Exclusif – L’anthropologue Farid Belkadi raconte son combat pour la mémoire
«Mon travail de recherche au MNHN n’a jamais été fortuit, comme l’ont affirmé certains. Il est exceptionnel, né d’une maturation obstinée, opiniâtre, lente et progressive», affirme l’anthropologue Ali Farid Belkadi qui a été le premier Algérien à tenir le crâne de Cheikh Boubaghla dans ses mains. «Le premier jour, j’ai pris le crâne de Boubaghla dans mes mains et j’ai lu la Fatiha (premier verset du Coran, ndlr) devant les responsables du MNHN, Phillipe Mennecier et Alain Froment», confie-t-il dans cette interview exclusive à Algeriepatriotique. Sa tâche n’a pas été facile et son travail consciencieux, qui a abouti au rapatriement d’une partie des crânes des résistants algériens détenus par la France pendant plus d’un siècle et demi, n’a pas été vain. Son but : encourager les Algériens à œuvrer pour la mémoire et contre l’oubli.
Algeriepatriotique : Vous vous êtes battu pour la restitution des crânes des résistants algériens. Que ressentez-vous maintenant que votre combat est couronné par leur rapatriement ?
Ali Farid Belkadi : Je suis heureux du dénouement de cette sinistre affaire du Musée national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris et, plus particulièrement, d’avoir pu unir tous les Algériens autour de ce thème fédérateur. Au moment où l’Algérie fête le 58e anniversaire de la fin de l’oppression coloniale et les valeurs pérennes de Novembre. L’Algérie a oublié ses soucis le temps de mettre en terre les restes mortuaires de ces lointains et valeureux guerriers. Il faut voir ce retour des crânes de nos martyrs comme une bonne fortune qui permettra de rédiger autrement, pour les futures générations, notre histoire nationale mise sous le boisseau par les clans.
Il n’y a pas si longtemps, les responsables du MNHN étaient contre le retour des restes mortuaires en Algérie. Les Algériens, qui ont des liens compliqués avec l’ancienne colonie, ont appris à se méfier des repentirs tardifs et des remords déviés. Nous sommes les héritiers d’une longue tradition de luttes acharnées pour être de plus en plus haut, de plus en plus forts, c’est cela l’Algérie.
Le traitement abject de nos héros par la France n’a jamais soulevé de profondes questions morales ou philosophiques de la part des intellectuels français. La patrimoinisation des restes humains pose la question des limites des concepts de propriété inaliénable appliquée aux restes mortuaires des résistants algériens, auxquels la France a toujours refusé l’inhumation.
Ma pensée, en ces jours de recueillement national, va au khalifat de l’Emir Abdelkader, Al-Djoudi, mon ancêtre du côté maternel, qui s’était exilé en Orient dans les années 1850, en même temps que des centaines d’autres Algériens qui avaient refusé de vivre sous le joug des Français. Al-Djoudi a fini ses jours à Haïfa, en Palestine occupée. Le cimetière où il reposait a été démoli par les juifs en 1948.
Vous avez recensé 536 restes mortuaires. Appartiennent-ils tous à des Algériens ?
Les crânes appartiennent tous à des Algériens, qu’ils soient contemporains, comme Boubaghla, Al-Titraoui, etc., ou à ceux d’autres époques, quand notre pays ne portait pas encore le nom Algérie. Je les ai répartis par ères. Viennent d’abord nos martyrs de la longue lutte de libération, qui a débuté avec l’annonce de Charles X de la formation d’une expédition à Alger au début du mois de mars 1830, et qui s’est achevée le 19 mars 1962 par notre victoire. Il y a les crânes des martyrs de Zaatcha, au nombre de soixante-dix. A ceux-là s’ajoutent ceux de la résistance du grand chef Ahmed Bey de Constantine, tombée aux mains des Français le 13 octobre 1837 après une farouche résistance.
D’autres crânes appartiennent à l’Antiquité, ainsi qu’à l’époque néolithique, parmi lesquels un grand nombre sont originaires de la nécropole mégalithique de Roknia (Guelma), la plus importante du Maghreb, voire de France par le nombre de dolmens. Nous avons des spécimens de ces mégalithes à Aïn Benian (ex-Guyotville), à El-Djamila (ex-La Madrague) qui est de nos jours envahie par le béton. Toutes les régions d’Algérie ont payé l’éco-contribution aux collectionneurs du MNHN de Paris. Les Français ont vidé l’Algérie de tous ses biens, dont les stèles puniques du musée du Louvre dont j’ai effectué l’inventaire.
Tous les crânes qui ont été rapatriés à Alger ont été identifiés par moi-même, d’après mes travaux au MNHN, confirmés par des lettres de l’époque. Le tout a été remis par moi-même à l’ex-ambassadeur, Abdelkader Mesdoua, ainsi qu’à la commission lors de nos réunions.
Concernant le crâne de Mohamed Ben Hadj, mort à l’âge de 17 à 18 ans, tout est dans la base de données du MNHN, il n’y a rien d’autre à rajouter – «MNHN-HA-299. Mohamed Ben Hadj. Kabyle de la grande tribu des Béni-Menacer, prisonnier de guerre, mort à Alger le 8 mai 1843, don Flourens, coll. Guyon, chirurgien de l’armée d’Afrique» – et ainsi de suite pour les 24 crânes rapatriés. Lors de la dernière séance au musée de l’Homme, j’ai identifié 4 crânes, dont celui d’un ancêtre de Dalil Boubekeur, l’ancien recteur de la Grande Mosquée de Paris. Je lui ai adressé un courrier, il m’a chaleureusement remercié.
Sur les vingt-quatre crânes rapatriés, seulement trois appartiennent aux résistants de Zaatcha. Y en a-t-il d’autres ?
Il y en a bien plus. Mon dernier inventaire indique la présence au MNHN de soixante-dix crânes originaires de Biskra, ils appartiennent tous aux résistants de Zaatcha qui ont été décapités à la fin du siège de l’oasis par les soldats du corps expéditionnaire français. C’est parmi ces crânes qu’il faudra rechercher la tête d’Al-Hassan Bouziane, décapité en même temps que son père, Cheikh Bouziane, et Moussa Al-Darkaoui. Les trois têtes ont été fichées sur des baïonnettes avant d’être exposées sur la place du marché de Biskra. La commission algérienne, à laquelle j’ai remis tous mes documents, n’en a pas tenu compte. Je n’ai pas été convié à certaines prospections de cette commission qui a procédé par tâtonnements et atermoiements. Je le dis et je le répète : les Algériens ne savent pas ou ne veulent pas travailler ensemble. C’est dans nos gênes, nous sommes tous des rab al-meqla (chefs autoproclamés et connaît-tout, ndlr).
Et la résistance constantinoise ?
Il faut, en effet, signaler aussi le cas des crânes du site de Koudiet-Aty, conservés au MNHN. Il s’agit de crânes collectés lors de la prise de Constantine en 1837. Koudiet-Aty fut le lieu choisi par les médecins militaires et les collectionneurs français pour y entreposer les crânes des résistants algériens avant leur transport vers la France.
Seules des recherches approfondies dans les archives du muséum permettront de savoir – si elles sont tentées et menées professionnellement à leur terme – s’il s’agit de crânes collectés par Edmond Vital, le médecin-chef de l’hôpital de Constantine, qui amassait les têtes des chefs de la résistance, dont celui de Cherif Boubaghla, ou bien s’il s’agit de guerriers d’Ahmed Ben Mohammed Cherif, plus connu sous le nom d’El-Hadj Ahmed Bey, le dernier bey de Constantine, mort le 30 août 1851 et enterré au Mausolée de Sidi Abderrahmane à Alger.
La commission mixte dont vous êtes membre continue-t-elle de travailler pour rapatrier d’autres restes mortuaires appartenant à des Algériens ?
Il reste beaucoup à faire. Là, nous changeons de catégorie, de genre, d’espèces. Il faudrait une autre approche de ces ossements. Les connaissances culturelles approximatives ne suffisent pas pour aborder d’autres séries d’ossements qui appartiennent à l’histoire lointaine du pays, à l’Antiquité et au Néolithique, qui viendront enrichir les sources et encourager les historiens et les archéologues en leur donnant des lignes directrices de recherche. Les doctorants algériens ont dès à présent du pain sur la planche. Je peux les y aider. La commission doit être capable d’interpréter le plus fidèlement possible le passé lors de ces nouvelles identifications liées à l’Antiquité. L’Algérie est le pays des évènements spectaculaires, insaisissables. Mais, hélas, j’ai de plus en plus la conviction ferme que les Algériens ne savent pas travailler ensemble, ou alors, ils ne le peuvent pas ou ne le veulent pas. Je crois que je devrais écrire un livre sur les innombrables embûches dont on a parsemé mon chemin dans cette affaire du MNHN. Les règles de déontologie sont vaines, à quoi bon le rappeler ?
Pouvez-vous nous raconter les dernières heures qui ont précédé le transfert des crânes des résistants algériens ce vendredi, la veille de la célébration de la Fête d’Indépendance ?
Je n’y ai pas assisté. L’ambassade et la Présidence m’ont appelé afin que je fasse partie de la délégation qui accompagnerait le retour des crânes au pays, j’étais à ce moment-là dans un train qui roulait vers l’Espagne où je me trouve encore. Je n’ai pas besoin de publicité.
Avez-vous rencontré des oppositions dans votre travail dans le cadre de cette commission ?
Oui, dès le départ. M. Abdelkader Mesdoua, l’ex-ambassadeur d’Algérie en France, m’a affirmé qu’il avait insisté personnellement auprès de certaines autorités pour que je fasse partie de la commission scientifique. Ceux-ci étaient farouchement opposés à ma présence au sein de la commission. Je suis pour la deuxième République, voire même pour la troisième en sautant la deuxième. Je n’ai jamais su le nom de cette personne ou de ces personnes qui n’ont pas fait appel aux meilleurs spécialistes de la question.
Qui a décidé qu’il fallait réunir vingt-quatre crânes et qu’il fallait s’arrêter à ce chiffre ? Mystère.
J’ai fourni à cette commission la liste soignée d’une soixantaine de crânes, ainsi que la plupart des documents en ma possession, sinon tous, sans aucune contrepartie, dont trois inventaires successivement. Auparavant, j’ai répondu à la demande de M. Djamel-Eddine Miadi, responsable au ministère des Moudjahidine. Des documents sans cesse revus et augmentés, mis à jour, ainsi que des copies de lettres exceptionnelles et confidentielles, datant des années 1840-1850 et des années suivantes, que les collectionneurs et les donateurs de crânes s’adressaient entre eux. Comme on dit vulgairement, j’ai mâché le travail. J’ai même rectifié des niaiseries et des balourdises des collègues, dans un rapport interne de vingt pages adressé à chaque membre de la commission. M. Amine Mokhtar Khelif, l’actuel ambassadeur d’Algérie en Croatie, pourra en témoigner. De même que M. Abdelkader Mesdoua. Outre des personnes que je ne nommerai pas.
Voici un exemple de correction de ces erreurs rectifiées par moi : «Dans la liste qui doit être remise au MNHN, il serait plus logique d’indiquer le type d’ossements que l’on demande. Préciser, par exemple, s’il s’agit d’un crâne complet avec maxillaire inférieur (a.m.i.) ou sans maxillaire inférieur (s.m.i.) ou encore calva+base, etc. Ceci, conformément à la classification scientifique qui organise les hiérarchies et les extensions en genre/espèce/variétés/particularités, etc. Dans le cas du MNHN, il ne sert à rien de dire que tel ou tel individu est mort d’une pneumonie ou «mort âgé» ou d’un «mal de dents», etc. Dans un contexte scientifique, cela dénote un amateurisme certain au sein de notre délégation. A éviter donc.»
Les autorités françaises vous ont-elles facilité la tâche ?
Ma reconnaissance et ma haute estime vont à Philippe Mennecier et à Alain Froment, respectivement chargé de conservation de la collection d’anthropologie biologique et directeur scientifique des collections d’anthropologie du MNHN de Paris, pour m’avoir facilité l’accès à la collection où sont rassemblés les restes mortuaires des résistants algériens détenus par leur institution. Ceci, dès le mois de mars 2011. Sans oublier la sénatrice Catherine Morin-Desailly qui m’a reçu au Palais du Luxembourg pour m’expliquer, autour d’un café, la démarche suivie par elle pour le retour des crânes Maoris de la Nouvelle-Zélande.
Plusieurs années ont passé depuis que la commission mixte a été mise sur pied pour voir enfin les premiers crânes «libérés». Qu’est-ce qui explique cette lenteur ? Sont-ce des raisons scientifiques liées aux recherches ou des considérations politiques ?
Des pratiques politiques pour des raisons électorales ou autres. Il aura fallu attendre l’arrivée d’Emmanuel Macron, initiateur d’une autre mentalité politique française, pour voir les choses s’éclaircir. François Hollande repoussait les solutions toujours vers l’arrière, en cachant la poussière sous le tapis. L’agressivité nouvelle des Algériens dans la gestion des affaires étrangères a fait le reste. Mais on ne sait trop le comment ni le pourquoi. Les voies du seigneur sont impénétrables, dit-on.
Y a-t-il des restes mortuaires d’Algériens ailleurs qu’en Métropole ? Dans les départements français ultramarins, par exemple ?
En ce qui concerne la déportation des Algériens en Nouvelle Calédonie, il faut se reporter aux archives de Max Nettlau, collectionneur et historien allemand. Celui-ci a récupéré, en 1903, le registre des décès et des libérations de déportés, parmi lesquels des Algériens, entre 1872 et 1879. Il y a un cimetière musulman à Bourail Nouvelle Calédonie où sont enterrés les Algériens morts en déportation. Des Algériens morts de la peste dans cette île du Pacifique ont été décapités et leurs ossements ont été envoyés en France à des fins d’études médicales, en même temps que les ossements de certains déportés français de l’insurrection de la Commune de Paris en 1870. J’ai fourni cette piste à la commission scientifique algérienne, dont les noms de médecins qui se sont intéressés au sujet. Ces crânes sont dispersés en France, dans des hôpitaux et les facultés de médecine. Le Muséum de Paris n’en détient pas ; c’est le Dr Alain Froment, responsable au MNHN, qui me l’a certifié.
Les médias égyptiens ont assuré une large couverture au rapatriement des crânes des résistants algériens. Parmi ces restes mortuaires, se trouverait un crâne appartenant à un Egyptien qui a combattu aux côtés des résistants algériens…
Effectivement. Il s’agit du saint patron Moussa Al-Darkaoui. Je suis à l’origine de cette information transmise aux Egyptiens. Le 26 décembre 2016, j’ai adressé un courriel à deux journalistes égyptiens du journal Al-Ahram, Ahmad Al-Sayed Al-Naggar et Fouad Mansour, dans lequel je leur ai révélé le parcours singulier de Moussa Al-Darkaoui. D’ailleurs, tout un chapitre est consacré à cette histoire dans mon livre Boubaghla, le sultan à la mule grise. La résistance des Chorfas, paru aux éditions Thala en novembre 2014. L’Egypte est un pays frère. Dans les moments durs de la Guerre de libération nationale, les Egyptiens étaient à nos côtés. Tout comme les Algériens furent à leurs côtés dans les guerres qu’ils menèrent contre Israël. J’ai entretenu un blog pendant des années consacré à cette affaire. Effacé depuis. J’ai écrit des dizaines de textes pour sensibiliser les Algériens. De même que j’ai tenu quotidiennement une page sur Facebook à ce sujet. Fermée depuis. Toutes les photographies des crânes sont ma propriété, y compris celles qui ont été diffusées par les chaînes de télévision et publiées dans les journaux, que ce soit en France ou en Algérie. Il aurait été indécent pour moi d’exiger une quelconque compensation. J’ai juste demandé que mon nom figure sur ces photos. Généralement, on «oubliait» de me citer.
Ce qui compte, c’est l’action et non pas le fruit de l’action.
Je tiens aussi à préciser que mon travail de recherche au MNHN n’a jamais été fortuit, comme l’ont affirmé certains. Il est exceptionnel, né d’une maturation obstinée, opiniâtre, lente et progressive. Une période de prospérité intellectuelle et la petite étincelle qui vous fait signe au loin. Autrement dit, c’est la baraka. Si j’avais été chef de guerre, j’aurais gagné une belle bataille, je crois. La miséricorde que le Seigneur des mondes octroie à ses créatures, personne au monde ne peut la raturer ou l’effacer. C’est écrit dans mon génome et mon patrimoine génétique. Le premier jour, j’ai pris le crâne de Boubaghla dans mes mains et j’ai lu la Fatiha (premier verset du Coran, ndlr) devant les responsables du MNHN, Phillipe Mennecier et Alain Froment.
Un mot pour finir ?
Au moment de l’arrivée des crânes à l’aéroport d’Alger, j’ai reçu un appel téléphonique de ma nièce, âgée de 7 ans, qui m’a dit, très excitée : «Tonton, félicitations, c’est le plus beau jour de ma vie !». Je dédie le fruit de tous ces efforts aux Algériens de toutes les conditions, de toutes les opinions et de tous les milieux, afin qu’ils se rappellent. Pour mémoire, contre l’oubli !
Interview réalisée par Karim B.
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