Le Mouvement populaire du 22 Février face au dilemme identitaire
Par Youcef Benzatat – Jamais le débat public en Algérie sur le concept de nation algérienne, sur l’identité nationale, sur la question des langues n’a connu autant d’intérêt depuis l’indépendance nationale que depuis l’avènement du Hirak, le 22 février 2019.
Que ce soit dans les médias ou sur les réseaux sociaux, ces questions occupent le centre des débats, rarement apaisés, souvent polémiques et le plus souvent violents. Cette violence qui peut paraître a priori normale, étant donné l’importance de ces questions dans la perspective d’édification d’un Etat nation fondé sur le droit, la démocratie et la citoyenneté, qui est un fait nouveau dans l’histoire du pays, est, compte tenu de ses excès, dû à deux problèmes majeurs qui affectent la société algérienne.
Le premier problème concerne l’immaturité de la société, qui est aliénée en majorité dans l’imaginaire mythologique religieux, les structures sociales patriarcales et son identification à une appartenance ethnique et tribale respective. Ce problème voile la perspective d’un intérêt commun inhérent à la société, en empêchant l’émergence d’un débat sur des bases pragmatiques au sens philosophique, pourtant nécessaire et essentiel pour l’édification d’un Etat national fondé sur ces principes.
Le second problème qui lui est sous-jacent est, lui aussi, caractérisé par l’immaturité, cette fois-ci, celle des élites à l’œuvre dans l’orientation du débat, responsable en grande partie de cette violence caractérisée dans la société.
Les élites se rendent délibérément coupables de cette violence en versant dans le débat des arguments en adéquation avec les termes dans lesquels la société est aliénée au lieu de les transcender pour structurer un intérêt commun en perspective d’une refondation de l’Etat nation.
Partout, la distribution des élites dans la structure du débat obéit à celle des segments de la société identifiés par les clivages dûs à ces aliénations.
L’immaturité des élites dans ce cas apparaît comme la conséquence d’une préoccupation secondaire par rapport à la nécessité d’édification d’un Etat nation qui se traduit par un investissement dans l’intérêt particulier au segment auquel on croit appartenir naturellement, au lieu d’un investissement dans l’intérêt commun à la société dans sa globalité, qui transcenderait ses particularismes tenus pour des reflux au processus d’édification de l’Etat nation.
Cette violence délibérée que diffusent les élites dans la société représente en fait un danger irrémédiable sur la paix civile et ne peut en aucun cas déboucher sur une quelconque refondation d’un Etat nation dans lequel tout citoyen et toute citoyenne se sentiraient représentés et respectés.
Si pour certains, s’appuyant sur le discours colonial français, l’idée de nation algérienne se confond avec l’avènement de l’indépendance de l’Algérie en 1962, pour d’autres, reprenant à leur compte le discours du pouvoir algérien hérité de l’indépendance nationale, la nation algérienne a pour point de départ l’avènement de l’islam au VIIe siècle ; pour d’autres encore, ce point de départ remonte à 950 avant Jésus Christ, avec l’intronisation de l’Amazigh Sheshonq Pharaon d’Egypte.
Ces interprétations du point de départ de l’Etat national algérien sont pourtant tout autant erronées, absurdes et anachroniques.
«Dans l’antiquité, il n’y avait, certes, pas d’Etat algérien, parce que les nations et les Etats modernes n’existaient pas tout simplement, pour des raisons qui relèvent, non de l’histoire mais des préoccupations de pouvoir s’articulant sur l’idéologie.» (1) Alors que les Etats et les nations n’ont commencé à se former que bien plus tard. En France, ce n’est qu’à partir du XVe siècle que commença à se cristalliser l’idée de la nation française, les Etats-Unis d’Amérique en 1776 et plus récemment encore l’Italie qui réalisa son unification qu’en 1870.
Situer le point de départ de l’Etat nation algérienne à 950 ans avec l’intronisation de l’Amazigh Sheshonq Pharaon d’Egypte est historiquement anachronique. Car, pour pouvoir lever une armée et partir à la conquête de la civilisation la plus puissante de l’époque, en l’occurrence l’Egypte pharaonique, ensuite la battre et s’emparer de son trône, il aurait fallu au minimum que cette armée soit aussi puissante et aussi organisée et disciplinée. Or, l’embryon de la première civilisation apparue dans la région où naquit Sheshonq – à savoir le Sud constantinois actuel selon les historiens, soit environ à une cinquantaine de kilomètres, entre l’actuelle commune de Sigus et Aïn Fekroun – et qui était capable potentiellement de lever une armée, se situe aux environs du IIIe siècle av. J.-C., avec Massinissa comme roi, qui fut le premier à avoir unifié la Numidie et s’être doté d’une armée. Car, pour lever une armée, il aurait fallu au préalable le développement de structures urbaines, l’apparition d’une classe sociale susceptible de verser l’impôt pour payer les soldats, leur acheter des armes, les entraîner au combat et entreprendre un long voyage jusqu’en Egypte. Alors que Sheshnoq avait vécu au Xe siècle avant notre ère, soit sept siècles avant l’apparition du premier royaume dans la région, celui de la dynastie de Massinissa, descendant de Gaïa son père et de Zelalsan son grand-père, qui avaient certainement posé les premiers jalons du royaume numide et que Massinissa avait consolidé.
Cependant, selon l’avis du grand géographe et spécialiste du Maghreb, Yves Lacoste, les frontières du Maghreb entre l’Algérie, le Maroc et la Tunisie sont les plus anciennes frontières des Etats du monde. En fait, c’est aux environs des IVe-IIIe siècles av. J.-C. qu’apparaissent nettement des entités politiques avec des frontières distinctes en Afrique du Nord. Elles peuvent être ramenées à trois royaumes : à l’Ouest, le royaume des Maures (le Maroc actuel) approximativement dans ses frontières contemporaines ; le royaume des Masaesyles partageait ses frontières à l’ouest avec celles des Maures, et à l’est avec celles du royaume des Massyles, qui représentait le territoire de la Numidie, qui partageait, de son côté, ses frontières à l’est avec les territoires contrôlés par Carthage, qui deviendra la Tunisie actuelle.
Certes, les frontières entre ces Etats n’ont pas cessé de connaître des fluctuations au gré des rapports de forces qu’ils exerçaient les uns contre les autres, tout le long de l’histoire. Néanmoins, la configuration globale héritée de cette époque ne cessa de tendre vers leur stabilisation au cours de l’histoire jusqu’à leur tracé actuel. Cette logique ne s’appliquera pas, cependant, à la frontière qui sépare les royaumes Massyle et Massaesyle. L’évolution de ces deux royaumes connaîtra un sort particulier. La frontière, qui les sépare et que l’on situe à l’embouchure d’oued El-Kébir, disparaîtra souvent à l’occasion d’unifications provisoires de ces deux royaumes, au profit de l’un ou de l’autre, par l’annexion du territoire du vaincu au cours de guerres fratricides interminables entre eux. C’est ainsi que le royaume Massaesyle sous le règne de son roi Syphax, qui recouvrait la plus grande partie du nord de l’actuelle Algérie, incluant le Sud constantinois, s’étendit à la fin du IIIe siècle av. J.-C sur la totalité de son territoire, suite à la conquête qu’il réalisa du royaume Massyle de Massinissa. Le royaume Massaesyle eut pendant cette période deux capitales, l’une à l’ouest, Siga, et l’autre à l’est, Cirta, toutefois en gardant le siège du pouvoir central à l’ouest. A son tour, le roi numide Massinissa annexa une grande partie du territoire massaesyle vers la moitié du IIe siècle av. J.-C, après avoir pris le dessus sur son rival Syphax. Peu après, lorsque Scipion, à la tête de l’armée romaine, écrasa l’armée carthaginoise commandée par Hannibal, une longue période de dépendance politique de l’Afrique du Nord commence.
Mais l’imaginaire, les représentations de soi et du territoire, les constituants de la mémoire collective des Algériens seront sensiblement structurés autour de l’unité réalisée au cours de sa période de formation initiale, dans la rivalité entre ses deux versants Massaesyles et Massyles. Leur culture, leur langue et leurs traditions ont subsisté jusqu’à nos jours. Cependant, ils continueront à s’enrichir un peu plus, à chaque fois, par l’apport des civilisations qui se sont succédé sur leur territoire, particulièrement par la culture de la civilisation arabo-islamique, qui a duré le plus longtemps, et dont l’influence sera la plus significative. Un enrichissement qui a profondément bouleversé aussi bien la composante humaine que la culture.
On ne peut dans ce cas, à la lumière de son évolution historique, se permettre de donner un point de départ à la nation algérienne arbitrairement, en fonction de l’idéologie ou du segment d’aliénation dans lequel on se sent le plus proche naturellement.
En renvoyant la période antérieure de son passé à une quelconque Jahiliya, selon la terminologie du lexique arabo-islamique, «intimement liée aux bouleversements introduits par la colonisation française, à partir de 1830» (2) ou encore à une référence sans fondements historiques, par suite de l’intronisation d’un personnage alibi comme pharaon d’Egypte pour les besoins de l’idéologie.
Y. B.
(1). Gilbert Meynier, L’Algérie des origines, de la préhistoire à l’avènement de l’islam, Paris, La Découverte, 2007
(2). Une contribution de Ramdane Hakem – «Aux racines du nom de l’Algérie», Algeriepatriotique, 19 mai 2020.
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