Bouteflika, Khelil, le gaz de schiste et les arrangements derrière les rideaux (I)
Par Hocine-Nasser Bouabsa(*) – Lorsque Chakib Khelil débarqua à Alger, fin 1999, pour soutenir son ami d’enfance dans sa nouvelle fonction, il croyait fermement qu’il pourrait un jour, grâce à l’appui du lobby pétrolier américain, succéder à Bouteflika. Dans son cartable, il pensait détenir le joker qui lui permettrait d’y arriver : il s’agit de l’exploitation des hydrocarbures de schiste – et particulièrement sa composante gazière –, devenu accessible à des prix raisonnables, grâce aux nouvelles générations des technologies de fracturation hydraulique, développées aux Etats-Unis à la fin du XXe siècle.
Bien que Sonatrach ait maintes fois affiché publiquement son intention d’explorer le potentiel des hydrocarbures non-conventionnels et que des activistes environnementaux algériens aient déjà organisé de petites démonstrations en juin 2014 pour dénoncer les intentions du monopoliste étatique, ce n’est qu’en février 2015 que l’opinion publique algérienne a pris réellement conscience des enjeux de cette option, lorsque les habitants d’In Salah découvrirent les déchets toxiques abandonnés par Sonatrach et son partenaire français Total après des travaux de fracturation hydraulique effectués dans le bassin d’Ahnet, à la fin de l’année 2014, dans le cadre d’un projet pilote qui devrait être le prélude au nouvel Eldorado de l’or noir algérien.
La réaction des Algériens fut massive et s’est exprimée par un refus catégorique et unanime. Bouteflika n’avait qu’un choix : désavouer son ministre de l’Energie et ami en lui ordonnant un recul tactique, en attendant que les esprits se calment. Mais derrière les rideaux, la machine des arrangements ne s’arrêta point, car l’agenda des élections présidentielles de 2019 était déjà dans le viseur de l’entourage de l’ex-Président. Et, là, il fallait que le clan, d’une part, tienne ses promesses vis-à-vis de ses sponsors du lobby pétrolier et, d’autre part, qu’il rassure les gouvernements européens et américain, que l’Algérie sous ses commandes sera toujours un acteur majeur et fiable dans l’approvisionnement de l’Europe en énergie fossile.
Pour les stratèges du régime Bouteflika, l’option des hydrocarbures de schiste fut donc un atout essentiel dans la consolidation et la pérennité de leur pouvoir clanique au détriment de l’esprit de l’alternance démocratique réclamée par le peuple algérien depuis plus de trente ans. L’accord signé entre Sonatrach et Total en 2012 pour explorer et exploiter les gisements non-conventionnels et la loi n° 13-01 du 20 février 2013 relative aux hydrocarbures entrent justement dans le cadre du roll-out de cette stratégie de pérennisation monopolistique du pouvoir par ce clan. En clair, la genèse du gaz de schiste en Algérie est étroitement liée au règne du régime Bouteflika et le père spirituel de cette genèse s’appelle Chakib Khelil.
La révolution pacifique du 22 février 2019 a balayé ce régime. Mais ceci n’a pas empêché qu’une nouvelle loi sur les hydrocarbures soit adoptée le 4 novembre 2019 par un Parlement rejeté par le peuple, puisque ce Parlement ne fut qu’un appendice du régime déchu et non une institution souveraine, représentante du peuple algérien et exprimant sa volonté. Cette loi, qui engage la nation algérienne tout entière dans une voie risquée, est moralement illégitime – puisqu’elle émane d’une Assemblée que le peuple algérien dans sa grande majorité considère comme illégitime. Outre certains aliénas discutables, le point fort de cette loi est qu’elle confirme les textes de loi n° 13-01 du 20 février 2013 qui autorise explicitement l’exploitation des hydrocarbures non-conventionnels et lui octroie, par ailleurs, un régime fiscal préférentiel, puisque la redevance des hydrocarbures est réduite jusqu’à 5%, et que l’impôt sur le revenu est plafonné à 20%.
Continuité ou rupture ?
Cette logique préférentielle s’est confirmée au mois de janvier 2020, lorsque le nouveau président, élu le 12 décembre 2019, faisait dans sa première sortie médiatique une déclaration lourde de sens : «Je ne comprends pas les gens qui veulent nous dissuader de profiter de cette richesse, le gaz de schiste est nécessaire». En enchaînant : «Pourquoi se priver d’une richesse que Dieu Tout-Puissant nous a accordée ?». Bien que le président de la République ait ajouté qu’une commission d’experts serait nommée pour étudier le sujet et formuler une position officielle du gouvernement algérien, la sémantique et la rhétorique de sa déclaration ne laissait d’espace que pour une seule interprétation : le président Tebboune serait convaincu de la nécessité d’aller vers l’option du gaz de schiste. Au mois de février 2020, sa position est devenue plus nuancée, puisqu’il a déclaré à un journal russe que la décision vers l’option du schiste «est subordonnée aux conclusions des experts». La position du Président a donc évolué.
Parmi les indices de cette évolution, on peut citer la nomination dans le gouvernement Djerad de deux critiqueurs de l’exploitation des hydrocarbures de schiste à la tête respectivement du ministère de l’Industrie et des Mines, Ferhat Aït Ali, et celui de la Transition énergétique et des Energies renouvelables, Chems-Eddine Chitour. La nomination d’Abdelmadjid Attar – qui fut un ardent défenseur de l’option du schiste – à la tête du ministère de l’Energie a néanmoins relativisé la pertinence de cet indice. Mais il se peut que la position sur ce sujet du ministre Attar ne soit plus celle du consultant Attar car, sous les cieux d’Alger, seule la position du soleil reste constante, le reste peut changer du jour au lendemain. En tout cas, l’avenir prochain nous éclairera plus sur les intentions du ministre de l’Energie, lorsque les textes réglementaires de la loi tant décriée des hydrocarbures seront promulgués.
Pro et contra
Il est évident que les défenseurs de l’option des hydrocarbures de schiste ont leurs raisons et arguments. Ceux-ci peuvent être résumés dans deux chapitres. Le premier est d’ordre financier car les partisans du schiste jugent que pour remédier au déclin des ressources en hydrocarbures conventionnels – qui représentent 35% du PIB et 90% des rentrées en devises, et financent 60% du budget de l’Etat –, il est impératif d’exploiter les ressources non-conventionnelles abondantes afin de financer le développement, la paix sociale et la défense nationale. Le second chapitre est d’ordre géopolitique et a une liaison directe avec le rôle stratégique que l’Algérie veut jouer dans l’ordre mondial politique, dominé par les aléas de la course au contrôle et à la sécurisation des ressources énergétiques et minières au niveau planétaire. Pour donner du poids à leur argumentation, ils mettent en exergue les investissements massifs des Etats-Unis dans l’industrie du gaz de schiste.
Les critiqueurs de l’option du schiste, bien qu’ils soutiennent les revendications des partisans du recours à cette énergie non-conventionnelle, concernant les corolaires de ces deux chapitres – tout en soulignant en même temps la nécessité d’opter pour des politiques économique, industrielle et énergétique cohérentes – rejettent en bloc son exploitation comme moyen pour concrétiser ces revendications. Ils soulignent, par ailleurs, la disponibilité d’autres solutions alternatives, qui auraient l’avantage d’éviter les risques qu’engendrerait l’exploitation des hydrocarbures de schiste. Ces risques, d’après eux, pourraient compromettre l’avenir du peuple algérien et ses futures générations. Parmi ces risques, ils citent la contamination des réserves hydriques souterraines au Sahara, la continuité du mode de gouvernance défaillant, la dépendance chronique envers les ressources hydrocarbures, la dilapidation des deniers de l’Etat, l’ancrage de la mentalité d’assistanat social et, last but not least, l’impact sur l’environnement.
Pour corroborer la pertinence de leur position, les contras mettent en relief le fait que la grande majorité des pays européens, et à leur tête l’Allemagne et la France, ont interdit l’exploration des hydrocarbures de schiste sur leurs territoires. Ils soulignent, sur ce point, la position de Ségolène Royale, ex-ministre française, qui en est une opposante farouche.
Dans les prochaines contributions, je reviendrai avec plus de détails pour analyser, d’une part, les opportunités et chances de revenus et, d’autre part, les coûts TCO (Total Costs of Ownership) qu’engendrerait un investissement dans le gaz de schiste. En opposant les revenues aux coûts, il sera possible de conclure si un tel investissement serait profitable à l’Algérie ou pas. Le volume et la pertinence d’une telle analyse dépendent de la disponibilité de données fiables.
H.-N. B.
PhD, fondateur et CEO Sonnergy GmbH
Ndlr : Le titre est de la rédaction
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