Pourquoi la cohésion nationale demeure encore vulnérable
Par Mesloub Khider – L’Algérie est une création récente, à l’instar de la majorité des pays fondés au cours de la période de la décolonisation (de la néocolonisation, pourrait-on dire) survenue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. D’où ce besoin obsessionnel d’affirmation et d’affermissement de l’identité nationaliste. L’Etat algérien, depuis l’accession à son indépendance, n’a pas ménagé ses efforts pour déployer tous les moyens de conditionnement aux fins d’entretenir et de cultiver ce sentiment nationaliste dans le cœur des Algériens, arrachés depuis peu à leurs sociétés archaïques tribales, exemptes du sentiment national, concept idéologique forgé avec la naissance des Etats-nation.
Au prix d’une campagne d’endoctrinement outrancière, le régime s’est ingénié, grâce notamment aux maillages éducatifs et médiatiques abondamment pourvus de capacités logistiques propagandistes, à s’assurer l’adhésion de la population au projet de construction nationale élaboré dès l’indépendance sous l’étendard d’un nationalisme galopant et d’un islamisme rampant. Cette œuvre d’embrigadement chauvine effrénée s’est développée dans un contexte de dictature militaro-civile et de souffrances socio-économiques frappant la majorité de la population laborieuse algérienne. Tous les partis officiels stipendiés (depuis l’extrême-droite représentée par les islamistes jusqu’à l’extrême-gauche incarnée par le parti trotskiste du PT) se sont également engouffrés dans cette surenchère.
Ce roman national s’est prêté dès l’indépendance à une lecture controversée, à des interprétations conflictuelles, à des objections véhémentes et à des protestations violentes. Le récit national s’est brisé, dès sa naissance, sur les récifs de la discorde. La concorde du temps de la Révolution s’est rapidement corrodée. L’union s’est érodée. L’entente, dérobée. L’indépendance nationale n’a pas su éradiquer les vieux démons du clanisme, du tribalisme, du régionalisme, du népotisme, attributs archaïques provisoirement assoupis au cours de la période de lutte pour libération nationale.
Dès la fondation de l’Etat-nation algérien, des dissensions ont émergé à propos de la caractérisation identitaire de l’Algérie. Le poids du passé a pesé lourdement sur la construction de la nation algérienne. A l’évidence, cette crispation identitaire conflictuelle a été le lot de tous les Etats-nations tiers-mondistes néo-colonisés, issus de la décolonisation bourgeoise, conduits à contraindre leurs respectives élites locales modernisées, souvent issues des aristocraties tribales féodales, à s’atteler à la transformation de leurs bourgades archaïques en villes arrimées au projet de construction de l’Etat-nation. S’il fallait une preuve de la persistance du poids de l’archaïsme tribal et féodal en Algérie, elle nous est administrée par la manière dont est abordée la question nationale. Deux visions dominantes se sont affrontées pour caractériser l’identité nationale en Algérie. Effectivement, dès lors qu’il s’est agi de définir la nation algérienne, deux conceptions identitaires archaïques divergentes, concurrentes mais complémentaires, ont émergé.
La première conception, majoritaire, est principalement d’inspiration religieuse. La seconde est d’essence ethnique et linguistique. Dans le cadre de la première approche, la religion musulmane constitue le socle sur lequel s’édifie la nation algérienne. Elle érige l’islam comme le principe fondateur de la nation algérienne. Il n’est donc pas étonnant qu’elle fasse remonter la naissance de l’Algérie à l’époque de l’islamisation de cette région du Maghreb. Le roman national algérien se confond ainsi avec l’établissement de l’islam en Algérie. Tout le passé antérieur à l’avènement de l’islam est ignoré, occulté, effacé. Elle définit l’Algérie par sa seule dimension religieuse. Pour elle, l’Algérie est musulmane. Il n’est donc pas étonnant qu’elle appuie et cautionne le principe «islam religion d’Etat.»
La seconde approche s’appuie sur la dimension ethnique et linguistique pour définir la nation algérienne. Pour les partisans de cette vision ethniciste, l’Algérie est composée, depuis les temps reculés, en majorité de Berbères. Selon les tenants de cette thèse essentialiste, quoique 80% de la population contemporaine algérienne ont pour langue maternelle l’arabe, pour culture l’héritage arabo-musulman, elle demeure berbère.
Ces deux approches identitaires nationales inconciliables s’appuient sur des fondements religieux ou ethniques tribaux. Eu égard à la prégnance de l’esprit archaïque et tribal sur la société algérienne, il n’est pas surprenant que, dans la définition de la nation, la composante religieuse érige l’islam comme principe unique d’édification nationale sur lequel se greffe la langue arabe, élevée au rang de langue sacrée devant laquelle tous les autres idiomes doivent s’incliner, s’effacer. Pareillement, il n’est pas étonnant que la seconde composante ethniciste, quant à elle, conçoive la construction de la nation algérienne sur la primauté tribale, sur le culte des ancêtres, voués par essence à l’éternité. Comme si la religion ou la langue à elles seules pouvaient constituer la globalité de l’identité nationale.
Au vrai, ces deux visions féodales se ressemblent et se rassemblent. Prisonniers d’une conception archaïque de la construction nationale, leurs fondements d’édification de la nation sont minés de contradictions explosives. Leurs approches sont vouées à l’échec, à la disparition.
Visiblement, après plus de cinquante ans d’existence, la cohésion nationale algérienne demeure vulnérable. Les différents clans tribaux à caractère religieux ou ethnique harcèlent le pays par leurs revendications identitaires et religieuses afin de tenter de sauvegarder, vainement, leurs mœurs archaïques (islamiste ou berbériste) dans un pays qui, pourtant – l’immense adhésion populaire aux manifestations hirakiennes de protestation nationale, exprimées dans un esprit de modernité en témoigne –, est aujourd’hui mûr pour assurer son passage définitif de la société archaïque tribale au monde moderne, prémisses à une transformation sociale révolutionnaire.
Une chose est sûre : le surgissement de ces mouvements identitaires d’inspiration religieuse ou ethnique s’inscrit dans une phase aigüe de crise économique systémique. Ces mouvements réactionnaires religieux islamistes et identitaires berbéristes s’insèrent dans un processus de décomposition systémique de la majorité des pays, en particulier ceux du tiers-monde, à l’instar de l’Algérie, en proie à des problèmes socioéconomiques particulièrement graves. Processus accentué par une phase historique contemporaine dominée par l’affrontement des puissances impérialistes sur le marché mondial, affrontement dans lequel ces Etats-nation néocoloniaux sont partie prenante, déchirés entre leurs allégeances passées et leurs intérêts présents et futurs.
Pour revenir à l’Algérie, les revendications communautaristes, ethnico-linguistiques, autonomistes voire indépendantistes s’affirment et prennent de l’ampleur. Cependant, ce ne sont là que des combats d’arrière-garde manœuvrés par les derniers vestiges d’une société traditionnelle en phase d’extinction. C’est l’ultime sursaut de couches sociales archaïques en déclin, s’acharnant à sauver leur vieux monde religieux et tribal, avant de se fondre, à leur corps social défendant, dans le grand ensemble national en pleine modernisation.
De toute évidence, confronté à cette montée des «séparatismes identitaires», le pouvoir, déjà malmené par la crise économique insurmontable, par une crise politique aigüe et par des terroristes campés aux frontières, est assurément fragilisé. Assailli par ces mouvements centrifuges, sa viabilité est menacée. Sans aucun doute, la dislocation des pays voisins ou lointains, comme la Libye, la Syrie et l’Irak, ne présage rien de rassurant et accentue l’inquiétude quant à la pérennité de l’Etat-nation algérien. Sans conteste, ces désordres et ces turbulences dévoilent la vulnérabilité d’un Etat-nation algérien. Le «malaise civilisationnel» auquel est confronté l’Algérie n’est que le reflet d’un problème plus profond.
M. K.
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