choix était clair. C’est la pire chose que l’on puisse entendre en tant que soignant.»
En l’espèce, il s’agit d’une véritable opération d’«euthanasie économique», autrement dit d’une extermination des plus faibles, exécutée au nom de la refondation d’un nouvel ordre économique numérisé-ubérisé, dominé par le télétravail, purgé de ses infrastructures productives et tertiaires obsolètes et de ses populations laborieuses marginales surnuméraires. Curieusement, «l’euthanasie économique» des personnes âgées et vulnérables, opérée à la faveur de la pandémie du Covid-19, a une résonnance historique avec une pratique de l’état nazi appelée l’Aktion T4, programme d’extermination de plus de 300 000 Allemands handicapés physiques et mentaux. L’Aktion T4, appelé aussi «programme d’euthanasie», est un véritable protocole d’élimination des handicapés physiques et mentaux mis en œuvre dès 1939 à la demande expresse d’Adolphe Hitler. Au reste, il n’est pas inutile de relever que le terme euthanasie contient le mot nazi (euthanazi). L’Etat nazi voyait ces personnes comme une charge pour la société, n’ayant aucune utilité pour la nation (sic). Les personnes à exterminer étaient sélectionnées par les médecins et réparties en trois groupes : celles souffrant de maladie psychologique, de sénilité ou de paralysie incurable ; celles hospitalisées depuis au moins cinq ans et, enfin, celles internées comme aliénés criminels, les étrangers et celles qui étaient visées par la législation raciste nationale-socialiste. Dans l’optique des nazis, les faibles d’esprit et tuberculeux, les enfants atteints de malformations et les vieillards malades étaient des individus improductifs, antisociaux mais, surtout, un fardeau social pour le système sanitaire et financier de l’Etat. Ils étaient considérés comme de véritables «choses inutiles». Aussi l’assistance de ces personnes était-elle un gaspillage, en particulier dans un contexte où la nation devait concentrer toutes ses énergies sur la guerre (aujourd’hui, en 2020, pour le moment la guerre est économique mais elle ne va pas tarder à se transformer en conflagration armée généralisée). Les arguments eugéniques et d’hygiène sociale visant la création d’une pure race germanique (aujourd’hui le système capitaliste, avec sa tentative de reconfiguration économique sur fond d’euthanasie de l’économie obsolète, vise à créer une nouvelle race de producteurs numérisés et de consommateurs d’e-commerce, autrement dit une société sans usines et sans commerces physiques de proximité, devenus coûteux, désuets) se mêlaient aux exigences utilitaristes, chères aux libéraux.
Quoi qu’il en soit, les gouvernements ne peuvent s’exonérer de leur responsabilité dans cette tragédie, en arguant qu’ils ignoraient la menace de l’épidémie du coronavirus. Depuis plusieurs années, les scientifiques n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme. La communauté scientifique mondiale, les autorités médicales internationales (OMS), comme les gouvernements de tous les pays étaient informés de la menace d’une épidémie liée aux coronavirus. Particulièrement vrai depuis la crise du Sars. En effet, au début du XXIe siècle, le Sars (Syndrome respiratoire aigu sévère) a été la première maladie grave et hautement transmissible à émerger en 2002-2004. Cette première épidémie à coronavirus avait déjà, dans une planète transformée en marché d’échanges multiples et en espace de grande mobilité, provoqué des répercussions économiques déstabilisatrices. De même, cette épidémie du Sars avait déjà soulevé des interrogations sur la capacité des gouvernements à mettre en œuvre une gestion sanitaire de grande ampleur pour enrayer la propagation du virus. En 2012, une seconde alerte épidémique s’était déclarée avec l’apparition du Mers-CoV signalé en Arabie Saoudite.
Depuis l’apparition de ces épidémies, de nombreux rapports scientifiques ont alerté les autorités gouvernementales sur la menace d’une épidémie liée à ces virus. Pour parer à toute propagation du virus, comme moyens prophylactiques, parmi les préconisations, les scientifiques recommandaient l’usage massif du dépistage et le port des masques. Ainsi, toutes ces menaces virales étaient connues de tous les Etats. De même, sur le fondement des recommandations de l’OMS et des scientifiques, tous les Etats étaient informés sur la nécessité d’investissement dans la recherche afin de développer des vaccins, sans oublier l’investissement dans les infrastructures hospitalières, les équipements médicaux, pour assurer une rapide et efficace prise en charge médicale dans l’éventualité du surgissement d’une épidémie. Or, comme on le constate dramatiquement aujourd’hui, aucune politique de santé préventive n’a été instituée. Des années durant, l’ensemble des Etats ont délibérément ignoré les recommandations des scientifiques et refusé de développer une politique de santé systématique et préventive. Au contraire, au nom de la rigueur budgétaire, ils ont procédé au démantèlement du secteur hospitalier et à la réduction drastique des effectifs des personnels soignants.
Pour le capitalisme, les dépenses de prévention sont «improductives» – c’est-à-dire ne produisent pas de profit. Aussi l’Etat, organe de domination de classe, alloue-t-il un financement dérisoire à ce poste budgétaire jugé comme «stérile».
Comment expliquer cette barbarie à visage démocratique (capitaliste) ? En premier lieu, comme on l’a souligné plus haut, du fait des restrictions budgétaires, responsables ces dernières années du démantèlement des hôpitaux et de la réduction des effectifs des personnels soignants. Mais, plus globalement, cette politique sanitaire dépourvue d’humanité s’inscrit dans une «philosophie» de l’existence libérale où l’intérêt individuel prime sur les besoins primordiaux collectifs, conception particulièrement répandue parmi les classes dirigeantes, au sein des instances gouvernementales et entrepreneuriales. La mondialisation libérale a converti l’ensemble des dirigeants à la logique comptable en matière de rapports sociaux. Pour cette pensée marchande étriquée, l’homme n’est pas la fin de l’organisation sociale et politique mais seulement le moyen. Enserré dans l’idéologie du culte de la performance et de la compétition, l’homme est assujetti à des impératifs économiques supérieurs : la conquête des parts de marché, l’accroissement de la productivité, l’expansion de la rentabilité des capitaux, l’extension illimitée de l’économie libidinale de la jouissance personnelle et du divertissement individuel. De là s’explique que, pour le système capitaliste, les individus ne sont dignes d’intérêt que dans la mesure où ils constituent une marchandise active, un objet dynamique capable lui-même de consommer d’autres objets. Dès lors qu’ils perdent leur force productive et leur dynamique consommatrice, autrement dit ils vieillissent, ils deviennent des objets à charge, un coût. Aussi la reconnaissance de leur qualité humaine et de leur dignité sociale disparaît-elle au sein de la société capitaliste. Corrélativement, doivent-ils se résoudre à accepter leur disparition, leur dépérissement ? Pour les gouvernants, les personnes âgées ne constituent qu’un amas d’objets rouillés destinés à être jetés à la casse.
En vertu de la conception de l’obsolescence programmée chère aux libéraux, à l’instar de Schumpeter, fondateur de la théorie de la «destruction créatrice», les personnes fragiles, invalides, âgées, inutiles, devenues surnuméraires, doivent ainsi abréger leur durée de vie, autrement dit se laisser mourir, du coronavirus ou de quelque maladie chronique inoculée par le système capitaliste pathogène. Ou plus exactement, c’est l’Etat qui se charge d’abréger leur durée de vie par leur mise à mort précipitée. Au moyen de l’application de la politique d’«euthanasie économique», dans le cadre de la conception malthusienne, cette mort volontaire organisée par les gouvernements par leur incurie volontaire, pour résoudre à leur manière scélérate la question des retraites et du déficit de la sécurité sociale, de la démographie surnuméraire.
Qu’importe le moyen, l’essentiel est la disparition des «vieux», des fragiles, pour être remplacés par une nouvelle génération réifiée de producteurs et de consommateurs. La propagation mondiale de cette doctrine virale libérale utilitariste a infecté toutes les classes dirigeantes, pour qui l’avoir a remplacé l’être, la quantité a effacé la qualité, l’esprit marchand a englouti les valeurs morales. Aussi, dressés comme des machines à commander, accoutumés à observer la vie que par le prisme de la quantité, des statistiques, des courbes et des nombres, les technocrates modernistes sont-ils dépourvus de toute empathie, incapables d’évaluer l’impact inhumain de leurs décisions. Avec leur logique comptable, leur cerveau en forme de calculette, la vie devient une abstraction, la société une irréalité, les rapports humains sont réifiés, la gouvernance chosifiée. Pour dissimuler leur incompétence, ils se dissimulent derrière les courbes statistiques, les chiffres comptables. Leur reproche-t-on la réduction des lits d’hôpitaux, les technocrates s’abriteront derrière les restrictions budgétaires ; la défaillance des équipements médicaux (masques, tests), ils brandiront, dans un langage technique abscons, l’argument de la conformité aux règles comptables exigées par les instances économiques supranationales, garantes d’une gestion optimale en matière de sécurité établie selon les normes de fonctionnement en flux tendu en cours dans toutes instances gouvernementales…(sic). Leur présentera-t-on un tableau dramatique du nombre de femmes et d’hommes morts du fait du Covid-19, ils ne verraient qu’abstraction chiffrée et non une réalité humaine décimée.
M. K.
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