Revenons en arrière à propos du chérif Boumaza : qui est-il ? (III)
Par Ali Farid Belkadi – «Nous savons que vous êtes très forts, que nous ne pouvons rien contre vous, mais Dieu vous aveuglera un jour et vous en irez.» (Un marabout algérien aux Français.)
Revenons en arrière, à propos du chérif Boumaza. Qui est-il ?
Boumaza, «l’homme à la chèvre», est un enfant du Dahra, dans le Gharb algérien. Selon la légende locale, Mohammed Ben Abdallah, qui deviendra plus tard le Moul es-sa’a «maître de l’heure», recueillit un jour, en traversant le désert, une chèvre brisée de fatigue, qui mourrait de soif ; certains parlent d’une gazelle. Il adopta l’animal et l’emmena dans sa retraite. Depuis ce temps, la chèvre ne le quittait plus.
Boumaza possédait un cheval de race agile comme le vent, dit aussi la tradition locale. Un jour qu’il était à la tête d’un groupe de cavaliers, Boumaza sentit son cheval s’élever dans les airs. Les autres chevaux s’arrêtèrent d’un seul mouvement. Les compagnons du chérif voulurent le suivre, en vain. Ne voyant pas revenir Boumaza, ses compagnons attendirent, et ils prièrent. Lorsque celui-ci réapparut, il dit avoir été surpris par des ennemis, et qu’il s’était battu seul. Il raconta encore qu’un chef d’une tribu lointaine était venu à lui. L’étranger tira son cimeterre, Boumaza se battit avec lui, pendant que les naseaux de son pur-sang s’enflammaient. L’étranger voulut frapper Boumaza, mais le coursier vola si vite que l’acier du cimeterre fit des éclairs dans les airs et ne l’atteint pas. Alors l’étranger utilisa une carabine. Il l’ajusta, mais le coursier dévia la balle et se perdit dans les airs une nouvelle fois. Le coursier continua à voler et, au bout d’un moment, il ramena Boumaza au milieu de ses compagnons.
Invulnérable aux balles
C’est ainsi que le chérif Boumaza devint invulnérable aux épées et aux balles. C’est ce qu’affirmait également de lui-même le chérif Boubaghla.
Le colonel de Neveu, comme on l’a vu, avait fait venir le magicien Robert-Houdin à Alger pour tenter de briser le mythe d’invincibilité des chérifs.
Boumaza est un combattant de la meilleure race, selon le commandement français dont les meilleurs généraux luttèrent vainement contre lui. Il aime sentir l’odeur de la poudre au milieu du désordre de la mêlée.
Chez les Oulad Younes, Boumaza acquiert une influence considérable. A la tête de cinq cents cavaliers, il vient défier les Français jusque dans Orléansville. Il a l’audace juvénile, il sort à peine de l’adolescence.
Autour de lui viennent se grouper les montagnards, de plus en plus nombreux, plus que jamais décidés à se défaire des Français. Boumaza combat le colonel Saint-Arnaud. Il prêche la guerre sainte, et partout il trouve des alliés. Une défaite pour une victoire. Les Français offrent une récompense de mille douros pour sa capture. Les paysans ne sont pas cupides. Ils sont avec leur chérif. Les colons hésitent à s’installer dans les campagnes livrées à la guerre. Ils se confinent dans Orléansville sous la protection de l’armée française qui pourchasse des ombres.
Omar, le frère caché de Boumaza
On dit que l’un des frères de Boumaza s’appelait Okhouam, et qu’il fut arrêté chez les Béni Zoug-Zoug, un groupe issu d’une ancienne confédération, riveraine du Chélif, de la région de Miliana. Okhouam passera devant un conseil de guerre à Alger.
Voici sa déposition telle qu’elle fut publiée par un journal de l’époque. Il est interrogé par un interprète du bureau arabe après son arrestation :
Okhouam :
– Il y a seulement sept ans que vous, Français, êtes en Algérie, comment pouvez-vous savoir ce qui se passe aujourd’hui dans le Maroc ?
…
Okhouam :
– Je n’avais pas d’autre désir, pas d’autre but que ceux de faire triompher notre sainte religion.
Inquisiteur :
– Croyez-vous que les Arabes ne se lasseront pas de mourir pour des entreprises qui n’ont aucune chance de succès ?
Okhouam :
– Je suis très fatigué, je vous prie de me laisser tranquille. Vous m’accablez de questions ; on me les posera sans doute dans un autre moment ; je ne me souviendrai pas de ce que je vous ai répondu, et puis vous direz que j’ai menti.
Inquisiteur :
– Que dira votre frère quand il saura que vous fûtes en notre pouvoir ?
Okhouam :
– Que voulez-vous qu’il dise ? Son cœur saignera d’avoir perdu son frère, et puis il se résignera à la volonté de Dieu. Quant à moi, je sais que la mort est une contribution frappée sur nos têtes par le maître du monde ; il la demande quand il lui plaît ; nous devons tous l’acquitter, mais ne l’acquitter qu’une seule fois.
Inquisiteur :
– Pouvez-vous me dire quelles sont les relations qui existent entre Moulay-Abd-er-Rahman et Abdelkader ?
Okhouam :
– Le sultan Moulay-Abd-er-Rahman est au plus mal avec Abdelkader ; plusieurs fois il lui a dit : «Sors de mon pays.» Mais Abdelkader lui a toujours répondu : «Je ne suis pas dans ta main, et je n’ai peur ni de toi ni des Français ; si tu viens me trouver, je te rassasierai de poudre, et si les Français viennent me trouver, je les rassasierai aussi de poudre.»
Inquisiteur :
– Comment se fait-il qu’Abdelkader puisse se moquer d’un souverain aussi puissant que Moulay-Abd-er-Rahman ?
Okhouam :
– Depuis que les Marocains ont appris que Moulay-Abd-er-Rahman avait fait la paix avec les chrétiens, ils se sont presque tous tournés du côté de l’émir, qui a longtemps fait la guerre sainte et le fait encore.
Inquisiteur :
…
Okhouam :
– Depuis cette paix, tout le pays compris entre Sous et Rabat s’est insurgé ; il en est de même de toutes les tribus, et il ne commande plus, à bien dire, qu’aux villes. Les Ouled-Moulay-Taieb même, qui ont un si grand ascendant religieux dans tout l’empire, ne veulent plus l’exercer pour lui, et le sultan a tellement compris la gravité de sa position qu’il s’occupe de faire, petit à petit, transporter tous ses trésors et tous ses magasins dans l’oasis de Tafilalet, où il a ordonné, depuis deux ans déjà, des constructions considérables.
Inquisiteur :
– Ces Ouled-Moulay-Taieb sont donc bien puissants ?
Okhouam :
– Aucun sultan ne peut être nommé sans leur assentiment.
A la question du militaire français qui insiste pour savoir le nom de son chef, Okhouâm répond invariablement :
– Le chef, c’est Sidi-El Hadj el-Arbi, c’est lui qui commande maintenant, pas Moulay-Abd-er-Rahman.
Okhouam dit encore à son interrogateur :
– Cela fait sept ans que vous êtes là. Ce qui signifie 1830+7, donc 1837. Or, Sidi-El Hadj-el-Arbi est mort en 1827.
Inquisiteur :
– Comment vous nommez-vous ?
A la question liée à son identité distincte, le prisonnier répond inévitablement :
Okhouam :
– Je me nomme Mohammed ben-Abdallah.
Inquisiteur :
– Ne vous donne-t-on pas le surnom de Boumaza ?
Okhouam :
– Non, c’est mon frère que les Arabes ont nommé ainsi.
Inquisiteur :
– Pourquoi los Arabes l’ont-ils nommé ainsi ?
Okhouam :
– Mon frère porte le même nom que moi, Mohammed ben-Abdallah, et les Arabes l’ont surnommé Boumaza, parce qu’ils l’ont vu souvent suivi d’une gazelle qui lui a été envoyée par Dieu pour l’accompagner dans ses courses.
Inquisiteur :
– Y a-t-il encore beaucoup d’autres Boumaza qui, en diverses contrées, cherchent à soulever les populations ? Les connaissez-vous ?
Okhouam :
– Il n’y a pas d’autres Boumaza que mon frère. Quant à ceux qui prennent ce nom, je ne les connais pas, et n’en ai même jamais entendu parler.
– Quel est votre âge ?
Okhouam :
– Je l’ignore ; nous autres musulmans, nous vivons jusqu’à notre mort sans nous inquiéter de notre âge.
Inquisiteur :
– De quel pays êtes-vous ?
Okhouam :
– Je suis de Taroudant, village de trois cents maisons, dans la province du Sous, au Maroc.
Cette réponse s’avérera fausse.
Inquisiteur :
– Depuis quand êtes-vous on Algérie ?
Okhouam :
– Depuis sept ans à peu près. J’y suis venu, envoyé par notre seigneur Moulay-Taieb pour y visiter les zaouïas, les saints marabouts, et faire des œuvres pieuses.
Inquisiteur :
– Depuis quand votre frère est-il en Algérie ?
Okhouam :
– Depuis la même époque. Les tribus du Dahra venaient le visiter pour lui parler du désir de faire la guerre sainte ; il s’est mis à leur tête, et vous savez ce qui est arrivé.
Inquisiteur :
– Par qui a-t-il été encouragé ou poussé ? Par Abdelkader, sans doute, celui que vous appelez le sultan ?
Okhouam :
– Il a commencé la guerre seul. Puis il a reçu des lettres de Moulay Abd-er-Rahman, d’EI-Hadj Abdelkader et des sultans de Constantinople et de Tunis. Ces lettres lui disaient de continuer, qu’il était bien le maître de l’heure annoncé par les livres saints, et que, s’il parvenait à chasser les chrétiens, ils le proclameraient leur sultan, se contentant du titre de ses khalifes.
Inquisiteur :
– Avez-vous vu ces lettres, leurs cachets ?
Okhouam :
– Je ne sais pas lire, mais je les ai vues et tenues dans mes mains.
Inquisiteur :
– Qu’aviez-vous à reprocher aux Français ? Des vols, des exactions, des injustices ? Dites, sans crainte, la vérité !
Okhouam :
– Rien de tout cela. Les Arabes vous détestent parce que vous n’avez pas la même religion qu’eux, parce que vous êtes étrangers, que vous venez vous emparer de leur pays aujourd’hui, et que demain vous leur demanderez leurs vierges et leurs enfants. Ils disaient à mon frère : «Guidez-nous, recommençons la guerre ; chaque jour qui s’écoule consolide les chrétiens ; finissons-en de suite…»
Inquisiteur :
– Nous avons beaucoup d’Arabes qui savent nous apprécier et nous sont dévoués.
Okhouam :
– Il n’y a qu’un seul Dieu ; ma vie est dans sa main, et non dans les vôtres. Je vais donc vous parler franchement. Tous les jours vous voyez des musulmans venir vous dire qu’ils vous aiment et sont vos serviteurs fidèles ; ne les croyez pas. Ils vous mentent par peur on par intérêt… et toutes les fois qu’il viendra un chérif qu’ils croiront capable de vous vaincre, ils le suivront tous, fût-ce pour vous attaquer dans Alger.
Inquisiteur :
– Comment les Arabes peuvent-ils espérer nous vaincre, conduits par des gens qui n’ont ni armée, ni canons, ni trésors ?
Okhouam :
– La victoire vient de Dieu ; Il fait quand Il le veut, triompher le faible et Il abat le fort.
C’est par ces derniers mots que se termina l’interrogatoire.
Okhouam fut décapité. Il avait caché aux Français sa véritable identité.
Son frère est Mohamed ben Ouadah, alias Mohamed ben-Abdallah dit «Boumaza», l’homme à la chèvre ou à la gazelle.
A. F. B.
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