Contribution – Ahmed Taleb Ibrahimi : le faussaire de l’identité algérienne
Par Abdelaziz Boucherit – Nous vivons en marchant sur la tête depuis l’indépendance, avec les séquelles insalubres des slogans trompeurs, encore vivaces dans nos esprits. Une vérité tronquée et souillée, mise en place par les esprits chagrins, continue d’opérer, toute honte bue, pour consolider le système actuel de gouvernance ; un système politique illégitime, délétère et insidieux. Une époque incertaine parsemée de dangers a eu raison de nos compatriotes intègres. L’euphorie et l’espérance d’une liberté acquise, de haute lutte jusqu’à l’indépendance, par tout le peuple a été de courte durée, à cause d’un clan au service d’une idéologie passéiste, aux relents néfastes et pernicieux, au service d’un idéal arabe utopique, qui a confisqué, délibérément, avec la force, les structures naissantes d’une révolution en convalescence. A peine le peuple, encore en sueur, avait fini de fêter la libération de son pays, qu’il s’est trouvé, subitement, ligoté et dirigé par une secte dénuée de tout scrupule et assoiffée de pouvoir.
L’esprit du mal, falsificateur, était déjà en marche. Une fantaisie intellectuelle dénuée de bon sens et noyautée par des revendications creuses, adossées sur un nationalisme arabe chimérique. On craignit le pire, le contexte politique n’augurait rien de bon, à travers la communion parfaite, entre les trois adeptes de l’idéologie de la primauté de la culture arabo-islamique. Ben Bella était connu pour être un adepte des harangues ostentatoires et pompeuses, Houri Boumediene pour son cynisme forcené de l’arabisant frustré et Ahmed Taleb Ibrahimi pour son militantisme débridé au modèle civilisationnel arabo-islamique. Une collaboration surnaturelle qui reposait sur une entente étriquée qui a jeté le pays dans les bras de l’ogre déguisé en frère arabe.
Le guet-apens imbu de forfaiture devint, alors, une douleur intense et chronique pour tout Algérien sensé. Ce fut une souffrance latente, silencieuse qu’on traîna comme un boulet, en permanence en soi. Sans la moindre possibilité de soulager l’étouffoir qui nous encombre. Notre culture outragée, violée et défigurée à outrance par les coups de boutoir assassins sous les regards cyniques de l’entreprise dévastatrice menée par le trio partisan du changement radical de la personnalité de tout un peuple. Ils étaient réputés pour l’acharnement et la ferveur de leur combat pour la défense de la langue arabe et de l’islam politique. Ils écartèrent d’emblée de l’enseignement tous les référents culturels millénaires qui constituent la composante amazighe de la personnalité algérienne. La sensibilité intrinsèque de l’Algérien qui évoque son amazighité fut, à dessein, ignorée au détriment de la langue arabe classique et d’un islam éloigné de ses authentiques valeurs morales, spirituelles et sociétales.
Ahmed Taleb Ibrahimi, en tant que ministre de l’Education nationale, s’en est donné à cœur joie en mettant en œuvre le programme de son père, Bachir Ibrahimi. Du haut de sa chair à prêcher, ce mystérieux personnage assénait sans cesse des invectives contre l’amazighité. Cette diatribe ne prit fin qu’après sa mort. Son credo, le graal de toute sa vie, fut d’effacer, avec un entêtement frénétique et sournois, les racines berbères de l’espace culturel algérien. Bachir Ibrahimi influent personnage des oulémas et chantre de la logique assimilationniste prônée par le système colonial. Il était dévoué corps et âme, en adhérant manifestement, avec toutes les attitudes avilissantes, à la présence coloniale en Algérie.
Il soutint sans rougir l’éternelle domination française dès lors qu’il obtiendrait le privilège d’enseigner le Coran aux «indigènes». Ce père illustre qui dirigea la fondation des oulémas, traita, en homme servile, les chefs historiques de la Révolution de Novembre 1954 d’«enfants de voyous égarés de la ligne fondatrice de l’islam». Les oulémas furent de fervents collaborateurs, sans se cacher d’ailleurs, avec l’administration coloniale en épousant, sans rechigner, leur ligne politique colonisatrice. Chose qui n’est désormais un secret pour personne. Ce fut Abane Ramdane, le père fondateur de l’Etat moderne algérien, qui menaça de représailles la fondation fantoche des oulémas dans le cas où elle ne s’alignerait pas sur les positions du FLN.
Ben Bella fut l’ennemi obstiné de la berbérité, avec la complicité de Houari Boumediene. Ils instaurèrent le ministère des Habous sous la pression des oulémas. Ce ministère eut comme objectif d’éradiquer en effaçant sciemment de la mémoire algérienne la culture des ancêtres. Ils se placèrent sur les mêmes positions des pays du Moyen-Orient : l’Algérie était regardée comme le pays «barbare» le moins arabe de la Ligue arabe. Pire encore, et comme si cela ne suffisait pas, ils effacèrent de la mémoire collective le rôle prépondérant des leaders laïques partisans de la modernité et de la berbérité, en l’occurrence Ferhat Abbas, Abane Ramdane et Didouche Mourad.
Ahmed Taleb Ibrahimi avait lutté avec force pour ajouter le terme «musulman» au sigle de la fondation UGEMA, sous la réserve polie de Mohamed Seddik Benyahia et de Belaïd Abdeslam. Il milita avec succès pour donner une orientation islamiste à la fondation estudiantine. Ahmed Taleb Ibrahimi se trouva, comme par hasard, toujours là où fut présente la possibilité de faire la propagande de l’arabisation et de l’islam politique prêché par le wahhabisme importé d’Arabie Saoudite. Le sieur avait la tête tournée vers les pays du Moyen-Orient et les pieds en Algérie, bien qu’il entretînt le paradoxe en menant sa vie entre l’hédonisme parisien et les belles terrasses des villas sur les hauteurs d’Alger.
Son passage pendant cinq ans au ministère de l’Education nationale fit beaucoup plus de mal à l’école algérienne que la politique éducative de l’administration coloniale pendant cent trente-deux ans d’occupation. Il fut, sans conteste, le plus grand fossoyeur de toute l’histoire de l’école algérienne.
Ahmed Taleb Ibrahimi soutint son père contre les partisans de la tendance laïque en Algérie, en clamant avec zèle, sur tous les supports médiatiques, que l’identité de l’Algérie était arabe et islamique et que les fondements constitutionnels de l’Algérie devraient, de toute évidence, s’inspirer de la charia. La Constitution de 1963 fut rédigée selon la vision et le contrôle des oulémas, sous l’œil avisé de la famille Ibrahimi. Ils jubilèrent avec l’ensemble des oulémas en réussissant l’institution de l’islam comme religion de l’Etat et la langue arabe comme langue nationale et officielle de l’Etat algérien. Ils mirent dans les arcanes de l’oubli le passé millénaire des racines culturelles berbères du peuple algérien. Ce jour-là, par la volonté maléfique du père et du fils, l’Algérie perdait son âme sous le regard impuissant du peuple algérien violé dans sa conscience et mutilé intellectuellement depuis. Ils foulèrent sous leurs pieds sans scrupule aucun des siècles de civilisation berbère devenue orpheline et déracinée. L’ignorance et l’inculture triomphèrent sur la raison. Le génie amazigh, une fois encore, écrabouillé et vidé de sa substance nourricière.
La tolérance et l’ouverture de l’esprit berbère qui se distingue par sa vocation à libérer l’intelligence et apprécier la qualité de la haute pensée, était considérée comme une logique hostile au devenir et à la pérennité de la langue arabe et de l’islam politique.
Bachir Ibrahimi aspirait au statut de l’homme qui aurait le mérite d’avoir changé la physionomie du pays en l’arabisant et en l’islamisant. Son fils, non content d’avoir mis à genoux l’école par une vision rétrograde, fit de l’incompétence une vertu. Il creusa les sillons pour créer des fissures afin de déchaîner les masses pour des revendications islamistes. L’émergence du FIS ne fut pas le fait du hasard, mais un plan bien réfléchi. Le FIS se montra conquérant et fut utilisé comme le bras politique et armé pour consolider le futur Etat islamique, avec la charia comme Constitution. Et, pendant que le peuple était frappé par le terrorisme, Ahmed Taleb Ibrahimi coulait des jours heureux. Avec l’avènement du FIS, c’est, en réalité, à l’intelligence des Algériens qu’Ahmed Taleb Ibrahimi s’est attaqué.
Il occupa le ministère stratégique de la Culture pendant sept ans. Ce fut une aubaine pour l’individu, imbu de sa personne et convaincu de la prééminence divine de son œuvre, travesti en homme moderne et se réjouissant de la baraka des présidents qui lui ont permis de parachever son œuvre satanique. Il poussa l’élite à l’exil et fit le vide dans une Algérie devenue amorphe, harassée et livrée aux charognards.
Se sentant protégé par les forces supérieures de la bénédiction pour aller encore plus dans ses lubies, il se fit nommer au poste prestigieux de ministre des Affaires étrangères. Ce poste lui donna l’opportunité de mettre en place un Etat théocratique, masqué par le titre pompeux de «République démocratique et populaire». Il plaça ses hommes dans tous les postes de commandement stratégique, à l’intérieur du pays et à l’extérieur, dans le monde entier. Ahmed Taleb Ibrahimi avait mis en place les structures du système corrompu que le Hirak tente, aujourd’hui, d’abattre pour fonder une République sur des valeurs saines et pérennes.
En 1999, Ahmed Taleb Ibrahimi se présenta à la présidence de la République contre Abdelaziz Bouteflika. Il fut convaincu que le système avait été préparé, spécialement, pour sa stature d’homme providentiel. La présidence de la République lui donnerait, assurément, pensait-il, l’opportunité de construire, autour de la tombe en marbre de son père, une grande mosquée pour inciter les Algériens à s’adonner au pèlerinage à la sépulture de «Sidi El-Bachir» ; une sorte de mausolée de Sidi Okba bis.
Bouteflika connaissait les habitudes des soirées sans fin à Paris d’Ahmed Taleb Ibrahimi. Il n’a pas oublié le dédain exprimé à son égard lors de sa traversée du désert. Ils se rencontrèrent souvent dans des soirées communes à Paris et ailleurs. Il comprit que si Bouteflika serait porté par les décideurs à la présidence de la République, ce serait la fin de ses projets politiques. Il pensa se convertir à la médecine mais il s’est rappelé qu’il n’avait jamais exercé de sa vie.
Il créa alors le parti islamiste Wafa pour ressusciter le FIS et partir à la reconquête du pouvoir qui lui «revient de droit». Il fut rattrapé par l’évolution de la société algérienne en banalisant ses discours obscurantistes et fut admis à la retraite sans gloire. A 87 ans, il continue à s’émouvoir comme un serpent agonisant en essayant de redorer son blason, en se donnant la posture du sage. Il reste, néanmoins, dangereux car Il pense, encore, qu’il est une pièce maîtresse dans l’échiquier politique. Il est persuadé que son prestige est encore intact et qu’il est adulé comme un messie par toute la frange des islamistes inconditionnels.
Nous avons beaucoup souffert, nous avons dénoncé, nous nous sommes beaucoup lamentés, nous avons exprimé nos regrets, mais rien n’y fit. Il est temps de passer à l’acte pour panser nos blessures indélébiles en nous écartant définitivement de ces théoriciens de la pensée rétrograde. Il nous incombe d’être vigilants pour isoler le fantasme de l’idéologie raciste et de l’idéal religieux rigide. Il est temps aussi qu’Ahmed Taleb Ibrahimi comparaisse devant un tribunal pour trahison et falsification des valeurs immuables de la nation algérienne.
A. B.
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