Le vide laissé par la trêve pandémique forcée a fait jaillir les démons du Hirak
Par Youcef Benzatat – Politiquement, philosophiquement et sociologiquement, les projets de société de l’islam politique ainsi que celui du nationalisme ethnique du MAK semblent se rejoindre pour diviser l’Algérie et l’administrer, chacun pour son compte, par un Etat fondé sur la charia dans un semblant d’Etat de droit démocratique, pour les uns, et par un autre Etat fondé sur l’identité sous couvert de laïcité et de modernité pour les autres. A l’évidence, ce projet de partition du territoire national ne peut aboutir que par la violence qu’engendrerait le chaos provoqué par leurs agitations respectives au sein du Hirak et l’ingérence internationale, comme réponse à cette situation aux conséquences dangereuses pour la paix et la sécurité de la région.
Malheureusement, tous les indicateurs le confirment depuis leurs offensives démesurées avec la trêve de la pandémie du coronavirus. C’est dire que cette pandémie a permis aux démons du Hirak de sortir en plein jour. Depuis l’avènement du mouvement populaire du 22 février 2019, ceux-ci étaient embusquées sous le slogan khawa khawa, aiguisant leurs armes et attendant le moment opportun pour agir. Constatant que le Hirak ayant perdu de sa vigueur sous la répression judiciaire violente du pouvoir et la normalisation de la situation politique depuis le 12 décembre 2019, ajouté à l’arrêt des marches hebdomadaires que lui infligea la pandémie du coronavirus, cela a précipité leur passage à l’acte vers la radicalisation.
Depuis quelque temps, les affrontements entre eux, sur fond d’opposition de leurs projets de sociétés respectifs, ne cessent d’alimenter la confrontation sur les réseaux sociaux et les médias acquis aux uns et aux autres. Certains y voient même la nécessité d’une alliance contre-nature pour le même objectif.
Mais la résurgence de ces démons en plein jour se fait, pour l’heure, à visage masqué. Les islamistes affirment n’avoir aucun projet de société fondé sur l’islam politique ni l’intention de créer un Etat théocratique. Ils vont jusqu’à élaborer une charte sous forme de serment, dans laquelle ils affirment s’auto-dissoudre avec la fin de la «dictature militaire» et l’avènement d’un «Etat de droit, civil et démocratique».
Quant au projet identitaire du MAK, une bienveillance silencieuse des élites et des médias tente de le dissimuler à l’opinion générale qui anime le Hirak. Ils assurent que l’immense majorité de nos concitoyens de Kabylie sont très sceptiques et indifférents au projet séparatiste, voire autonomiste ou fédéraliste ethnique, en total contradiction avec l’opinion majoritaire sur les réseaux sociaux et la couverture de ce projet par les médias acquis à leur cause.
Pour faire front à ces démons qui l’habitent, le Hirak n’a d’autre choix, entre la partition du territoire national en un Etat théocratique et un Etat identitaire, que l’alternative d’un Etat laïc, fondé sur une identité métissée et transculturelle. Le problème se pose en ces termes et il n’y a que ceux qui sont de mauvaise foi qui le refoulent.
Les islamistes dits «démocrates» ne peuvent se prononcer sur le sujet qu’en le critiquant violemment, en évoquant l’islamité de la société algérienne. Lorsque Rachad promet de s’auto-dissoudre après l’aboutissement de l’objectif du Hirak, qui est le renversement de la «dictature militaire», il insiste sur le verdict des urnes et le choix du peuple, pour le projet de société qui lui conviendra. Son crédo serait à ce moment : c’est au peuple de décider librement de son destin et personne n’a et n’aura plus le droit de décider pour lui, n’est-ce pas ça la démocratie ? Cela voudrait dire, tout simplement, qu’après la dissolution de Rachad surgira une autre organisation politique islamiste dont l’idéologie (non avouée) de Rachad sera le fondement. Sinon, pourquoi ne pas s’auto-dissoudre dès à présent et militer pour un Etat laïc qui respectera toutes les sensibilités religieuses ou en rapport à la religion dans la société ? Il sera sans doute plus crédible et son combat pour la religion sera plus respectable, car ne laissant aucune suspicion sur ses visées tendancieusement hégémoniques.
En évoquant la souveraineté législatrice du peuple, qui est l’exercice effectif de la démocratie, les islamistes ne tiennent pas compte du fait que celle-ci ne se définie pas exclusivement par cette condition élémentaire de souveraineté législatrice du peuple. Ils l’amputent de sa dimension essentielle, qui est la préservation du principe de souveraineté de l’Etat. L’Etat, dans ce cas, n’a pas besoin d’adjectif ni d’être aliéné dans une quelconque idéologie, islamiste ou identitaire. Celui qui consacre l’islam religion de l’Etat ou l’arabité et l’amazighité comme son identité. L’Etat doit être souverain et préserver les libertés individuelles et collectives de toute la population, quelle que soit leur appartenance identitaire ou religieuse. Pour cela, il doit être souverain de toute aliénation religieuse et identitaire ou toute autre instance qui lui soit extérieure.
L’Etat doit être au-dessus de tout ça. En un mot, il doit être souverain et c’est à partir de ce moment que l’on peut parler de démocratie. La Constitution ne doit pas mentionner la religion ou l’identité comme adjectifs de l’Etat. C’est pourquoi les partis religieux et identitaires sont antidémocratiques. Violer la souveraineté de l’Etat par la souveraineté législatrice du peuple ne mène pas vers la démocratie, plutôt vers la théocratie et/ou vers le nationalisme ethnique. Tout au plus, la Constitution peut évoquer dans un préambule l’appartenance historique religieuse et identitaire du peuple, mais sans jamais les totaliser pour fermer toute potentialité d’évolution de la population vers d’autres croyances ou pratiques religieuses et de métissages ethniques.
Cette idée de souveraineté de l’Etat est rejetée par les islamistes et les identitaires sous le prétexte populiste qui consiste à l’attribuer à une émanation des élites coupées de leur base populaire et déphasées de la réalité du peuple. Qu’il n’appartient pas à ces élites d’écrire et d’imposer une Constitution, qui doit être l’émanation du peuple souverain. Cette attitude de rejet des élites relève du populisme propre aux conservateurs, tels que les islamistes et les identitaires. Ce sont ceux-là justement qui considèrent le peuple comme du bétail en vantant sa conscience pré-politique et son conservatisme dans les valeurs mythologiques religieuses et les structures mentales patriarcales, pour mieux le soumettre. Les élites instruites doivent jouer le rôle d’éveilleurs des consciences et de promotion des valeurs de contemporanéité du monde, celles de la liberté de conscience et de la citoyenneté à part entière.
L’élite ne pense pas et ne décide pas à la place du peuple ; elle lui transmet le fruit de son labeur acquis durant plusieurs années d’études, de recherches et d’engagement politique patriotique, pour l’aider à penser par lui-même son destin et non pas de le harceler par la propagande populiste comme le fond les islamistes et les identitaires.
Y. B.
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