L’incertaine réconciliation des mémoires
Par Youcef Benzatat – A la sortie d’un débat houleux entre Françoise Vergès et Benjamin Stora, à l’occasion de la publication de son livre Mémoires dangereuses, elle me confia d’un air indigné : «Qualifier les résistants algériens à la colonisation française de terroristes, en référence à la bataille d’Alger, alors que ce sont les Français qui sont rentrés sur le territoire algérien par effraction, en violation de la souveraineté du peuple algérien, est une imposture propre à un fonctionnaire de l’Etat français, plutôt que l’expression d’un intellectuel et historien.» Comble de l’ironie, le débat s’est tenu dans l’ancien musée de la colonisation, rebâti en Musée national de l’histoire de l’immigration, pour atténuer probablement la charge symbolique et le poids historique de l’édifice construit à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931, certainement pour son incongruité esthétique dans la «Ville lumière» et dont le directeur n’est autre que Benjamin Stora.
C’est toute la problématique et les enjeux de la gestion de la tragédie qui s’est jouée entre ces deux peuples qui s’est révélée à travers cet échange, qui n’a jamais pu s’élever au niveau d’un véritable débat responsable et comptable devant l’histoire et la mémoire collective de ces deux peuples. Cet échange a montré les limites d’un investissement objectif face à cette tragédie lorsqu’il est mené par un représentant de l’Etat français face à une militante rompue à la lutte pour la vérité sur l’esclavage et la colonisation par tradition familiale. Françoise Vergès, qui n’est autre que la nièce de l’avocat des résistants anticoloniaux Jacques Vergès, avait mis en lumière à cette occasion la volonté de l’Etat français de vouloir noyer cette tragédie à travers sa rhétorique de la «réconciliation des mémoires».
Benjamin Stora était dans son rôle et n’a fait qu’exprimer publiquement le discours officiel de l’Etat français sur la relativisation des crimes commis contre le peuple algérien pendant la colonisation. Celui de mettre sur un pied d’égalité la violence extrême subie par le peuple algérien avec les méthodes de résistance à cette violence par les Algériens. Espérant ainsi noyer les crimes de tout genre commis pendant la colonisation, allant des camps de concentration (regroupement des populations rurales et leur cloisonnement par des fils de barbelés), de l’invention et la pratique du génocide par les chambres à gaz (enfumades), jusqu’à l’ethnocide, par la dépossession des colonisés de tous leurs repères toponymiques et l’anéantissement de leur système éducatif. Sans compter leur dépossession de leurs biens matériels, de leurs terres, de la déstructuration de leur système économique, social et politique. En somme, la volonté de vouloir noyer le caractère de crimes contre l’humanité de la colonisation.
L’enjeu est de taille, et toute la gestion de la mémoire de la tragédie vécue par les peuples anciennement colonisés repose sur cette forme de rhétorique de la réconciliation des mémoires qui consiste à justifier «la contrainte» de l’usage de la violence pour «civiliser les barbares» et le peuple algérien dans la bataille d’Alger s’est comporté comme un peuple barbare, par ses méthodes «terroristes» dans sa résistance à la colonisation civilisatrice et par extension, sa violence contre les harkis et les pieds noirs chassés de «leur terre» après l’indépendance. Il est donc question de réconciliation des mémoires par la reconnaissance de la part de violence des colonisés.
Cette rhétorique ne repose pas sur l’objectivité de l’histoire ou l’exhaustivité de l’archive et même sur la subjectivité de la mémoire collective des deux peuples, elle est l’émanation d’une volonté étatique, celle de vouloir préserver l’honneur de la nation française et son mythe d’ambassadrice des droits de l’Homme dans le monde. En effet, il est inconcevable qu’une nation ayant commis de tels crimes contre l’humanité puisse se prévaloir en tant que nation bâtie sur le principe des droits de l’Homme et prétendre l’exporter à l’humanité entière.
C’est par résistance à l’effondrement de ce mythe de la grandeur de la France, pays des droits de l’Homme, que la réconciliation des mémoires entre nos deux peuples, menée par cette rhétorique sournoise de victimisation de l’agresseur, qui devient incertaine et de fait «dangereuse».
La réconciliation des mémoires de nos deux peuples, tant souhaitée par les deux Etats, ne correspond pas à une volonté émanant du peuple algérien. Celui-ci n’a jamais eu besoin de recevoir une quelconque repentance, ni excuses de la part de son ancien colonisateur, c’est dans sa culture d’être un peuple de paix et de réconciliation et d’être dépourvu de toute forme de haine envers les autres peuples. Mais il est aussi un peuple doté d’un sens aigu de l’honneur et de la dignité. Son regard sur la France reste conditionné par la perpétuation de sa représentation abusive dans ce mythe de grandeur, pourtant tombé en désuétude avec ses crimes coloniaux devant l’humanité entière. Elle est tout au plus perçue par la conscience collective comme une nation incapable d’assumer son comportement criminel dans l’histoire, comme l’avait fait l’Allemagne post-nazie.
La réconciliation des mémoires de nos deux peuples est une affaire très sérieuse pour la traiter sous l’impulsion de conjonctures défavorables, d’un côté comme de l’autre et d’être confiée à des fonctionnaires liés par des impératifs idéologiques. C’est l’affaire d’hommes et de femmes qui sont capables de regarder vers l’avenir pour bâtir une relation durable fondée sur un intérêt commun et un humanisme sans calculs, comme l’avaient fait François Mitterrand et Helmut Cohl.
Y. B.
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