Algérie mon amour, tu mérites une vraie histoire, un vrai film !
Par Ali Akika(*) – Le titre de cet article, «vraie histoire, vrai film», est tiré d’une réflexion sur le cinéma que j’ai écrite dans un grand quotidien algérien. Comme je n’ai pas envie de décortiquer le reportage diffusé par France 5, j’ai pensé prendre plus de plaisir à dialoguer avec les lecteurs en partageant des opinons à la fois sur l’histoire et sur le cinéma. Mais, avant cela, je voudrais dire deux ou trois choses sur le reportage de France 5.
Ce ne sont pas les jeunes qui sont intervenus dans ce reportage qui m’ont «énervé». Après tout, la répression, l’ennui, le chômage, la harga (émigration clandestine) font partie du paysage de la société et alimentent les discussions. Tous ces problèmes s’étalent dans la presse et personne n’a quelque chose à redire sur l’intérêt porté à ces sujets. Même les jeunes admirateurs de hard et de comportements gothiques, vu leur âge et la «mode» de cette musique dans les milieux de la jeunesse, ne m’ont ni choqué ni étonné. Ça prouve au moins que l’Algérie n’est pas la Corée du Nord (1). Cette phrase ajoutée aux imprécisions et aux caricatures du commentaire m’a définitivement convaincu que le journaliste qui était censé faire un film, se croyait être dans un café tenant des propos de commerce.
L’art (ici, le cinéma) a pour ambition de s’approcher au plus près de la vérité, surtout quand on parle de l’histoire, c’est-à-dire des événements du réel et non un récit ou un conte-produit de l’imaginaire. Il devrait savoir que dans beaucoup de langues, on différencie l’histoire avec un grand «H» et l’histoire comme récit ou conte. Ainsi, en anglais, on dit history et strory. En arabe, la frontière entre les deux mots est encore plus franche : târîkh (histoire) et hikâya (récit). J’arrête là mon propos et je préfère partager des extraits de mes articles sur la différence entre cinéma (fiction et documentaire) et reportage télévisuel, et des extraits de «Le cinéma peut-il raconter l’histoire ?» – Les lecteurs qui veulent la totalité des articles trouveront les cordonnées en fin d’article.
Le reportage télévisuel est une succession d’images qui servent de caution à l’inflation verbale du commentateur pour guider le regard du spectateur, non pour saisir le sens des images, mais plutôt happer son ouïe par le commentaire. Le reporter d’image n’a que faire des catégories des plans utilisés ni de leur place dans le montage. En revanche, le film documentaire obéit aux critères cinématographiques d’une œuvre artistique. Aussi bien la fiction que le documentaire sont les fruits d’une écriture qui se traduit par des images, elles-mêmes travaillées au montage dont le but ultime est de produire du sens et du plaisir. Dans le film documentaire, le réalisateur se documente sur l’objet de «son désir», va collecter toutes les données de toutes natures (historiques, sociologiques, psychologiques, culturelles, etc.) qui vont lui permettre de saisir, de capter les mouvements visibles et invisibles du réel.
Au fil du temps, avec l’omniprésence et l’omnipotence de la télé, le documentaire a été dévitalisé de son potentiel cinématographie. La télévision, devenue gloutonne, s’est transformée en une boîte d’enregistrement par la cupidité et le souci de contrôler la société en la formatant à l’idéologie dominante. Il y a un monde entre la première image cinématographique de Louis Lumière du train entrant en gare de la Ciotat et les images maltraitées de nos jours. On a oublié que les classiques du début du cinéma comme «Naissance d’une nation» de Griffith, bien que fiction, a déclenché des émeutes car il utilisait toute la puissance du réel. L’Américain Robert Flaherty et le Russe Dziga Vertov ont donné ses lettres de noblesse à ce genre cinématographique, qui nécessite un regard particulier sur le réel et un rapport singulier avec les sujets filmés. C’est une différence qui a son importance car, dans le documentaire, le sujet filmé ne joue pas de rôle, alors que dans la fiction, c’est un personnage qui habite un rôle.
Quant au rapport entre le cinéma et l’histoire, il est difficile de rendre compte de la spécificité de ce rapport quand on est dans une posture d’ignorance et on réduit un art à un simple outil de communication. Le rapport entre histoire et cinéma implique évidemment la connaissance du réel, ici l’histoire. Cette connaissance va ouvrir et ouvre des portes nouvelles au cinéma. Les grandes batailles qui se soldent par des massacres, la guerre et son cortège de malheurs, de regards hébétés des victimes (cf. la célèbre photo de la petite Vietnamienne pendant la guerre d’agression américaine) ont influencé le regard et la perception des cinéastes pour inventer des formes qui rendent compte de l’insondable souffrance des victimes et de l’âme noire des bourreaux. Maîtrise du réel et de l’histoire, donc, pour conquérir le droit d’élaborer, de confectionner une esthétique et une forme de la mise en scène pour rendre visible les secrets cachés de ce même réel ; bref, pour arriver à saisir le noyau dur de l’histoire, en un mot «la vérité des choses» qui est la raison d’être de l’art.
Pourquoi cette capacité et ce privilège du cinéma à mieux raconter l’histoire ? Avant de tresser des lauriers au cinéma, signalons que la littérature, par le biais du théâtre et du roman, a su raconter – et comment ! – l’histoire. Shakespeare (Richard II) ou Tolstoï (Guerre et paix) ont été les plus grands historiens de l’époque de leur pays. Tous deux, dans une langue superbe, ont su nous faire «goûter» les passions et les rivalités suscitées par le pouvoir, les vacarmes et les torrents qui meuvent et bousculent le cours de l’histoire.
Le cinéma a de grandes capacités à raconter l’histoire parce que, d’une part, c’est un art qui utilise tous les matériaux des autres arts, à savoir les mots, la peinture, la musique, le théâtre (comédiens) et, d’autre part, parce qu’il «reproduit» l’espace et la nature (bruits, soleil, pluie, vents, etc.). Autant d’éléments qui donnent de la vraisemblance aux récits historiques. Ainsi, les chefs-d’œuvre des cinéastes, comme Kubrick ou Abel Gance, informent et imprègnent les esprits mieux que n’importe quel livre d’histoire. Qui mieux que Kubrick nous a fait toucher du doigt la boucherie de la guerre 14/18 dans son film «Les sentiers de la gloire» ? Qui mieux qu’Abel Gance a fait comprendre le génie d’un Napoléon, manœuvrant loin de son pays dans d’immenses champs de batailles et commandant au milieu de ses soldats son armée face à la coalition des armées ennemies ?
Oui, le cinéma est un art précieux pour «visualiser» le réel d’une époque et une source «intarissable» d’informations sur les modes de vie, l’urbanisme, l’esthétique d’une époque. La littérature (qui a d’autres qualités) nous laisse imaginer le physique, les habits, l’environnement d’un personnage. La force du cinéma est de nous «familiariser» avec les pays et les époques, de rendre compte du quotidien des personnages que nos lacunes et nos ignorances nous empêchent de nous les «représenter».
Partager une opinion sur le cinéma avec les lecteurs pour dire que ce genre de reportage de France 5 ne sera ni le premier ni le dernier des «œuvres», fruits de cette misère de la philosophie qui a acquis le «droit» de parler à sa façon de la misère et de la grandeur des autres. Et cette misère, elle circule aussi chez nous, où des films d’Algériens sont interdits par des programmateurs qui s’autoproclament gardiens de nos esprits.
A. A.
Réalisateur du film «Hirak, nour fi El-Djazaïr el-beïda» (Hirak, lumière sur Alger la blanche).
(1) «Apprécier» le présent de deux pays en faisant une comparaison douteuse est une preuve de malhonnêteté et d’ignorance. Il est vrai que par les temps qui courent, crier avec les loups est rentable. Il a bon dos le «virus chinois» pour cacher la rage d’être détrôné de son piédestal de maître du monde.
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