Manipulation et auto-organisation
Par Kaddour Naïmi – Partout dans le monde, et depuis toujours, tant qu’un mouvement populaire ne se dote pas d’une auto-organisation libre, égalitaire et solidaire, il est victime de soi-disant représentants autoproclamés. Ils manipulent le mouvement populaire, lui faisant croire d’adopter ses objectifs. Parallèlement, ces manipulateurs neutralisent quiconque dénonce cette manipulation, par la stigmatisation, sinon la violence, occulte sinon déclarée.
Quelles que soient les «bonnes» intentions des manipulateurs, ils infiltrent le mouvement populaire (ou son organisation autonome, s’il parvient à la constituer), se proclament (en arguant de leur «savoir» académique ou autre) défenseurs des objectifs du peuple et, finalement, parviennent à faire élire les représentants des manipulateurs. En fait, le mouvement populaire est utilisé uniquement comme masse de manœuvre permettant aux manipulateurs de conquérir le pouvoir étatique, remplaçant ainsi l’oligarchie vaincue par une autre inédite.
Une fois parvenue à son but, cette dernière continue sa manipulation, en se présentant au peuple comme «démocratique», «révolutionnaire», «populaire» ou «sacrée» (accomplissant la volonté divine).
Cependant, les actes montrent qu’ils servent d’abord les intérêts spécifiques de l’oligarchie nouvelle ; accessoirement, si le mouvement populaire présente encore une certaine force, il est calmé (manipulé) par des «amortisseurs sociaux» : des miettes des ressources nationales, dont l’essentiel sert, toutefois, à enrichir et consolider la domination de l’oligarchie nouvelle.
Révolution française, mais de quel type ?
En France, entre 1789 et 1793, les autoproclamés représentants du peuple, l’utilisant comme masse de manœuvre, ont éliminé l’oligarchie féodale puis, une fois au pouvoir, ils ont réprimé les représentants authentiques des intérêts populaires (babouvistes, hébertistes, «enragés», sans-culottes), pour finir par établir une oligarchie bourgeoise capitaliste. Les «droits de l’Homme» servaient d’abord les droits de l’Homme capitalistes.
Révolution russe, mais de quel type ?
En Russie, entre 1917 et 1922, les autoproclamés représentants du peuple, Bolcheviks, ont agi pareillement aux «révolutionnaires» français jacobins dont ils admiraient l’étatisme centralisateur et le recours à la terreur sanglante, non seulement contre les féodaux royalistes mais tout autant contre tout mouvement populaire contestant leur dictature.
Avec les Bolcheviks, on constate une spécificité inédite. Le déclenchement du mouvement populaire parvint à instaurer des Soviets (conseils, comités, assemblées) autonomes, libres et solidaires dans tous les domaines sociaux. Lénine publia, alors, sa fameuse brochure Tout le pouvoir aux Soviets ! On crut donc qu’il les soutenait. En fait, ses militants infiltrèrent les Soviets, manipulèrent de telle façon que leurs militants furent élus comme représentants de ces Soviets. Alors, ces derniers furent réduits à de simples courroies de transmission de la dictature du parti bolchevique, masquée en «dictature du prolétariat».
Quelques Soviets, parvenus à demeurer autonomes, dénoncèrent ce qui était en réalité une dictature d’une oligarchie nouvelle sur le prolétariat. Parmi les Soviets autonomes se distinguèrent ceux de Kronstadt et d’Ukraine. Conséquence ? Lénine et Trotski les accusèrent de collusion avec les impérialistes étrangers et la réaction interne, ou, encore, d’«anarchistes». Ainsi la nouvelle «Armée rouge», commandée par Trotski, massacra les partisans de «Tout le pouvoir aux Soviets» : des milliers de morts, des milliers d’autres condamnés à ce qu’on créa alors : des goulags.
Les Bolcheviks firent croire avoir instauré le socialisme (ou communisme), jusqu’à proclamer leur Etat «soviétique». Machiavel aurait admiré. Mais, juste après les massacres d’authentiques partisans des Soviets, dès 1921, le parti bolchevik instaura la NEP (Nouvelle politique économique) : un capitalisme d’Etat, au profit d’abord de la nouvelle oligarchie «soviétique» et, accessoirement, créant des «amortisseurs sociaux» pour neutraliser les revendications populaires.(1)
Guerre de libération nationale, mais de quel type ?
Les guerres de libération nationales, entreprises au nom du peuple, ont éliminé le système colonial. Là aussi, le peuple fut utilisé comme simple masse de manœuvre. Ensuite, ceux qui ont pris le contrôle de l’Etat indépendant ont réprimé les mouvements authentiquement populaires, là encore en les accusant de «contrerévolutionnaires», complices de l’impérialisme et de la réaction interne, ou simplement d’«anarchie». En Algérie, ce fut le cas notamment de l’autogestion ouvrière et paysanne, puis de l’organisation syndicale. Résultat : établissement d’oligarchies indigènes.
D’une manière générale, quand une guerre de libération nationale veut s’approfondir par une libération sociale, cette dernière est éliminée par un coup d’Etat ou l’assassinat de leaders authentiquement populaires : Patrice Lumumba, Mehdi Ben Barka, Thomas Sankara, etc. Cette élimination permet à l’oligarchie au pouvoir de se maintenir, généralement avec le soutien de l’ancienne oligarchie coloniale qui, après l’indépendance du pays ex-colonisé, y maintient des «intérêts» économiques.
Election
Dans le cas où des représentants du peuple sont démocratiquement élus (mais sans mandat impératif, ni limite de rétribution financière), généralement ils deviennent une caste qui défend prioritairement ses intérêts spécifiques et, accessoirement, si la pression populaire est trop forte, ils établissent des «amortisseurs sociaux» pour calmer le peuple.
Dans les démocraties parlementaires, le phénomène est systématique. Dans les organisations syndicales, y compris autonomes, comme dans les partis politiques, y compris «populaires», le phénomène de formation de caste privilégiée généralement se répète.
D’où la nécessité pour les citoyens non seulement d’élire démocratiquement leurs réels représentants, mais de satisfaire quatre autres conditions. 1) Ces représentants doivent être limités par un mandat impératif : il consiste à supprimer à tout moment le mandat du représentant, dans le cas où il trahit la mission confiée. 2) Ces représentants ne doivent pas recevoir un salaire supérieur au salaire moyen d’un travailleur, autrement, dans le cas d’un salaire supérieur, le risque est certain de voir des opportunistes présenter leur candidature pour jouir de privilèges, constituant ainsi une caste aux intérêts contraires à ceux du peuple. 3) L’auto-organisation implique l’autofinancement, dans une totale transparence, autrement la manipulation est inévitable. 4) L’auto-organisation implique une action pacifique, excluant toute forme de violence, physique ou psychologique.
Pourquoi ces conditions ? Par respect du principe : la fin doit correspondre au moyen. Une société réellement démocratique, – donc pacifique, libre, égalitaire et solidaire -, ne se construit pas avec des moyens dictatoriaux, violents, de contrainte, hiérarchiques et sélectifs.
Soit dit en passant, des organisations telles que les Frères musulmans ou des officines comme la NED étatsunienne s’inspirent directement de l’une ou de la combinaison entre plusieurs des manipulations ci-dessus décrites.
L’impossible possible
Où donc a existé une telle auto-organisation populaire ? Les exemples les plus significatifs ont été : la Commune de Paris (1870-1871), les Soviets en Russie (1917-1922), les «Colectividad» en Espagne (1936-1939), les comités d’autogestion ouvrière et paysanne en Algérie (1962-1965).
Ces auto-organisations populaires furent écrasées, les trois premières dans le sang. La Commune de Paris, par l’armée bourgeoise, avec la complicité de l’armée d’occupation allemande. Les Soviets russes, par les «communistes» bolcheviks, commandés par Lénine et Trotski, dont certains généraux étaient d’ex-officiers tsaristes. Les «Colectividad», par la coalition de la partie fasciste de l’armée espagnole, avec le concours de l’armée nazie, de l’armée fasciste italienne, des «communistes» espagnols et des représentants de Staline en Espagne. Quant à l’autogestion algérienne, elle fut bureaucratiquement étouffée, et le syndicat des travailleurs devint une courroie de transmission étatique contrôlant les adhérents. Les récalcitrants furent réprimés au nom du «socialisme» et de la «démocratie populaire».
Est-ce à dire que ces formes d’auto-organisation ne peuvent plus exister ? En histoire sociale, rien n’est impossible, ni le pire ni le meilleur. Tout dépend essentiellement d’au moins deux facteurs.
1) D’abord, les dynamiques sociales, plus exactement les conflits entre exploiteurs-dominateurs et exploités-dominés ; tant que ces derniers supportent leur situation, et les premiers la gèrent convenablement, l’idée d’auto-organisation populaire est ignorée.
2) Ensuite, les idées circulantes. Celles d’auto-organisation populaire sont actuellement minoritaires. Outre à la dynamique sociale, évoquée en premier, l’autre cause est la suivante : les producteurs d’idées sont, dans leur majorité, une caste privilégiée ; elle veille donc à le rester. En s’autoproclamant, évidemment au nom de «connaissances» et diplômes académiques, représentant le peuple, les membres de cette caste lui dénient logiquement toute «vocation à s’autostructurer», parce qu’ils prétendent savoir mieux que le peuple ce dont il a besoin.
Concernant le possible en histoire sociale, rappelons deux faits. A l’époque de l’esclavagisme, puis du féodalisme, l’idée d’égalité entre tous les êtres humains semblait inconcevable, une utopie, à l’exception de quelques très rares penseurs : dans l’antiquité : Antisthène, Diogène, Epicure, Spartacus, Zhuang Zi, et à l’époque féodale : Thomas Müntzer, Diderot, Rousseau, etc. (2)
Aujourd’hui, époque de domination du capitalisme et, dans la «gauche», du marxisme, tous les deux sont basés sur l’autorité de caste d’«experts» (en gestion sociale, en «révolution» ou en volonté divine), que le peuple doit suivre. Par conséquent, l’idée d’auto-organisation populaire est considérée comme inconcevable, impraticable, une utopie d’idéaliste, de l’anarchie au sens de désordre. Les expériences d’auto-organisation populaire qui ont existé sont au mieux ignorées, au pire stigmatisées comme «aventurisme», donc sans aucun intérêt. L’histoire des peuples décidera.
Qui donc est un réel défenseur, pour ne pas dire représentant, des intérêts du peuple ? N’est-ce pas celui qui contribue à ce que le peuple s’auto-organise de manière démocratique pour défendre ses propres intérêts ? Tout au plus, si ce défenseur dispose de connaissances utiles, il lui suffit de les mettre au service du peuple, en respectant l’autonomie décisionnelle de ce dernier. Car, enfin, prétendre savoir mieux que le peuple ce dont il a besoin, est-ce logique, rationnel, honnête, démocratique dans le sens authentique du terme ?
K. N.
(1) Voline, La Révolution inconnue, http://kropot.free.fr/Voline-revinco.htm
(2) Pas Voltaire. Partisan d’une monarchie «éclairée», où les philosophes auraient une place prépondérante, il écrivit : «L’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne.»
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