Exclusif – La lettre de l’historien algérien Farid Belkadi au président Macron
Nous publions la lettre intégrale adressée par l’historien et anthropologue algérien Ali Farid Belkadi au président français Emmanuel Macron, en mai 2017, lui demandant de restituer les restes mortuaires des héros de la résistance algérienne un 5 juillet. Ce qui, lui a-t-il dit, « serait un beau geste de votre part».
Au Muséum de Paris sont conservés des ossements de résistants algériens, trophées indus d’une guerre lointaine. «L’origine ou la cause primitive de cette fatale guerre qui fait le malheur de tous les Algériens perdra infailliblement les Français dans l’opinion de la postérité, pour avoir permis, pour ne pas dire commis, toutes les horreurs dont Alger est devenu le théâtre.» (L’auteur algérien Hamdan Ben Uthman Khodja, 1773-1842).
Monsieur le Président,
Comme beaucoup d’Algériens, j’ai applaudi à votre nomination à la tête de la nation française. Notamment pour votre position courageuse à propos des crimes commis contre les Algériens par la France, de 1830 à 1962.
J’ai découvert au cours d’un travail de recherche au Muséum de Paris, au début du mois de mars 2011, les restes mortuaires de plusieurs dizaines de résistants algériens. Des commandants, de simples soldats qui luttaient pour la liberté. De simples citoyens et compatriotes, hommes et femmes, des enfants. Je lutte depuis mars 2011 pour le rapatriement de leurs restes en Algérie, leur sol natal. Je sollicite votre aide précieuse.
Vous avez fait du théâtre, vous connaissez le personnage fameux Antigone.
Dans sa pièce Antigone, Sophocle (vers 441 avant J.-C.) se réclamant des décisions divines, évoque la loi qui interdit à Antigone d’accomplir les rites funéraires pour son frère Polynice, mort assassiné. Dans cette tragédie, qui se développe autour de la cérémonie mortuaire refusée par Créon, les morts, à défaut de sépulture, se retrouvent retenus chez les vivants.
Au Muséum de Paris, les restes mortuaires de plusieurs dizaines de résistants algériens à la colonisation, dont ceux de chefs renommés, sont toujours privés de rituels funéraires et de sépulture depuis le milieu du XIXe siècle. Ces crânes, originaires de plusieurs régions du pays, sont regroupés dans des armoires métalliques dont les sûretés sont cryptées. Ils sont entreposés pour la plupart dans des boîtes en carton.
Parmi ces crânes, figure la tête momifiée, à la manière d’une momie égyptienne, du résistant Al-Hamadi, qui fut le lieutenant du chef de guerre Mohamed Lemdjed Ben Abdelmalek, alias le Chérif Boubaghla. Le Chérif Boubaghla, le Cheikh Bouziane, Moussa Al-Darkaoui, Al-Hammadi ont été exécutés avant d’être décapités par les soldats français, aidés parfois de leurs alliés indigènes. Le nom de ces résistants algériens à la colonisation figure dans d’innombrables livres d’histoire.
Ce sont les trophées indus d’une guerre injuste, honnie par les consciences équitables de notre époque. L’état de belligérance entre l’Algérie et la France est pourtant terminé, il a été déclaré officiellement clos lors de l’indépendance de ce pays, survenue le 5 juillet 1962. Pourtant, ces reliques de la colonisation française sont toujours là, dans les armoires du Muséum de Paris.
Je les ai vues, je les ai dénombrées, j’ai écrit un livre sur le sujet.
Ces «pièces» que certains esprits retors, en France, continuent de travestir d’une terminologie scientifique, voire culturelle approximative, proviennent d’actes de barbarie inavouables. Ces restes mortuaires accumulés subrepticement au cours du XIXe siècle par des musées français, constituent désormais, selon certaines lois partisanes, des biens propres, patrimoniaux de l’Etat français.
Il n’y a aucune loi à interpréter, travestir ou commenter, il n’y a qu’un simple état d’esprit dont on perçoit encore les contradictions et les atteintes aux règles déontologiques les plus élémentaires, en France.
Durant 132 ans se sont poursuivis, en Algérie, assassinats, extermination, déportation et transfert forcé de population, à la suite de chaque insurrection, dont celle de 1871. Emprisonnement et privation grave de liberté physique en violation des dispositions du droit international. Torture. Viol. Disparitions forcées de personnes. Tout cela pour des motifs d’ordre racial, ethnique, culturel, politique.
Revenons aux restes mortuaires qui sont conservés au Muséum de Paris.
L’argumentaire culturel ambigu avancé pour le maintien de ces restes au MNHN de Paris allègue de la nécessité de garder ces crânes afin de permettre à la science d’approfondir l’étude des groupements humains pour la postérité. Sauf que ces restes mortuaires algériens n’ont jamais fait l’objet d’une quelconque étude scientifique, depuis leur entrée au MNHN de Paris, au milieu du XIXe siècle.
Des commandements infâmes ordonnent toujours le maintien de ces restes mortuaires au MNHN de Paris, malgré toutes mes démarches depuis le mois de mars 2011, date à laquelle j’ai fait cette découverte au Muséum de Paris.
Une offense à la dignité humaine
Au MNHN, j’ai ainsi dénombré soixante-huit restes humains, des crânes, parmi lesquels un grand nombre appartiennent à de grands noms de la résistance algérienne à la colonisation.
Aucun inventaire détaillé n’a jamais été établi de manière satisfaisante au MNHN de Paris. Des ossements ont disparu, tel celui d’Al-Hassen Bouziane, qui fut décapité le mardi 27 novembre 1849, en même temps que son père, le fameux Cheikh Bouziane (crâne portant le N° 5941 du MNHN), et Moussa Al-Darkaoui (crâne portant le N° 5942 du MNHN).
C’est ainsi que les ossements des résistants algériens à la colonisation, indûment conservés dans les réserves du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, sont considérés, jusqu’à ce jour, comme faisant partie du patrimoine culturel inaliénable français. Au même titre que les œuvres d’art détenues au musée du Louvre.
Des savants de notre époque, encore imprégnés des dispositions ségrégationnistes des anthropologues du XIXe siècle, Armand de Quatrefages et Ernest Théodore Hamy, en ont décidé ainsi. La présence de ces restes au MNHN de Paris est une offense dilatoire à la dignité humaine et l’une des expressions les plus abjectes de la domination coloniale.
Il ne m’appartient pas de demander à titre personnel le retour de ces crânes sur le sol natal, où luttèrent jusqu’à la dernière goutte de leur sang ces martyrs. Pas plus que je n’appartiens aux familles de ces «pensionnaires» du MNHN de Paris. Les descendants de ces résistants à titre privé, ou le gouvernement algérien à titre officiel, sont seuls habilités à formuler une demande de retour de ces restes mortuaires en Algérie.
L’exemple des Maoris
A l’image des têtes maories qui ont été remises à la délégation du musée de Nouvelle-Zélande Te Papa Tongarewa de Wellington, celles-ci, qui se trouvaient au Muséum d’histoire naturelle de Rouen, ont été rassemblées au musée du Quai Branly, à Paris, pour être remises aux représentants des tribus maories, à leur demande.
Lors de la restitution officielle des têtes maories appelées «Toï moko» en Nouvelle-Zélande, le doyen des tribus, qui conduisait la cérémonie, s’est adressé ainsi à ces têtes : «Vous êtes le souffle de la vie, vous, nos ancêtres ! Vous avez été en France depuis si longtemps et, aujourd’hui, nous allons pouvoir vous ramener chez vous, en Aotearoa, le pays du long nuage blanc». Le pays du long nuage blanc est le nom de la Nouvelle-Zélande pour le peuple maori.
Les convictions scientifiques xénophobes au milieu du XIXe siècle, assignaient aux êtres humains des catégories ethniques et culturelles spécifiques. Selon les idéologues occidentaux de l’époque, le modèle blanc européen surpassait qualitativement les êtres humains des autres continents : «Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnées à une éternelle infériorité», écrivait Cuvier, dans un rapport adressé à l’Académie de médecine. Des propos passibles, de nos jours, de poursuites judiciaires.
La chasse aux têtes algériennes
Georges Cuvier, qui fut anatomiste et professeur-administrateur du Muséum de Paris, demandera à J. Polignac d’encourager les officiers de l’armée d’Afrique à «s’intéresser aux productions naturelles du pays» et à «procurer au Jardin du roi les animaux vivants qui lui font défaut». Cette demande insistante, appuyée par le ministre de l’Intérieur, est adressée à Polignac le 23 juillet 1830, qui finira par donner son aval.
C’est le même Cuvier qui donna le coup d’envoi à la collecte de vestiges humains pour le Muséum. Georges Cuvier dira, en parlant des Africains de race noire : «[C’est] la plus dégradée des races humaines dont les formes s’approchent le plus de la brute et dont l’intelligence ne s’est élevée nulle part au point d’arriver à un gouvernement régulier.» (George Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles).
Morts à la suite de bastonnades
Les restes mortuaires qui ont été identifiés dans la «collection Vital» du MNHN s’élèvent à plusieurs dizaines. Certaines indications sont imprécises, les patronymes étant incomplets ou tronqués. Enfin, quelques restes humains demeurent identifiables. Alors que d’autres, qui sont inscrits au registre du MNHN de Paris, ont définitivement disparu de la collection et restent donc introuvables.
Les restes qui ont été identifiés avec précision, sont ceux de chefs de la résistance, qui font partie de la collection Vital, du nom du médecin-chef militaire de l’hôpital de Constantine dans les années 1850, qui amassait les restes des résistants algériens morts au combat. On trouve dans cette collection, la tête momifiée d’Aïssa Al-Hammadi, qui fut le compagnon de Boubaghla, «un des plus adroits et des plus hardis voleurs ou coupeurs de routes de l’Algérie», selon la base de données du MNHN. Le crâne du Chérif Boubaghla. Le crâne du Cheikh Bouziane, chef de la résistance de Zaatcha. Bouziane fut décapité à l’issue du siège de Zaatcha en même temps que son fils, Al-Hassan et Moussa Al-Darkaoui. La tête de Moussa Al-Darkaoui (Hadj Moussa), qui fut le compagnon de Bouziane. La tête du Chérif Boukedida, qui fut le chef de l’insurrection de Tébessa, décapité par le commandant Japy. Le crâne de Mokhtar Ben Kouider Al-Titraoui, le fils de Kouider Al-Titraoui, tous deux Chérifs de la tribu des Ouled El-Boukhari, commune de M’fatha (Médéa), morts en combattant les Français en Kabylie. D’autres encore, dont la tête de Salem Ben Messaoud, un «Arabe des environs d’Alger, mort à l’hôpital le 6 décembre 1838, venant de la prison militaire. Cet homme, qui passait pour avoir volé, avait été envoyé à l’hôpital avec de profondes plaies gangréneuses aux fesses, à la suite d’une bastonnade qu’il avait reçue un mois auparavant.» («Notes sur les têtes d’indigènes envoyées à M. Flourens par le courrier parti d’Alger le 4 mai 1839 »). Mort, après avoir été supplicié.
La liste est bien longue.
Ces têtes qui sont toujours conservées au MNHN de Paris, sont les trophées indus d’une guerre injuste, honnie par les consciences équitables de notre époque. Elles n’ont rien à faire avec les biens propres, patrimoniaux de l’Etat français.
Ce ne sont pas des œuvres d’art.
La Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, qui a été adoptée par l’Assemblée générale du 13 septembre 2007, à laquelle la France a adhéré, prescrit, dans ses articles 11 et 12, aux Etats membres à accorder réparation aux peuples autochtones.
L’article 12 précise bien que «les Etats veillent à permettre l’accès aux objets de culte et aux restes humains en leur possession et/ou leur rapatriement, par le biais de mécanismes justes, transparents et efficaces mis au point en concertation avec les peuples autochtones concernés».
Tout est là. Il faut que justice soit faite.
Il serait moral et éthique au plus haut point, au XXIe siècle, 55 ans après l’indépendance de l’Algérie, de remettre aux Algériens les restes mortuaires de leurs héros, décapités par l’armée coloniale dès les premiers temps de la colonisation.
Monsieur le président,
Il est aisé pour vous de signer un décret pour hâter le retour de ces ossements sur leur sol natal, l’Algérie. Ils sont retenus depuis les années 1880 au Muséum de Paris.
Les Algériens apprécieront votre parole qui a engagé votre honneur.
Pour ma part, je suis heureux d’être l’intermédiaire dans le règlement de ce contentieux entre votre pays et le mien.
Mon vœu est que ces restes mortuaires de résistants algériens soient remis à l’Algérie, pour être inhumés honorablement dans leur sol natal.
Je sollicite, pour cela, votre aide efficiente et énergique, personnelle et souveraine, en vous priant de croire, Monsieur, en l’assurance de ma considération parfaite.
Ali Farid Belkadi
Historien-anthropologue algérien
Lundi 15 mai 2017
PS : Le 5 juillet est une date symbolique. C’est celle officielle de la «conquête» de l’Algérie par le Corps expéditionnaire français en 1830, et c’est surtout la date à laquelle mon pays opprimé fut réintégré à l’histoire, en 1962. Ce serait un beau geste de votre part que le choix de cette date prochaine pour la restitution aux Algériens des restes mortuaires de leurs héros.
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