Les dessous des insolites et surprenantes relations russo-turques
Par Ali Akika – Ce ne sont pas les habituels «spécialistes» (1) qui vont assouvir la soif des lecteurs qui veulent s’informer sur les dessous des cartes de la géopolitique. En dépit des trous dans leurs analyses, ils ont quelques succès chez certains lecteurs. Il est vrai que leurs analyses type Reader Digest sont plus faciles à digérer par des lecteurs dont on ne veut pas troubler les certitudes. Mais quand on dissèque la situation concrète des relations russo-turques, les présupposés idéologiques de nos «spécialistes» les enferment dans un labyrinthe d’où ils ne savent pas comment en sortir. Ils regardent la situation avec un «outillage conceptuel» fait de bric et de broc, une pincée de réel et un gros tas de préjugés enveloppés dans une overdose d’idéologie. Et quand le sujet porte sur des pays qui n’entrent pas dans le logiciel de leur Etat, leurs analyses se noient sous le poids d’une aversion qui frise la pathologie.
Voyons leurs regards sur la Syrie. Leurs sympathies allaient aux manifestations populaires contre une dictature au début du «Printemps arabe» en 2011. Mais quand tout le monde a vu pratiquement du jour au lendemain de véritables armées soutenues par une flopée d’Etats tenir la dragée haute à l’armée gouvernementale de la dictature, bouches cousues sur la transformation magique de manifestants en guerriers armés jusqu’aux dents. Leur fureur avait redoublé d’intensité alors que les manifestants populaires avaient été «détrônés» au profit d’Al-Qaïda et de Daech, qui étaient ravitaillés, ici, par des Etats, là, par des princes de pacotille mais rudement riches et, enfin, par Israël qui se réjouissait de voir ces «gens-là» s’entretuer et le laisser en paix.
La Turquie avait, depuis longtemps, des relations mouvementées avec l’Europe. D’abord, avec les précédents régimes militaires et, ensuite, avec Erdogan l’islamiste «modéré». Très vite, ces relations se sont détériorées, obstacles à l’entrée dans l’Union européenne, «singulière» démocratie islamiste «modérée» imposée à la société et répression contre les Kurdes. Ce portrait d’Erdogan dont le personnage, habité par la «splendeur du passé ottoman», énervait beaucoup de monde, à commencer dans son propre pays.
La Russie avait beau avoir tourné le dos à son communisme d’antan, remettre en selle la puissante Eglise orthodoxe, se familiariser jusqu’à prendre goût aux délices du capitalisme (et sa corruption), elle se trouva face aux mêmes irréductibles ennemis dans cet Occident soucieux de garder son statut de maître du monde.
Face à une telle situation où se conjuguent l’histoire millénaire de ces trois pays, l’enchevêtrement des alliances militaires et de gros intérêts économiques, nos Reader Digest abordent l’Orient, non pas comme De Gaulle «avec des idées simples dans l’Orient compliqué», mais avec la suffisance de leurs connaissances simplistes et «cartésiennes» dans un Orient devenu réellement complexe après la mort des empires et le parachutage d’un Etat tombé de nulle part. Nos «spécialistes» n’ont pas compris que le monde ne fonctionnait pas selon leur logique et, encore moins, sous le parapluie de la nostalgie de leur passé dans cette région.
Ainsi, ils pensent cerner la politique de Poutine en puisant dans les faits divers et rumeurs nés dans les caves des officines de propagande. Leurs secrets fantasmes leur font prévoir la défaite de Poutine en Syrie. Voyons plutôt les vraies cartouches dont se sert le chef du Kremlin, grand joueur d’échecs devant les éternels Gary Kasparov (le Russe) et Bobby Fischer (l’Américain). La Russie a une grande frontière avec la Turquie où son armée aligne pour le compte de l’OTAN un mur infranchissable de chars et de missiles. Le détroit des Dardanelles (turque) est un passage pour la Méditerranée de la flotte russe basée en mer Noire. Le commerce et le tourisme est florissant entre ces deux pays. Un accord pour l’évacuation du gaz russe a récemment été signé entre la Turquie et la Russie.
En temps «normal», tous ces facteurs géostratégiques et économiques suffiraient à sceller un traité de paix «éternel» entre les deux pays. Le hic, c’est que la Turquie est membre de l’OTAN, organisation militaire créée spécialement en 1949 pour surveiller l’ex-URSS. Or, aujourd’hui, la Russie est encerclée totalement par l’OTAN. Jusqu’à l’implosion de l’URSS en 1991, ses frontières étaient protégées par la présence des pays socialistes, Pologne, Tchécoslovaquie, Lituanie, etc. Aujourd’hui, ces pays sont membres de l’OTAN et Saint-Pétersbourg, ville de tous les tzars, se trouve à présent à 150 km de la Lituanie. Cette situation a entraîné une brutale réaction de la Russie qui s’est traduite par le retour de la Crimée dans son giron et par une aide aux séparatistes russes en Ukraine. On devine facilement l’obsession légitime des Russes à briser cet encerclement. L’occasion leur est offerte par la Turquie qu’ils veulent détacher de l’OTAN.
Dans la balance russe, les atouts ne sont pas négligeables. Outre les facteurs signalés plus haut, la Russie peut aider la Turquie à prendre sa revanche aussi bien contre l’Europe que contre les Etats-Unis. Elle l’a prouvé lors du coup d’Etat contre Erdogan en 2016. Ce dernier fut sauvé par les Russes qui l’ont averti à temps et put alors s’adresser de son hôtel de vacances au peuple turc. Pendant ce temps, l’Occident était content d’assister à la réussite – finalement un échec – du coup d’Etat qui aurait signifié la fin du chantage d’Erdogan dans le problème des réfugiés syriens. Et si on ajoute la vente des S400, les «Rolls» de la défense antiaérienne, tout baigne entre les deux pays. On comprend alors pourquoi Poutine ne coupe pas les liens avec ce pays malgré sa rage retenue contre la Turquie qui abattit un avion militaire, en novembre 2015, et l’assassinat de son ambassadeur à Istanbul, en décembre 2016.
Au regard de ce tableau riche en postures «d’amour et de haine», il y a une sorte de cohérence dans les insolites relations entre les deux pays. Après le champ de manœuvres de la Syrie, leurs «amours et haines» se déploient de nos jours en Libye. Après avoir stoppé l’avancée des Turcs vers le port pétrolier de Syrte, des avions inconnus auraient attaqué, le 6 juillet, la base militaire d’Al-Watiya, aux mains des Turcs, donc de l’OTAN. Encore et toujours l’OTAN. La Russie s’allierait avec le diable pour briser son encerclement. Poutine, ex-agent du KGB, connaît bien l’histoire de son pays qui a eu maintes fois l’obligation de desserrer l’étau depuis la Révolution de 1917 – guerre des Russes dits Blancs contre la Révolution – jusqu’à aujourd’hui où l’OTAN le nargue aux frontières nord de l’Europe, etc.
En Libye, la Russie continue la même stratégie ; se tenir au plus près de ses adversaires dans une région stratégique pour conquérir des positions, tout en surveillant des forces hostiles à son statut de grande puissance. Ces forces hostiles étaient inexistantes à ses frontières au temps de l’URSS. A l’heure actuelle, la Russie met à profit les fissures et zizanies qui traversent une Europe malmenée par Trump, mais objet de séduction par la Russie. On sent dans cette Europe des frémissements en direction de Moscou. L’Allemagne résiste à Trump qui veut l’obliger à rompre l’accord Nord Stream (2) avec la Russie. Il a mis sa menace à exécution en retirant quelque 15 000 soldats d’Allemagne pour les faire stationner en Pologne.
Angela Merkel n’est pas contente et Poutine est furieux. Le cœur de cette Europe balance entre ses amitiés et intérêts américains et la Russie, fournisseur de gaz pour l’Europe et énorme et potentiel marché de demain. L’hégémonie maladive des Etats-Unis qui étouffe l’Europe et leur obsession à neutraliser la Chine réservent peut-être des surprises à la première puissance du monde. Alors, peut-être le cœur de l’Europe ne balancera-t-il plus et penchera du côté du rêve de De Gaulle qui voulait «construire» une Europe de Paris à Vladivostok. La situation actuelle chaude qui occupe une vaste étendue de la planète qui va de la Corée du Nord –l pour contrer la Chine – à la Libye – pour maintenir l’hégémonie sur le pétrole et les routes maritimes –, rappelle celle d’hier où le maître du monde faisait ses guerres pour arrêter l’adversaire d’hier le communisme. Aujourd’hui ce n’est pas le communisme qui est à l’affiche de l’actualité, mais les éternels intérêts de l’Occident à protéger.
A surveiller donc le chaudron libyen qui, jusqu’ici, opposait deux entités politiques autochtones par milices locales interposées. Dans mon précédent article sur ce pays, j’avais écrit que l’entrée dans la bataille de puissances étrangères ferait monter la fièvre. L’incident franco-turc en Méditerranée et les bombardements de bases militaires par des avions inconnus sont des signes inquiétants d’une tournure de la guerre qui risque de devenir incontrôlable. Inquiétants, bien sûr, pour le peuple libyen abandonné par des féodalités et livré à la rapacité de puissances étrangères.
A. A.
(1) Ce genre de spécialistes, pour dévaloriser le statut de la Russie, utilisent des données statistiques comme le PIB de la Russie qui serait égal à celui de l’Italie. Outre la bêtise de faire confiance aux statistiques, sachant que la richesse d’un pays se calcule de différentes façons à différentes époques et dans différents pays. Mais leur bêtise et leur hargne ne nous expliquent pas pourquoi l’Italie est incapable de débarquer en une nuit en Syrie des milliers d’hommes, des centaines de blindés et des avions. Pourquoi l’Italie peine à entretenir une armée dix fois plus petite et se trouve incapable de se protéger face au problème que lui pose la situation en Libye. Pour ces «stratèges» qui confondent délices de la cuisine italienne et champ de bataille politico-militaire, ça me fait douter de leur intelligence, mais pas de leur mauvaise foi.
(2) Accord germano-russe pour l’alimentation de l’Allemagne en gaz russe.
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