Hirak : chacun y va de son pronostic sans proposer de traitement
Par Dr Abderrahmane Cherfouh – Le covid-19 a-t-il sonné le glas du Hirak ? C’est la question qui est sur toutes les lèvres en ce moment. Et les spéculations vont bon train et ne font que s’amplifier. Les débats autour du Hirak suscitent encore beaucoup de réactions et ont tendance à aller dans toutes les directions. Tout le monde s’arroge le droit de parler en son nom et prétend en être la voix. Vu la crise provoquée par la pandémie, il n’est un secret pour personne que le Hirak traverse une période difficile et que la situation est grave.
Pour certains, il donne l’impression d’une maison en ruine ; incapable de se relever. Pour d’autres, même s’ils ne participent pas à alourdir le climat de désespoir qui s’installe peu à peu, ils s’emploient néanmoins à le confirmer. Chacun y va de sa théorie et pose son diagnostic sans proposer de traitement. Tout le monde s’accorde à dire que le Hirak est sa propre victime, qu’il n’a pas de leaders capables de le conseiller, de le guider et l’orienter, qu’il est traversé par plusieurs courants, etc. Il est évident que la situation actuelle du Hirak n’est plus aussi euphorique, contrairement à ce qu’elle a été il y a quelques mois.
Au départ, ce mouvement révolutionnaire était à deux doigts de réussir et s’apprêtait à broyer le pouvoir. Tout le monde l’encensait, y compris les plus sceptiques, y compris une partie du pouvoir. On sentait que l’heure de la démocratie avait sonné et qu’il allait transformer radicalement le système politique algérien, ouvrant tout droit la voie à la naissance de la deuxième République. Ce pouvoir chancelait et ne pouvait que constater les dégâts, incapable de briser cette chaîne de solidarité et cette conscience collective qui, tel un rouleau compresseur, écrasait tout sur son passage.
Mais, depuis l’apparition de la pandémie – un allié inattendu du pouvoir – et l’arrêt forcé des marches, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Pour beaucoup, le Hirak semble avoir vécu, être arrivé à bout de souffle et avoir fait désormais partie de l’histoire. Certains commentateurs et politiciens le trouvent idéaliste, utopiste et ils ne se gênent plus de le caricaturer et de le fustiger, allant jusqu’à le mépriser et lui prédire une mort certaine.
Force est de reconnaître que le Hirak souffre de ses propres composantes. Le dernier reportage de France 5 nous a bien révélé la division profonde qui existe au sein d’un même peuple qu’on ne peut plus cacher. Division poussée à l’extrême : l’apparition de deux entités différentes. L’une se voulant moderniste, tournée vers l’avenir, vers l’occidentalisme, revendiquant les attributs y afférents : laïcité, liberté de religion, liberté de penser, islam modéré, ouverture sur les langues étrangères ; l’autre, profondément conservatrice, faussement attachée à ses racines, agrippée au panarabisme : langue unique, culture unique, pensée unique, comportement unique, religiosité exagérée.
Cette classification et ce clivage entre des Algériens que tout oppose font, bien entendu, l’affaire du pouvoir et risquent de miner l’unité du Hirak et lui porter préjudice. Cette situation, si elle venait à perdurer, conforterait les thèses du pouvoir, de ses relais et même parmi les militants du Hirak, à savoir que le mouvement pourrait éclater et qu’il n’a aucun projet de société à proposer, mise à part la marche menée sans leaders, sans conseillers, sans les schémas classiques des associations et organisations politiques. C’est pourquoi certains acteurs de la scène politique appellent ce mouvement à se déterminer et à songer à traduire ses ambitions politiques et ses objectifs sur le terrain politique, en se dotant d’une organisation composée de diverses tendances, non exclusive, qui rassemble tout ou presque ce que le Hirak compte comme éléments utiles et pourrait constituer une force capable à faire face politiquent au pouvoir et à ses alliés.
Malgré toutes ces embuches et ces difficultés, malgré ses divergences d’opinion, malgré ses profondes divisions, le Hirak est déterminé à poursuivre sa lutte. Tôt ou tard, ce mouvement révolutionnaire va reprendre le combat, une fois la pandémie vaincue. Le terreau de la contestation est toujours vivace, la flamme aussi. Le bras de fer entre le pouvoir et le peuple semble inéluctable et les manifestations vont reprendre de plus belle. Un match n’est jamais gagné d’avance et il se joue sur le terrain. Pour le moment, à cause du Covid-19, le peuple ne peut pas reprendre les manifestations dans les rues. Face au pouvoir, les Algériens sont solidaires les uns les autres. Ils étaient aussi solidaires quand la pandémie du Covid-19 se répandait. Face à l’adversité, les Algériens ont toujours démontré qu’ils sont profondément unis, laissant de côté leurs différences, et vibrent au rythme des mêmes sentiments, à savoir la lutte pour un Etat de droit, la mise en place d’un nouvel ordre politique et la naissance d’une deuxième République.
Le Hirak est capable de gagner le match. Quelle que soit l’issue de cette future confrontation, le Hirak a pu chasser le pouvoir corrompu de Bouteflika et déstabiliser les fondements sur lesquels il reposait. Il a pu démystifier la superpuissance de ce pouvoir et son invulnérabilité, mythe nourri par le peuple lui-même et par le régime qui laissait insidieusement entendre que toutes les couches de la population algérienne réunies ne pourraient lui faire face et le vaincre.
Le pouvoir en est conscient et prépare sa riposte. Pour briser cette chaîne de solidarité et ce mouvement révolutionnaire, le pouvoir ne dort pas sur ses lauriers. Il a déjà prévu plusieurs scénarios. Il sait que tôt au tard le mouvement révolutionnaire va reprendre le combat une fois la pandémie disparue et on assiste depuis quelque temps à un pilonnage systématique du Hirak. Profitant de la trêve imposée par la pandémie pour ne pas mettre la santé de la population en danger, il a multiplié les arrestations d’opposants politiques qui communiquaient par les réseaux sociaux. La mobilisation du Hirak a souvent été propulsée par ces derniers. Cette mobilisation à travers ces réseaux est capitale et constitue le fer de lance du Hirak. Contre ces réseaux, le pouvoir ne pouvait absolument rien.
Sournoisement, il commence à avancer ses pions et mobiliser ses relais pour torpiller l’unité du Hirak. Sa machine infernale et redoutable est mise en branle et occupe seule le terrain. Il a fait appel à l’une de ses armes favorites, à savoir la presse qui lui est totalement soumise. Tout le monde connaît la puissance de la presse, surtout la presse intéressée, partie prenante du régime, et combien cette puissance peut être néfaste et dangereuse. On a pu le constater ces derniers jours avec la contribution de plusieurs intellectuels tous acquis aux thèses du pouvoir. Dans la récente tempête médiatique créée par le pouvoir, ses intellectuels de service et ses thuriféraires inconditionnels n’ont pas hésité à brandir la menace de la main étrangère parmi les composantes du Hirak et son infiltration par des forces extérieures, tout en prédisant sa fin imminente.
Il appartient au Hirak de s’organiser, de saisir l’occasion d’établir une base commune de travail issue d’un consensus sur des points bien définis pour débattre de son avenir. Il faut qu’un espace politique se dégage pour un Hirak fort de ses composantes, capable de remporter le combat contre le pouvoir et ses relais. Pour le moment, le pouvoir semble avoir le dessus, mais il ne faut pas oublier qu’il a joué toutes ses cartes et qu’il ne peut pas faire grand-chose à l’avenir sur le plan social et économique, et que si la situation économique venait à s’aggraver, il risque d’y laisser des plumes.
Après la pandémie, la récession économique qui s’annonce, les manifestations qui vont certainement reprendre, il sera difficile au pouvoir de se maintenir en place et de durer.
A. C.
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