L’immaturité de la société fait échouer le Hirak
Par Youcef Benzatat – On ne peut plus continuer à croire aveuglément que le Hirak est une grande révolution populaire qui va changer les fondements du pouvoir, pour établir un Etat de droit, civil et démocratique. La révolution qui avait pourtant bien démarré, avec un peuple uni et déterminé à prendre le pouvoir, a échoué.
Bien que la reprise des manifestations avec la fin de la trêve observée pour cause du coronavirus soit sans doute au rendez-vous, tellement profond est le désir et la volonté de la population de changer de système de pouvoir pour créer les conditions au minimum d’une justice sociale urgente parce que vitale. Que sa détermination à aller jusqu’au bout est certes irréversible, car il n’y a plus de relation de confiance avec le système de pouvoir en vigueur depuis l’accès du pays à l’indépendance. Et que plus rien ne pourra plus restaurer cette confiance, que le changement radical du système de pouvoir qui garantirait une justice sociale, dont les mécanismes se rendent transparents par une véritable dynamique de développement créatrice de richesses et, par conséquent, d’une offre d’emploi abondante. Mais le désir et la volonté à eux seuls ne suffisent pas à une population pour faire aboutir une révolution, en renversant un système de pouvoir réactionnaire et élire un pouvoir révolutionnaire. Pour ce faire, l’unité du peuple autour d’un intérêt commun est décisive.
Si la révolution a d’emblée échoué, ce n’est certainement pas à cause du manque de volonté et de désir chez la population, ni même à cause de la résistance du pouvoir dans ses offensives contre-révolutionnaires. La cause de cet échec est manifestement l’immaturité de la population, des élites et de la société civile en générale, qui ne sont pas suffisamment préparés à faire le saut vers de nouvelles dispositions du vivre-ensemble, avec, en perspective, la refondation d’un Etat souverain, désaliéné de toute instance qui lui est extérieure, notamment religieuse et identitaire, et la consécration d’une citoyenneté fondée sur un humanisme qui transcenderait toute identification religieuse, ethnique et idéologique, où chaque citoyen et chaque citoyenne se sentiraient respectés et représentés.
Pour qu’une révolution populaire puisse venir à bout d’un système de pouvoir réactionnaire, il lui est nécessaire au préalable de s’exprimer à travers l’unité du peuple autour d’un intérêt commun, pour faire valoir son autorité sur un pouvoir à disqualifier, considéré désormais comme illégitime.
C’est cette absence d’unité du peuple qui a fait défaut à la révolution du 22 Février et dont la réalisation est devenue impossible du fait d’intérêts antagoniques entre groupes clivés, qui est symptomatique de cette immaturité de la société dans sa globalité. Cette immaturité est la conséquence d’une projection structurelle de la société dans deux idéologies antagoniques qui s’identifient l’une et l’autre dans un champ civilisationnel transnational ; d’une part, la civilisation arabo-islamique pour la plus majoritaire et en concurrence, une entité identitaire régionale, nord-africaine, identifiée comme une communauté ethnique.
Aussi bien pour l’une que pour l’autre, la nation, l’Etat et la citoyenneté qu’elles projettent ne peuvent fédérer autour d’elles, ni pouvoir représenter la totalité du peuple. Par conséquent, la division du Hirak est consommée. Les élites de l’une des parties comme de l’autre ont aggravé cette division, en faisant chacune la promotion de son camp à travers des médias interposés et des slogans distillés massivement pendant les manifestations. Les réseaux sociaux ont achevé le clivage en reprenant en masse les orientations des élites. La vulnérabilité de la population qui est aliénée dans l’imaginaire mythologique religieux, d’une part, et dans le sentiment d’appartenance à un groupe ethnique spécifique d’autre part, ont facilité la réception et l’intériorisation de la propagande orchestrée par les élites des deux groupes antagoniques.
L’immaturité de la société dans son expression révolutionnaire s’est aussi manifestée à travers un clivage entre groupes sociaux en termes de classes sociales. Aussi bien dans un camp comme dans l’autre, les élites ne concevaient pas la dynamique révolutionnaire prioritairement en termes de justice sociale. Ce qui comptait en premier était la promotion idéologique pour laquelle ils militaient. Elles étaient animées prioritairement par une volonté d’accès au pouvoir à travers un succès espéré de leurs idéologies respectives dont ils seraient les représentants légitimes. La revendication de la justice sociale dans leurs discours respectifs était plus accessoire que fondamentale. D’ailleurs, nombreux parmi les élites qui, après avoir pris conscience que la révolution avait avorté, ont commencé à adopter une position de reflux, signe d’une allégeance implicite au pouvoir en place pour une éventuelle clientélisation. D’autres, plus cyniques, se sont vite rangés du côté du pouvoir contre une promotion immédiate dans l’administration ou dans le groupe gouvernemental. Que ce soient des politiques, des personnalités nationales ou des médias, ils ne représentent en rien le peuple et ses intérêts dont ils ne se sentent pas en définitive solidaires. Seul compte leur intérêt de classe et le meilleur parti à tirer de la révolution, que ce soit à travers son échec ou de son triomphe.
Comme en 1988, la société algérienne n’est toujours pas suffisamment mûre pour conduire une révolution populaire vers le triomphe. La désaliénation de la population de ce clivage antagonique sera la clé pour la réussite d’une nouvelle révolution à venir et au mieux du redressement de la trajectoire de la révolution en cours par l’investissement d’une élite authentiquement révolutionnaire et non pas opportuniste comme celle qui vient de la faire échouer.
Y. B.
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