Lahouari Addi, la NED et les autres
Par Ahmed Bensaada – «Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre.» (Platon). Depuis la publication de mon livre, Lahouari Addi s’est publiquement exprimé à trois reprises. Et à trois reprises, il s’est comporté en Docteur ès insultes, ce qui en dit long sur le sociologue qui veut instaurer la démocratie et les bonnes manières en Algérie. Car, qu’on se le dise, les diplômes et l’éducation sont deux choses complètement différentes.
Ainsi, après les «dhoubab» et «sinistre personnage», voilà qu’il récidive, dans un entretien publié par le journal Reporters, avec des expressions un peu plus élaborées, du genre : «Il ne connaît pas le b.a-ba de la science politique», «il n’est pas universitaire», «Bensaada n’a aucun argument», «il ne sait pas de quoi il parle», etc.
Ne ratons pas l’invitation : prenons la formule «il ne sait pas de quoi il parle» et essayons de voir à qui elle peut bien s’appliquer en reprenant quelques-unes des déclarations de l’illustrissime et grandissime professeur.
A- La NED
Lahouari Addi : «La NED est un think tank (club de réflexion) créé et financé par le parti républicain à Washington au lendemain de la chute du mur de Berlin.»
Ah, les «b.a-ba de la science politique» ! Autant d’erreurs dans une même phrase est un record inégalable. Ce n’est même pas digne d’un étudiant de première année, alors que dire d’un «professeur» !
1- La NED n’a pas été créée au lendemain de la chute du mur de Berlin
La chute du mur de Berlin a eu lieu dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989. Encadrée par le National Endowment for Democracy Act, la National Endowment for Democracy (NED) a été créée le 18 novembre 1983. La loi a été entérinée le 22 novembre 1983.
Ainsi, contrairement à ce qu’avance notre professeur, la création de la NED précède de six ans la chute du mur de Berlin !
2- La NED n’est pas un think tank
Selon les informations mentionnées sur le site de la NED : «La National Endowment for Democracy (NED) est une fondation privée, à but non lucratif, dédiée à la croissance et au renforcement des institutions démocratiques dans le monde. Chaque année, la NED octroie plus de 1 600 subventions pour soutenir les projets de groupes non gouvernementaux à l’étranger qui œuvrent pour des objectifs démocratiques dans plus de 90 pays.»
3- La NED n’est pas financée par le parti républicain.
Bien qu’elle possède le statut juridique d’une association privée, la NED figure en réalité au budget du Département d’Etat américain. Et, comme le précise le journaliste du Monde diplomatique Hernando Calvo Ospina, son financement est soumis à l’approbation du Congrès, ce qui permet au gouvernement de se dégager officiellement de toute responsabilité. «La fondation ne saurait être considérée comme une agence ou une émanation du gouvernement des Etats-Unis», stipule la loi créant la NED.
4- La NED n’est pas uniquement reliée au parti républicain
Selon le site de la NED : «Depuis ses débuts, la NED est restée résolument bipartisane. Créée conjointement par les républicains et les démocrates, la NED est dirigée par un conseil équilibré entre les deux partis et bénéficie du soutien du Congrès à travers le spectre politique.»
D’ailleurs, la NED travaille par l’intermédiaire de quatre organismes distincts et complémentaires qui lui sont affiliés : le Center for International Private Enterprise (CIPE, Chambre de commerce des Etats-Unis), l’American Center for International Labor Solidarity (ACILS, Centrale syndicale AFL-CIO), mieux connu comme le Solidarity Center, le National Republican Institute (IRI) et le National Democratic Institute (NDI). Les deux derniers organismes sont respectivement liés au parti républicain et au parti démocrate.
B- L’International Forum for Democratic Studies Research Council
Lahouari Addi : «La NED voulait un débat d’idées et a créé ce Forum et aussi une revue académique, Journal of Democracy, dont les articles sont consultables en-ligne. J’ai publié trois articles dans cette revue et ils sont consultables en-ligne, ils n’ont rien à voir avec l’idéologie de la droite américaine. La NED a mis sur pied aussi un forum qui réunissait des universitaires de différentes tendances.»
1- Comme expliqué auparavant, la NED est bipartisane et n’est pas exclusivement dédiée à l’idéologie de la droite américaine.
2- Les articles dont parle Lahouari Addi et qui ont été publiés dans la revue de la NED, Journal of Democracy sont : «Religion and Modernity in Algeria» (1992), «Algeria’s tragic contradictions» (1996), «The failure of third world nationalism» (1997). Mais la publication d’études dans cette revue et l’appartenance au Forum de la NED sont deux choses différentes.
Il est important de signaler que de 1997 à 2008, soit pendant douze années, Lahouari Addi a été membre de l’International Forum for Democratic Studies Research Council, le think tank de la NED, comme indiqué dans le document en-ligne. Mais bien avant de faire partie du think tank de la NED, Lahouari Addi a participé à des réunions organisées par ce Forum. Cela est précisé dans le rapport de la NED relatif à l’année 1995 :
«En outre, le Forum parraine des discussions lors de déjeuners avec d’éminents penseurs et des militants démocrates. Au cours de l’année écoulée, le Forum a tenu une série de discussions axées sur le Moyen-Orient avec des universitaires Haleh Esfandiari (sur les femmes en Iran), Lahouari Addi (sur l’Algérie) et Kanan Makiya (sur l’Irak), ainsi qu’une discussion avec Robert S. Leiken (sur la démocratie dans l’hémisphère occidental). Leiken, Esfandiari et Makiya étaient des boursiers du Forum international à l’époque. Le Forum a également prévu des discussions avec Richard Rose (sur les élections russes), Bernard Lewis (sur l’islam et la démocratie) et Hyug Baeg Im (sur la mondialisation économique et la démocratie), qui ont eu lieu en octobre et novembre 1995 ; le professeur Im était chercheur invité au Forum.»
On voit donc bien que le Forum favorise les rencontres entre les «penseurs» qu’il recrute et les «activistes» qui sont sur le terrain où la «démocratie» doit être installée. Cette relation sera très bien illustrée dans les sections suivantes. Notons au passage qu’en 1995 le conseil d’administration de la NED comptait dans ses rangs d’illustres noms de la politique américaine. Citons-en trois, à titre d’exemple : Zbigniew Brzezinski, théoricien stratégique belliciste, conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter ; Paula Dobriansky, qui a été sous-secrétaire d’Etat à la Démocratie et aux Affaires internationales (2001-2009) sous George W. Bush, membre du CA de Freedom House et membre fondatrice du think tank néoconservateur Project for the New American Century (PNAC) qui a eu une influence considérable sur l’administration Bush fils. Paul Wolfowitz, illustre faucon néoconservateur, secrétaire adjoint à la Défense entre 2001 et 2005 dans le gouvernement de George W. Bush, considéré comme un des cinq principaux artisans de l’invasion de l’Irak.
3- La NED n’a pas créé le Forum pour le débat d’idées uniquement. Le Forum a une mission bien définie au sein de la NED.
A ce sujet, voici ce qu’on peut lire dans le rapport 2001 de la NED :
«L’International Forum for Democratic Studies a été créé en tant que nouvelle division au sein de la Dotation en avril 1994. Le Forum est devenu un centre de premier plan pour l’analyse et la discussion de la théorie et de la pratique du développement démocratique et un centre d’échange d’informations sur les groupes et les institutions travaillant à maintenir la démocratie dans le monde. Par ses publications, ses conférences et ses réseaux universitaires, le Forum soutient et améliore également le programme de subventions de la NED et le Mouvement mondial pour la démocratie (World Movement for Democracy, WMD).[…] Les programmes du Forum international bénéficient des conseils et de l’implication d’un Conseil de recherche composé d’universitaires et d’autres spécialistes de la démocratie du monde entier.»
Cette mission est encore plus détaillée dans le rapport 2017 de l’International Forum for Democratic Studies intitulé «From ‘Soft Power’ to ‘Sharp Power’, Rising Authoritarian Influence in the Democratic World» : «L’International Forum for Democratic Studies de la National Endowment for Democracy (NED) est un important centre d’analyse et de discussion sur la théorie et la pratique de la démocratie dans le monde. Le Forum complète la mission principale de la NED – aider les groupes de la société civile à l’étranger dans leurs efforts pour favoriser et renforcer la démocratie – en reliant la communauté universitaire avec des militants du monde entier. Par ses activités multiformes, le Forum répond aux défis auxquels sont confrontés les pays du monde entier en analysant les opportunités de transition démocratique, de réforme et de consolidation. Le Forum poursuit ses objectifs à travers plusieurs initiatives interdépendantes :
– publier le Journal of Democracy, la plus importante publication au monde sur la théorie et la pratique de la démocratie ;
– organiser des programmes de bourses pour les militants internationaux de la démocratie, les journalistes et les universitaires ;
– coordonner un réseau mondial de groupes de réflexion et entreprendre une gamme variée d’initiatives analytiques pour explorer des thèmes critiques liés au développement démocratique.»
Comme on peut aisément le constater, il ne s’agit pas uniquement de participer à un anodin débat d’idées, mais de collaborer activement dans la mission principale de la NED, c’est-à-dire l’«exportation» de la démocratie «made in USA».
C- La mission de l’International Forum for Democratic Studies
Lahouari Addi : «J’ai été sollicité en raison de mes travaux académiques en compagnie de noms prestigieux comme Lisa Anderson (professeure à Columbia University, connue pour ses travaux sur le monde arabe) ; Filaly Ansary, directeur de la Fondation Agha Khan de Londres ; Abdullahi Ahmed En-Naim, professeur de droit international à Emory University et disciple du réformateur musulman Mahmoud Taha ; Saad Eddine Ibrahim, directeur du Centre de recherche Ibn-Khaldoun au Caire, etc.»
A chaque fois qu’il en a l’occasion, notre sociologue national montre qu’il a de bonnes fréquentations, un carnet d’adresses étincelant. Parmi les noms cités figure celui de l’Egyptien Saad Eddine Ibrahim, qui est le collègue de Lahouari Addi à l’International Forum for Democratic Studies Research Council. Et, tout comme lui, il est sociologue, ancien professeur à l’université américaine du Caire. Saad Eddine Ibrahim est le fondateur du Ibn Khaldun Center for Development Studies, une ONG égyptienne financée par la NED, comme le montrent les rapports de la NED.
Saad Eddine Ibrahim a été membre du conseil consultatif du Project on Middle East Democracy (POMED), un organisme qui travaille de concert avec Freedom House et qui est financièrement soutenu par la NED et l’Open Society de G. Soros.
C’est POMED qui avait décerné un prix, en octobre dernier, à Sofiane Djilali. Saad Eddine a, lui aussi, été honoré, mais par Freedom House, en 2002.
L’étude du cas Saad Eddine Ibrahim est très intéressante dans la mesure où elle illustre bien cette contribution à la mission principale de la NED, à savoir «aider les groupes de la société civile à l’étranger dans leurs efforts pour favoriser et renforcer la démocratie en reliant la communauté universitaire avec des militants du monde entier».
Tout d’abord, signalons que Saad Eddine Ibrahim a été très impliqué dans le «printemps» égyptien. Il a été en contact étroit avec les cyberactivistes ONGistes égyptiens, qui ont été formés par les différents organismes d’«exportation» de la démocratie et qui ont été le fer de lance de la contestation de la place Tahrir.
1- Bassem Samir, membre de l’Egyptian Democratic Academy (EDA), une ONG largement subventionnée par la NED.
2- Sherif Mansour, responsable des programmes de Freedom House de la région Mena (Middle East and North Africa). Il a été en contact étroit avec Ahmed Maher et Mohamed Adel, deux leaders du «Mouvement du 6 Avril» égyptien.
3- Saad Eddine Ibrahim, le «collègue» cité par Lahouari Addi.
4- Dalia Ziada, cyberactiviste, membre de l’Ibn Khaldoun Center for Development Studies dirigé par Saad Eddine Ibrahim
5- Israa Abdel Fattah, surnommée la «Facebook Girl», cofondatrice avec Ahmed Maher du Mouvement du 6 Avril. Avec Bassem Samir, elle est membre de l’Egyptian Democratic Academy (EDA). Tout comme Saad Eddine Ibrahim, elle a été honorée par Freedom House qui lui a octroyé, en juin 2010, le prix New Generation.
Les relations entre Saad Eddine Ibrahim, membre de l’International Forum for Democratic Studies Research Council, et les jeunes activistes ONGistes égyptiens donnent une idée précise sur le modus operandi de la NED et de ses structures.
En y prêtant attention, on remarque une similitude avec la scène algérienne. Une participation à l’International Forum for Democratic Studies Research Council, des ONG algériennes financées par la NED et des activistes algériens formés par les organismes américains d’«exportation» de la démocratie.
«J’ai été sollicité en raison de mes travaux académiques en compagnie de noms prestigieux», a déclaré Lahouari Addi. J’y ajouterai une petite précision : «Des noms prestigieux qui sont rémunérés pour contribuer à la politique américaine d’exportation de la démocratie dans leurs propres pays.»
Avez-vous compris de rôle de la NED, Monsieur le Professeur ?
D- L’histoire du CV de Lahouari Addi
Lahouari Addi : «Ahmed Bensaada n’a jamais lu mon CV et il ne sait pas de quoi il parle. Il ne sait pas comment fonctionnent les institutions de recherche et l’université en Occident.» Non, M. Addi. J’ai bien lu et étudié vos différents CV. Ceux qui sont publiés sur les sites des institutions où vous avez œuvré. En plus, je les ai téléchargés et archivés, comme j’ai coutume de faire pour tout ouvrage que j’écris au cas où les documents seraient modifiés entre-temps.
Comme on peut le constater dans son CV institutionnel publié sur le site du laboratoire Triangle (UMR 5206) de l’ENS de Lyon, tous les séjours académiques de Lahouari Addi aux Etats-Unis y sont mentionnés. Mais il n’y a aucune trace de son appartenance à l’International Forum for Democratic Studies Research Council, le think tank de la NED, où il a été membre de 1997 à 2008.
Alors, Monsieur le grand professeur, vous qui savez parler et qui connaissez le fonctionnement des institutions de recherche et de l’université en Occident, pouvez-vous nous expliquer ce «petit oubli» ?
E- A propos des «figures» du Hirak
Lahouari Addi : «Une grande partie des Algériens, pas tous évidemment, s’est reconnue dans l’offre politique de Karim Tabou, Mustapha Bouchachi, Assoul Zoubida, Mohcene Belabbès, Kaddour Chouicha, Fodil Boumala et d’autres encore.» Que veut dire «une grande partie des Algériens, pas tous évidemment» ? Avez-vous réalisé des sondages pour connaître l’avis des Algériens ? Comment se fait-il qu’un professeur aussi «brillant» que vous puisse proférer de telles énormités et décider à la place du peuple algérien ?
En plus, je vois que la liste de vos élus s’est allongée par rapport à celle que vous avez décrétée en mars 2019. Et à voir certains nouveaux noms, vous confirmez admirablement bien tout ce que j’ai développé dans mon livre. Vous prétendez que le Hirak n’a pas de leader, mais vous vous comportez en Grand Manitou de ce mouvement populaire. C’est vous qui décidez de la proportion de la population qui est d’accord avec vous, du type de voie à choisir et des personnes qui doivent conduire le peuple vers la «lumière». Et tous ceux qui osent vous contredire sont des «dhoubab», n’est-ce pas ? Et vous prétendez que le Hirak n’a pas de ténors ?
Et puis qui sont ces personnes que vous sortez de votre chapeau de magicien à chaque fois ? Vous n’avez pas encore compris que ce n’est pas à vous de dire qui doit être quoi ou qui doit faire quoi ? Le Hirak vous aurait-il désigné «guide suprême» et on n’est pas au courant ?
F- A propos des pour et des anti-Hirak
Lahouari Addi : «Ahmed Bensaada montre qu’il est hostile au Hirak et qu’il soutient le régime.» Le grand Manitou s’est prononcé. C’est lui qui décide qui est pour et qui est contre le Hirak. Par n’importe quel Hirak, son Hirak ! L’inquisition, l’excommunication et le takfirisme tous réunis dans les propos de l’immense sociologue.
Mais qui vous a donné le droit de juger les gens ? Etes-vous le gardien d’un temple que vous avez édifié autour de vos ambitions et de vos lubies ? C’est vous qui distribuez et tamponnez les cartes d’adhésion au Hirak ?
«Soutenir le régime» ! Quel argument, Monsieur le grand professeur ! La reductio ad Hitlerum dans toute sa splendeur !
Mais dites-moi, si je travaille avec le «régime», avec quel régime travaillez-vous lorsque vous vous réunissez pendant douze ans dans les bureaux de la NED ? Vous avez une petite idée ou faut-il qu’on vous aide à trouver la réponse ? Lorsque vos travaux sont cités par la RAND Corporation, avec quel régime travaillez-vous ? Lorsque vous publiez un article intitulé «Algeria’s Army, Algeria’s Agony» (L’armée de l’Algérie, l’agonie de l’Algérie) dans Foreign Affairs, un des magazines américains les plus influents de la politique étrangère des Etats-Unis, pour quel régime travaillez-vous ?
G- La liberté d’expression, selon Lahouari Addi
Lahouari Addi : «Dès que les conditions politiques s’éclairciront dans notre pays, je déposerai plainte contre l’auteur et contre la maison d’édition.» En plus de la sociologie, Lahouari Addi semble être un spécialiste de la météo politique en Algérie. Lui qui se targue de plaider pour la libération de tous les détenus d’opinion, il veut en mettre d’autres sous les barreaux dès que les éclaircies arriveront. Des tribunaux populaires seront alors organisés pour juger ceux qui n’auront pas la carte d’adhésion au Hirak spécialement tamponnée par le Grand Manitou en personne.
Sachez, Monsieur le sociologue, que l’Algérie nouvelle n’a pas besoin de personnes hautaines, imbues d’elles-mêmes et qui usent de l’insulte au lieu de l’argument. Notre jeunesse s’est révoltée pour que les citoyens se respectent et respectent les idées d’autrui, sans les disqualifier lorsqu’ils ne partagent pas leurs opinions. En vous comportant de la sorte, vous n’êtes pas différent de la issaba (bande mafieuse) qui a été emportée par le tsunami populaire.
Le Hirak est une vraie bénédiction pour notre pays, mais il ne faut pas qu’il soit souillé par les «exportateurs» de la démocratie dont les agendas n’œuvrent ni pour l’intérêt de notre pays ni pour celui de notre peuple.
Alors, Monsieur Addi, qui de nous deux ne sait pas de quoi il parle ?
A. B.
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