Comment Khelil et Ould-Kaddour ont transformé Sonatrach en coquille vide
Par Dr Lagha Chegrouche(*) – De point de vue de la science économique et de la pratique managériale, la gouvernance suggère la présence d’une stratégie de réformes conçue et conduite avec rigueur et transparence, en vue de rendre l’économie du pays une économie productive, efficace et compétitive. Ce qui suppose que la gouvernance managériale a la primauté sur la régulation libérale – spontanée, par le marché –, parce que le «marché» doit être au service des intérêts stratégiques d’un pays.
L’illusion libérale
Il est donc illusoire de penser le contraire. Le faire relève pour le moins d’une méconnaissance des réalités industrielles et économiques dans le monde. La gouvernance économique, libéralisation et régulation, telle que pratiquée en Algérie à l’époque de Chakib Khelil et Abdelmoumen Ould-Kaddour, procède d’un mode abrutissant, fidèle au «paradigme carthaginois» – Carthage abrutit, Rome divise ! – et ce, malgré la prolifération des lois et règlements en la matière. Une «vision sans stratégie de gouvernance» et sans que les préférences et les enjeux économiques et sociaux ne soient évalués au préalable.
Le processus de gouvernance a été confié à des apparatchiks dont l’incompétence le dispute à l’approximation, convertis à un «libéralisme» via un détour outre-marin pour cette «élite», mais par intérêt rentier, opportunisme politique ou incitation partisane pour la «multitude». En effet, les partisans de ce «libéralisme», de plus «assumé» sans continence, ont pris le contrôle et l’autorité du processus de gouvernance managériale, parce que le pays était «contraint» et les honnêtes compétences «écartées».
Dans le secteur de l’énergie plus spécifiquement, une technostructure managériale sous l’autorité de Chakib Khelil et Abdelmoumen Ould-Kaddour a transformé Sonatrach en une «coquille financièrement énergétivore» sans enjeu pour le devenir économique et stratégique du pays (cf. Sonatrach : jeu et enjeu, avril 2020). Sonatrach consommait en «frais de fonctionnement et d’investissement» entre 10 et 15 milliards de dollars par an, selon de nombreuses estimations rigoureuses internes ou internationales. C’est-à-dire, entre 20 et 30% de son chiffre d’affaires pour un prix de pétrole de 65 dollars le baril ! Sonatrach, par cette illusion libérale, s’est transformée en «rentivore» au mépris des lois et de l’intérêt du pays.
La rentabilité d’une entreprise est d’abord dictée par ses profils industriels et managériaux sur tous les segments d’activités ou les portefeuilles d’affaires et non évaluée exclusivement en fonction de sa rente générée par une position dominante sur un gisement ou un segment d’activités d’hydrocarbures ou, encore, par une hausse des prix du pétrole. Pour les compagnies internationales (IOCs) en particulier, la variation des prix n’impactent la rentabilité de l’entreprise que marginalement et par ricochet. Est-ce le cas de la compagnie algérienne pendant ces deux dernières décennies ? Non ! Mais une certaine presse spécialisée persiste à faire l’éloge de cette technostructure supplétive outre-marine ou issue de MIT. C’est donc la rente pétrolière qui maintient cette compagnie stratégique d’Algérie en survie, une perfusion financière partagée. Elle est devenue syndromique pour l’élite et la multitude (cf. Géopolitique d’Algérie : syndrome de la régence).
Le référentiel d’appréciation des effets induits de ce processus de gouvernance managériale reste ceux de la baisse dramatique du niveau des réserves pétrolières et gazières, de la dégradation des performances économiques à l’exportation ou la condition sociale dans le pays. Nous pouvons, en guise de contribution, caractériser cette problématique de la gouvernance managériale et les tentatives de régulation libérale. Les exigences pour l’ouverture du secteur le plus pertinent du pays au capital privé international et local, sont obstinément invariables.
Nouvelle gouvernance
La promulgation de la loi sur le gaz et l’électricité en 2002 annonce une nouvelle période de gouvernance économique, fondée sur un libéralisme «par le marché». Les dispositions de cette loi sont d’inspiration néolibérale, en rupture avec la vision de contractualisation de la période précédente. Ce n’est plus le «contrat» qui induit «l’efficacité économique», mais le «marché» et rien que le marché, avec – ou sans – la «main invisible» d’Adam Smith. Un libéralisme forcené mais formellement «assumé». C’est une vision qui s’insère dans une logique d’extraversion économique. De nombreux secteurs économiques ont fait l’objet d’expérimentation. L’énergie, les mines et les télécommunications ont connu des «percées» tant sur le plan des «lois et règlements» instituant le nouveau mode de gouvernance, que sur celui de la mise en place des nouvelles «autorités de régulation». Nous limitons l’analyse au secteur de l’énergie.
– La loi sur le gaz et l’électricité de 2002 a introduit des principes qui ont prévalu lors de la déréglementation de l’industrie de réseau aux Etats-Unis et en Europe, notamment pour l’électricité, le gaz, la télécommunication, le transport. Une transposition intégrale, copie conforme, de ces principes de «dérégulation» aux industries fondées sur le «monopole naturel». Cependant, l’industrie électrique – ou gazière – en Algérie n’a rien à voir avec celle des pays de l’Union européenne ou des Etats-Unis. Le sens de la mesure devrait, en théorie comme en pratique, l’emporter sur l’imitation ou l’idiologie.
– La loi sur les hydrocarbures de 2006, suivie d’autres versions, a prolongé, puis affiné cette vision libérale, pourtant spécifique à l’industrie de réseau, en postulant pour un cadre réglementaire, un mode de régulation pour le moins atypique dans l’industrie pétrolière internationale, une industrie concurrentielle, exception faite de la partie génératrice de la rente pétrolière, le gisement proprement dit. Le gisement étant à l’origine de la rente de monopole.
– La création d’une autorité de régulation, ALNAFT, une «agence pour la valorisation des ressources en hydrocarbures», un rôle de «gestionnaire» du domaine minier qui était, par délégation, du ressort de Sonatrach. Une seconde autorité appelée «Agence nationale de régulation des hydrocarbures» (ARH), qui a pour mission de garantir le «libre accès et l’égalité de traitement pour les tiers».
Le processus de libéralisation dans sa phase ultime devrait conduire, par ricochet, à l’alignement des prix du marché intérieur sur les prix internationaux, en raison de la «liberté des flux d’importations». Les entités importatrices et les représentations des compagnies internationales n’hésiteraient pas à répercuter ces prix internationaux sur les consommateurs autochtones, y compris sur ceux dont le revenu est uniquement le salaire minimum. Le revenu annuel per capita étant de 4 710 dollars – 1 990 dollars en 2019, selon la Banque mondiale. Il traduit une forte disparité salariale et patrimoniale dans le pays. Les salaires en Algérie restent dix fois plus bas que dans les pays où ces produits importés sont fabriqués. Une situation porteuse de nombreuses et graves précarités pour le pays et dont la gouvernance économique ne mesure pas les effets sur le bien-être collectif et, surtout, pour la paix sociale, notamment dans l’optique d’une libéralisation totale.
Dans une précédente contribution, nous avons tenté de clarifier le nouveau jeu auquel Sonatrach est confronté. Les enjeux portés par sa nouvelle direction semblent pertinents et exigent un consensus large au sein et autour de Sonatrach, pour un sursaut managérial et stratégique dans l’intérêt du pays.
Le contexte international exige, en effet, de cette compagnie, pour préserver son rang et ses parts de marché, de refonder sa comptabilité managériale, revitaliser ses pôles de production, accroître l’effort de recherche et d’expertise et peaufiner les trajectoires de croissance et d’excellence.
Au lieu de ce consensus politique et managérial, de nombreux «critiques» se sont lancés dans le dénigrement, l’injure, voire une forme de «racialisme» abject qui dépasse des considérations régionalistes et claniques, selon l’adage du pays «bghelhoum wala âwd e’nass» (leur mulet vaut mieux qu’un Barbe). Un courant haineux indigne de l’Algérie combattante, une technostructure responsable de tout point de vue de la déconfiture de Sonatrach, le bras économique du pays. Une technostructure qui a légué au pays une coquille managériale sclérosée à revitaliser, des réserves stagnantes voire en baisse à reconstituer, des infrastructures vieillissantes à rénover et une culture rentière et claniste à bannir.
C’est l’œuvre de la technostructure sous l’autorité de l’expert de la Banque mondiale et son génie, l’auditeur de MIT.
L’ancienne technostructure managériale a abusé manifestement et massivement d’un bien public confié à son management. Au lieu de servir le pays, elle s’est servie. Elle s’est attribuée des gros salaires et diverses rétributions pécuniaires ou en nature – primes, logements, voitures, cartes bancaires, missions à l’international, suites de luxe, frais de bouche et de séjour, vacances et festivités, crédits à taux zéro. Le management des IOCs pourtant privés, éprouve l’envie et même l’agacement face à autant d’avantages financiers et économiques. Les comptes salariaux de ces IOCs n’ont rien à avoir avec ceux de Sonatrach. Une préférence supposée contributive à la «lutte contre la corruption» est inexplicable, de ce point de vue.
Juste un abus de biens sociaux, un abus de position préjudiciable.
L. C.
(*) Chercheur en économie & stratégie, université Paris I, directeur du Centre d’études nord-africaines (Paris). Ses travaux de recherche portent sur l’économie et la géopolitique comparée. Il enseigne à l’université de Paris I. Il collabore, par ailleurs, avec des institutions internationales.
Auteur de nombreuses publications relatives à l’économie et à la géopolitique. En 2020, il a publié deux ouvrages : Chroniques nord-africaines : régence et gouvernance ; Géopolitique d’Algérie : syndrome de la régence. Il s’exprime souvent dans la presse ou lors des forums sur des problématiques de géopolitique comparée et de relations internationales. Chroniqueur sur de nombreuses chaînes de télévision internationales.
N. B. : le titre est de la rédaction.
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