Libye : les cartes des joueurs et le piège que l’Algérie doit absolument éviter
Par Ali Akika – La Libye revient à la une de l’actualité internationale. La «qualité» des joueurs risque de transformer ce pays en chaudron brûlant. D’emblée, on remarque que certains d’entre eux ont guerroyé en Syrie directement ou indirectement. Comme la guerre de Syrie est en voie de se terminer, on a l’impression que les «perdants» cherchent à compenser cette perte en déplaçant le conflit en Libye où ils auraient plus de chance de se maintenir dans une région ô ! combien stratégique à tout point de vue. Un petit rappel historique et la situation géopolitique de la Libye, riche de surcroît en pétrole, expliquent l’intérêt suscité par ce pays.
Mars 2011, les avions français et anglais de l’OTAN sous «couvert» de l’ONU bombardent la Libye. Kadhafi est assassiné et sa fameuse Jamahiriya est ensevelie sous les sables du pays. Des féodalités tribales s’installent au pouvoir. La France et l’Angleterre sont aux premières loges, vite accourues à Benghazi pour être les premières à signer de potentiels et juteux contrats. Très vite, le pays est divisé et lesdites féodalités s’autoproclament représentant d’une «révolution triomphante». Les nouveaux «héros» s’installent chacun de son côté aux deux extrémités du pays. Les ingrédients de l’instabilité sont dès lors présents en l’absence d’un pouvoir central fort. Cette instabilité se transforme en chaos quand, en «sous-mains», les pays du Golfe, devenus des spécialistes en la matière depuis le «printemps arabe» de 2011, déversent une pluie de dollars sur leurs «amis» dans le monde arabe. Ils récidivent en Libye en dépit de leur lamentable échec en Syrie et au Yémen. Mais depuis quelques mois, la Turquie (amie du Qatar) entre dans le jeu. Avec son arrivée, les «petites guerres» entre les deux «capitales» de la Libye mutent en «vraie» guerre. Et qui dit vraie guerre, dit arrivée de mentors pour que leurs obligés ne soient pas dégagés du terrain. Qu’est-ce qui fait courir tous ces pays qui sont relativement loin de la Libye et qui plus est n’ont aucune frontière avec ce pays excepté l’Egypte ?
Les pays du Golfe. Pays féodaux dont le moindre acte de toute nature doit obéir à une vision particulière de l’islam (wahhabisme pour l’Arabie et Frères musulmans pour le Qatar), ils donnent l’impression de vouloir jouer avec les grands dans l’arène internationale avec des dollars facilement «gagnés». En vérité, l’Arabie et le Qatar se font une guerre idéologique et cherchent des appuis en diffusant leur islam dans les pays arabes. «Sortir» du Golfe et «s’ouvrir» au monde arabe est devenue une nécessité pour eux. La raison ? Avoir des amis qui les soutiennent dans leur guerre intestine. Dans l’épisode libyen, l’Arabie se retrouve au côté de l’Egypte protectrice de Haftar, petit marquis de Benghazi. Le Qatar a choisi depuis longtemps la Turquie, rompue aux bizness et tous deux alliés de Tripoli.
L’Egypte a, depuis l’époque de Nasser, des comptes à régler avec les Frères musulmans. El-Sissi, président de l’Egypte, a «dégagé» Morsi, le Frère musulman arrivé au pouvoir légalement après le départ de Moubarak. Mais ce qui explique l’alliance de l’Egypte avec Benghazi, ce sont des considérations de sécurité nationale et économiques. Le pétrole et les millions de travailleurs égyptiens émigrés qui font marcher la machine économique libyenne sont des facteurs non négligeables pour un pays «surpeuplé» avec une économie sous-développée avec des poches de richesses, fruit d’une corruption obscène.
La Turquie. Ses motivations sont multiples. Elle sait qu’elle finira par évacuer la Syrie et dira donc adieu à son entrée dans le marché du Moyen-Orient. Un ratage qui s’ajoute à celui de l’Union européenne qui lui a fermé les portes d’un fabuleux marché pour son industrie naissante. Un autre facteur, complètement absent dans les médias, a aiguisé encore plus son appétit. Ainsi, on découvre que la Turquie lorgne du côté du plateau maritime libyen, riche en gaz offshore. Pour renforcer sa position face à la Grèce (1) et Chypre avec qui elle a un sérieux contentieux sur les zones de gaz offshore, elle ajoute les zones maritimes de la Libye devenue «amie». Les rêves de l’empire ottoman au Moyen-Orient et l’entrée dans l’Union européenne évaporés, elle ambitionne donc de prendre pied en Libye, un point de départ nécessaire pour la conquête du marché africain de demain. Ce sont ces grands et gros intérêts qui ont fait prendre à la Turquie un énorme risque en intervenant avec son armée directement en Libye alors que les autres grandes puissances sont plus «discrètes».
Oui, gros risque car cette intervention a toutes les chances de réveiller les appétits d’autres pays. La Russie (qui la tient en respect en Syrie) l’a déjà fait à la suite de la chute de la base militaire d’El-Watiya. Et qui dit base militaire aux mains des Turcs, dit l’OTAN, donc les Etats-Unis. Le chaudron libyen est prêt à enflammer la région parce que deux grandes armées (Russie et Etats-Unis) ne veulent pas être absentes de ce carrefour des trois continents, parce que les petits soldats du Golfe, Arabie, Qatar ont besoin de routes pour évacuer leur pétrole/gaz au cas où l’Iran viendrait à fermer la route du golfe arabo-persique.
La discrétion de grandes puissances. La France à l’origine du chaos en Libye, mené par le duo Sarkozy/BHL dans l’ignorance du Quai d’Orsay (2), elle est échaudée à cause de sa participation à la guerre en Syrie, ne veut, et ne peut, à nouveau jouer au cow-boy en Libye. Il lui reste ses connivences et ses ventes d’armes aux pays du Golfe pour ne pas disparaître de ce champ déjà encombré.
Les Etats-Unis. Embourbés en Syrie, en Irak et, cerise sur le gâteau, obsédés par le cauchemar iranien, Trump qui a promis de ramener les boys au pays, ne peut se permettre de se mettre sur le dos un fardeau de plus. Surtout par les temps qui courent avec le désastre du Covid-19 et l’armée des 20/30 millions de chômeurs. De toutes manières les Etats-Unis surveillent et contrôlent leurs alliés qui se trouvent à la fois à Tripoli (avec la Turquie et Qatar) et à Benghazi avec Haftar, un ancien de la CIA, avec l’Egypte et la myriade d’Etats du Golfe.
La Russie. Elle saute sur l’occasion pour reprendre pied en Afrique d’où elle a été déracinée par l’Egypte de Sadate qui a cédé aux roucoulements des Américains qui l’ont poussé à signer le traité de paix avec Israël. Ce retour sur la rive orientale de la Méditerranée, non loin de la Syrie où elle possède déjà une grande base à Tartous, et face à la Turquie, lui permettent de protéger sa flotte qui côtoie les flottes américaines et françaises en Méditerranée orientale où débouchent les Dardanelles et le canal de Suez.
L’ONU. Alors que le feu brûle encore au Moyen-Orient, la moindre étincelle dans cette Méditerranée saturée de navires de guerre peut faire déraper une situation, pour l’heure sous «contrôle». L’organisation internationale s’échine à trouver une solution politique, sans succès à ce jour. Elle s’est avérée incapable de réunir les frères/ennemis et à imaginer une solution politique. Ce n’est ni nouveau ni étonnant car le Conseil de sécurité de l’ONU est paralysé par le veto détenu par la France, les Etats-Unis, la Russie. Tous ces pays pris dans le tourbillon libyen et, à défaut de solution politique, sont-ils prêts à se risquer dans le jeu du dépeçage de ce pays ?
Pays frontalier, l’Algérie a préconisé dès le départ des rencontres entre les protagonistes pour accoucher d’une solution politique. Tant que la guerre de basse intensité opposait des milices aux ordres des deux féodalités retranchées dans leur «capitale», les grands de ce monde regardaient le temps s’écouler. Mais de nos jours, le fracas des armes de véritables armées risque de déborder les frontières et là c’est un autre scénario qui s’appliquerait sur le champ de bataille. Si les victoires enregistrées par la Turquie ces jours-ci (prise de la base militaire d’El-Watiya et aéroport de la capitale) et la contre-attaque des Mig 29 pilotés par… des Russes ou des Egyptiens ? Qui ont stoppé les avancées des Turcs sur le terrain, le temps pourrait jouer à long terme en faveur de la solution politique.
Car la multiplication des acteurs sur le terrain augmente les facteurs d’incertitudes. Or, celles-ci sont des facteurs négatifs dans la recherche d’un point d’équilibre pour trouver une issue politique au conflit. On le voit avec la Syrie qui fait face aux prétentions de deux puissances (Turquie et Israël) dont les exigences relèvent plus de la piraterie que du droit international. Ainsi, la foire d’empoigne, mêlant petits et grands, qui se déroule en Libye peut être exploitée par l’Algérie et faire avancer l’idée de la solution politique préconisée, solution qui peut rencontrer l’adhésion des Libyens. Ces derniers ne sont pas assez fous pour assister au dépeçage de leur pays, ni de le voir occupé par le ou les vainqueurs, comme ce fut le cas de l’Allemagne en 1945 et du Japon occupé et «désarmé» par les Américains.
Aussi l’Algérie n’a-t-elle aucun intérêt à se mêler de ce bourbier où des comédiens jouent plusieurs rôles, le leur et celui de leurs mentors. Elle a des cartes en main, sa position géostratégique, son armée capable d’interdire le franchissement de ses frontières, ses bonnes et amicales relations avec des pays frontaliers (Tunisie, Mali, Niger). Avec ses cartes, elle peut opposer ses atouts aux agités du Golfe en exploitant la guéguerre Qatar/Arabie/Emirats. Quant à la Turquie avec qui elle a de bonnes relations économiques, elle peut lui faire comprendre que l’Algérie a déjà «goûté» à l’empire ottoman. La Russie, qui équipe son armée de matériels militaires sophistiqués et qui est un allié décisif de la Syrie, pays que l’Algérie a défendu quand la Ligue arabe a courbé l’échine devant les féodaux du Golfe, ces deux facteurs ne peuvent être sans valeur aux yeux des Russes.
L’Algérie a donc intérêt à rester fidèle à son histoire de non-ingérence dans les affaires des autres. Elle a les moyens de ne pas se laisser entraîner dans quelque piège que ce soit. Ses côtes de 1 200 km et sa profondeur stratégique permettent l’utilisation d’une stratégie de défense moderne (utilisation à la fois de l’épée et du bouclier), des cartes de la force mise au service du politique pour faire entendre sa voix. Le rôle du politique et stratégie d’une défense moderne ont été théorisés dans le magistral essai De la guerre de Karl Clausewitz : «La guerre est un concept qui apparaît d’abord avec la défense, car celle-ci a pour objectif direct le combat, parer et combattre n’étant évidemment qu’une seule et même chose.» (3) Voilà donc le paysage de la Libye, objet de tant de convoitise et les perdants seront ceux qui oublieront qu’un pays, c’est un territoire mais aussi et, surtout, un peuple.
A. A.
(1) La tension est telle entre la Turquie et la Grèce que d’aucuns n’excluent pas une guerre ouverte entre elles. Cette histoire de gaz offshore vient s’ajouter à celle des réfugiés «envoyés» en Grèce par la Turquie pour faire pression sur l’Union européenne. Ne pas oublier Chypre dont la moitié du territoire lui échappe car devenue indépendante sous la protection armée de la Turquie. Tout ça sous le regard de l’Histoire, une époque où une grande partie de la Grèce était dominée par la Turquie (XIVe siècle).
(2) On se rappelle la colère d’Alain Jupé, ministre des Affaires étrangères, qui apprend l’intervention de la France en Syrie à la télévision, sur le perron par Sarkozy flanqué d’un BHL à ses côtés. Cette faute de goût dans un pays où le Quai d’Orsay est l’œil et l’oreille de la France sur les affaires extérieures depuis Richelieu a dû certainement jouer dans son échec à sa seconde candidature à l’élection présidentielle en 2012.
(3) C’est Clausewitz qui a vu la relation dialectique entre la défense et l’attaque. Sa découverte, il l’a faite en étudiant toutes les batailles de Napoléon, grand stratège de la guerre de mouvement. Dans L’Art de la guerre, Sun Tzu met l’accent sur les avantages de se battre à partir d’un campement (son territoire). On a la maîtrise de la logistique et on voit l’ennemi venir, loin de ses arrières.
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