Politique, social et éducation
Par Kaddour Naïmi – Observation empirique. L’examen objectif de l’histoire humaine montre ceci : le changement politique sans le changement social consiste tout au plus à changer de dirigeants politiques, d’oligarchie mais non de société. Le changement politique est mis en avant seulement par les personnes qui veulent conquérir le pouvoir étatique sans changer de système social.
Ce fait explique l’échec de toutes les révolutions ou tentatives de révolutions, y compris les plus fameuses : la Révolution française, la révolution russe et celles qui ont suivi. Cette constatation est surprenante uniquement pour les personnes qui ignorent les écrits de ceux qui, avant et pendant ce genre de révolution, avaient expliqué de manière très claire cette nécessité : le changement social prime et doit primer sur celui politique, et le premier garantit le second ; autrement, la priorité ou, pire, l’exclusivité accordée au changement politique ne fait qu’accoucher d’une forme inédite de domination sociale, éventuellement moins contraignante mais cependant domination.
N’est-ce pas le cas, en Algérie, du mouvement populaire déclenché le 22 février 2019 ? Dès son apparition, l’auteur de ces lignes remarquait (1) que les marches hebdomadaires, réclamant un changement politique, n’étaient pas accompagnées par des actions montrant le désir d’un changement social. Au moins deux faits le prouvaient. 1) Après le passage des manifestants, le nettoyage des rues, volontaire par des manifestants, n’était pas précédé ou accompagné par un nettoyage dans les quartiers (à l’exception de certains villages en Kabylie). 2) L’organisation des manifestations hebdomadaires n’était pas précédée ni suivie par une organisation de base dans les quartiers pour discuter des problèmes sociaux à résoudre.
Temps et énergie
Il est vrai que le changement politique nécessite moins d’investissement en termes de temps et d’énergie que le changement social. D’où la facilité pour les personnes, ignorant les nécessités dans le domaine du changement social, de croire qu’en allant vite et avec le moins d’effort, on obtient le résultat escompté. L’histoire démontre qu’il s’agit là d’une erreur d’évaluation.
Il y a des cas où le changement social prépara et permit le changement politique. Par exemple, toute la production du siècle dit des «Lumières» eut ce rôle dans le surgissement de la Révolution française. Elle vit la classe bourgeoise éliminer celle féodale, et conquérir le pouvoir politique. Ainsi, elle a établi le changement social sous forme de société bourgeoise.
Par contre, les révolutions marxistes ont opéré un changement politique, par la conquête de l’Etat, sans parvenir à opérer le changement social nécessaire. Tout au contraire, les nouveaux dirigeants l’ont réprimé, car il menaçait leurs privilèges de nouvelle oligarchie dominante.
Ces Etats «socialistes» se sont écroulés, non à cause des agissements des adversaires capitalistes, mais d’abord et principalement en conséquence suite aux contradictions internes entre le changement politique survenu (une nouvelle oligarchie prétendument au service du peuple) et le changement social non réalisé (une équitable répartition des ressources entre tous les citoyens). En fait, le «socialisme» proclamé était un capitalisme étatique qui finit par succomber suite, comme déjà dit, à ses contradictions internes.
Quant aux révolutions nationalistes, dont celle algérienne, le changement politique (de dirigeants étatiques) suite à l’indépendance, là aussi, il ne s’est pas accompagné d’un changement social au bénéfice de la collectivité. D’où les tensions et conflits causés par le surgissement d’une classe parasitaire bureaucratico-compradore. Son intérêt est l’existence d’une dépendance économique par rapport aux puissances ex-coloniales et néocoloniales, assuré par un sous-développement économique et même une régression sociale et culturelle (par rapport à l’époque de la Guerre de libération nationale), régression où seul un esprit idéologiquement aveugle ou intéressé peut trouver quelque chose de «fécond».
Education
Les propos ci-dessus ne signifient pas que les tentatives de changement politique ne sont pas à considérer, mais qu’il est indispensable de les placer dans le cadre d’un changement social, si l’on veut que ce dernier produise des résultats positifs (bénéfique à la collectivité dans son ensemble).
Certes, la mentalité dominante (pressée, et apparemment «réaliste») croit qu’il faut conquérir l’Etat pour, ensuite, changer la société. L’observation empirique démontre le contraire. C’est le changement social qui garantit le changement politique correspondant.
Considérons l’Algérie actuelle. Comment serait-il possible qu’un changement politique puisse produire un satisfaisant changement social tant que le nombre de centres culturels reste dérisoire, tant que des universités populaires autogérées sont inexistantes, tant que les productions intellectuelles et artistiques libres et autonomes restent infimes, tant que la connaissance et la culture émancipatrices sont l’exception, tant que les «élites» intellectuelles demeurent généralement intéressées d’abord par l’opportunisme carriériste, tant que les femmes restent victimes du machisme masculin, tant que l’école et l’université sont d’un niveau déplorable, tant que les citoyens attendent tout de l’Etat et rien d’eux-mêmes (pas même au niveau de la propreté des lieux publics), tant qu’ils croient au «mektoub» (fatalité) avant de considérer leur propre responsabilité dans leurs actes ? Que l’on ne recourt pas à la sempiternelle excuse «L’Etat nous interdit ceci et cela !» Pour y remédier, il y a l’imagination créatrice au service de l’émancipation, à condition d’y mettre la convenable volonté. Pas facile ? Où donc ce fut facile ?
«Alors, inutile d’exiger un changement politique ? Le mouvement populaire, les manifestations publiques ne serviraient-ils à rien ?» Pas du tout ! Toute action citoyenne émancipatrice est la bienvenue. A condition de l’insérer dans son cadre social qui, nous l’avons dit, exige temps et énergie spécifiques, et que cette action soit réellement autogérée par les citoyens, à travers des organisations de base démocratiques, fonctionnant sur mandat impératif.
Voici l’enseignement fourni par l’histoire des peuples. Tout changement, pour l’être réellement, doit opérer non seulement sur le terrain politique mais également social, sur base d’une éthique correspondante. Ce but est réalisable d’abord et principalement par une action dans le domaine de l’éducation. Pour que cette dernière soit émancipatrice, elle doit non pas produire des robots conditionnés à un servilisme quelconque, mais former des citoyens libres, égalitaires et solidaires.
K. N.
(1) Voir «Sur l’intifadha populaire en Algérie 2019», disponible in http://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits_sur_intifadha.html
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