Revenons en arrière à propos du chérif Boumaza : qui est-il ? (IV)
Par Ali Farid Belkadi – Moulay Larbi Derkaoui
Sidi El-Hadj el-Arbi est le chérif idrisside Moulay Larbi Derkaoui (Abou Abdallah Mohammed Larbi Ben Ali Al-Derkaoui). Ce chérif est né vers 1760 au sein de la tribu des Béni Zeroual (Maroc), il fut le disciple de Moulay Ali Ben Abd er-Rahman Al-Amrani El-Fassi, surnommé Jamal. Sidi El-Hadj el-Arbi est décédé en 1824 dans son cloître de Bou-Brih. A sa mort, c’est Moulay Taieb, l’un de ses fils, qui prendra sa succession à la tête de la confrérie Darkaoua.
La branche algérienne Darkaoua sera fondée un peu plus tard par l’Algérien idrisside Sidi Bouazza Al-Mahaji qui disait : «Si les anges descendaient du ciel vers nous, nous aurions entrepris le dialogue avec eux dans les sujets des vérités.»
Sidi Ahmed Ben Alioua, le fondateur de la tarika El-Alaouia de Tijdit à Mostaganem (1867-1934), est le lointain disciple de Sidi Bouazza Al-Mahaji. Il eut pour disciple Sidi Mohammed Ben Kaddour Al-Oukili de Kerker, au Maroc. Des membres importants des tribus Béni Snassen furent également ses disciples. Les références fréquentes du frère de Boumaza à l’ancien maître des Darkaouas, décédé depuis une dizaine d’années, confirment ses liens avec la Taibiya, la confrérie de celui qui prit le nom de Mohamed Ben Abdallah, alias Boumaza.
Les origines de Boumaza, sa véritable identité
Mohamed ben Ouadah est le nom véritable de celui qui sera surnommé Boumaza. Il naquit vers 1822. Il avait adopté le nom de guerre de Mohamed Ben Abdallah, à la manière des combattants du FLN et ceux de l‘ALN entre 1954 et 1962, afin de dissimuler leur véritable identité pour éviter des représailles contre leur famille.
Charles-Henry Churchill écrit : «Auprès d’esprits ainsi préparés à une reprise de l’action, les émissaires de certaines sociétés secrètes religieuses, répandus parmi les tribus trouvaient une audience favorable. Le bras du Seigneur, leur assurait-on, était sur le point de se dresser. Le Moulay sa’a ou Maître de l’heure, attendu depuis si longtemps par tous les vrais et fervents croyants, était apparu. Il était déjà en marche ! C’était du moins ce qu’on leur racontait. Malheur à ceux qui resteraient en arrière retenus par le doute et la peur !» Tel était le cri de ralliement de ces fanatiques. (Charles-Henry Churchill, La Vie d’Abdelkader, trad. Michel Habart, Alger, SNED, 2e éd. 1974, pp. 251-252.)
On doit ce renseignement qui lève définitivement le doute sur les origines familiales de Boumaza, à Al-Hadj Mohamad ben Brahim : «Son véritable nom est Mohamed ben Ouadah», selon le lieutenant Margueritte, chef du bureau arabe de Teniet Al-Had, «Rapport des chefs des bureaux arabes de Miliana et de Teniet Al-Had sur les chérifs de l’Algérie». CAOM 1 H 7, Miliana, 11 juillet 1851.
Le portrait de Boumaza a été reproduit quelque temps après sa reddition, dans une gravure d’E. Geoffroy, qui a été publiée dans le journal L’Illustration du 15 mai 1847, num. 220.
Le même portrait a été dupliqué dans la publication Histoire de l’Algérie en images ou iconographie de l’Algérie depuis le XVIe siècle jusqu’à 1871, de Gabriel Esquer.
La tribu, le père, la mère
Le chérif Boumaza est issu de trois rameaux. Les Al-Hadj Qadour, les Oulad ben Lahoual et les Oulad ben Mokhtar ben Moussa. Son père, Ouadah ben Abdallah, est un lettré notoire. La mère de Boumaza se nommait Aïcha Bent Bouhenni.
En 1843, on retrouve le père Moqadem d’une tariqa soufie, la famille réside chez les Béni Bou-Khanous. A sa mort, il sera enterré dans la tribu des Achacha, à Sidi Bou-Yaqoub.
Contrairement aux assertions de Pellissier de Reynaud qui écrit à son propos : «(Boumaza) né à Taroudant, ville de cet empire (le Maroc), il vivait depuis plusieurs années fort obscurément dans le Dahra lorsque, vers le commencement de 1845, il se mit à prêcher la guerre sainte chez les Oulad-Younes. Il se disait sultan qui, d’après une prédiction de Moulay Taieb, devait reconquérir l’Algérie sur les chrétiens.»
(Annales algériennes. Nouvelle édition revue, corrigée et continuée jusqu’à la chute d’Abdelkader, avec un appendice contenant le résumé de l’histoire de l’Algérie de 1848 à 1854 et divers mémoires et documents», Paris, Dumaine, Alger, Bastide, octobre 1854, t. III, p. 163).
Les lieux où s’affermit la personnalité sont souvent confondus avec le lieu de naissance véritable. On l’a vu dans le cas de Saint Augustin ou d’Apulée de Madaure, des Algériens auxquels on attribue souvent une origine tunisienne, par Carthage interposée. Alors qu’ils y étudièrent et y vécurent temporairement. Comme on vit ou on étudie à Londres ou à Paris.
On a vu cela à propos de l’auteur libidineux Ahmad ibn Yusuf al-Tifachi, né en 1184 à Tiffech (vers Souk-Ahras) et décédé en 1253 au Caire, qui est, jusqu’à nos jours, considéré comme tunisien, tout simplement pour avoir choisi de vivre à Tunis.
Les frères de Boumaza
Boumaza eut trois frères, tous nés dans le Dahra. Dans une lettre adressée à Napoléon III au cours du printemps 1854, il écrit : «De la mère et des trois frères que j’avais, il ne me reste personne.»
Les frères de Boumaza se nommaient : Ben Abdallah, Abdelkader et Omar, alias Okhouam. Le premier, Abdelkader, qui participa à la lutte contre les Français, trouva la mort au cours d’une razzia en 1843.
Omar, qui est né à l’époque de la conquête d’Alger par le corps expéditionnaire français, luttera également aux côtés de ses frères. Il sera fait prisonnier par le général Marey-Monge chez les Oulad Naïl en avril 1848. Il s’agit du fameux Okhouam, qui sera décapité à Alger.
Nota : Okhouam est éventuellement la tournure berbère du mot khou «frère». Dans certaines régions de la Kabylie, par exemple à Mechtras, on dit Khouyam pour «ton frère». Le mot berbère exact est egmam «ton frère», egma «mon frère», egmass «son frère», tagmat «la fraternité», etc.
Omar ben Ouadah, alias Okhouam, fut d’abord interné dans un hôpital à la suite de blessures, il sera par la suite déporté aux Iles Sainte Marguerite le 31 décembre 1848. Lors de son interrogatoire, reproduit ci-haut, Omar Ouadah Ben Abdallah dit être le frère de Boumaza. Pour les Français, Okhouam (Omar), qui est considéré par les Français comme un dangereux fanatique, est un simulateur. On a dit parfois qu’il était originaire de la tribu des Béni Meslem, dans le Dahra, et qu’il exerçait la profession de taleb.
Selon Djilali ben Adda, Boumaza aurait eu un quatrième frère sainsi qu’une sœur.
L’épouse de Boumaza
Boumaza épousera Meriem Bent Mustapha ben Ziane (Bouziane). Ce dernier, Mustapha ben Ziane, jouit d’un assez grand prestige chez les Oulad Younas, une tribu qui allait jouer un rôle considérable dans l’insurrection du Dahra. La famille de Boumaza est établie depuis des générations dans le Dahra, suffisamment de temps pour dissiper le doute concernant une hypothétique origine marocaine de Boumaza.
La guerre du Dahra eut aussi ses déportés. Le capitaine Richard, qui assurait la garde de Boumaza à Paris, écrit : «(Boumaza) appartenait à la petite tribu de marabouts des Ouled Sidi Ouadah, située entre les Sebehhas de la rive gauche du Chélif et les Ouled Krouidem.»
Ce dernier nom Krouidem est à rectifier en Khouidem.
Sa patrie est le Dahra
Boumaza appartiendrait au lignage d’un grand saint du Dahra : Sidi Ouadah, un descendant des Chorfas idrissides, qui vécut dans la région de l’Oued Rhiou. Ce nom se rattache aux Oulad Laribi, ainsi qu’à la branche d’Al-Hadj Al-Arbi, qui était le chef des Darqawa de l’Ouarsenis.
Boumaza désigne les Oulad Khouidem comme formant son watan, littéralement «sa nation, sa patrie». Le watan dont il est question est le Dahra, accolé à l’Ouarsenis et à la vallée du Chélif.
(Charles Richard, capitaine, Etude sur l’insurrection du Dahra (1845-1846), Alger, 1846, p. 197). (CAOM 1 I 1, Paris, 11.12.1847, «Renseignements donnés par Boumaza sur sa famille»).
1- Charles Féraud écrit : «Comme un liquide qui s’extravase, les membres de la caste sacerdotale des Chorfas, les élèves des docteurs de Cordoue et les érudits dans les choses de Dieu, de Saguiet El-Hamra, s’infiltraient dans les tribus berbères, revêtus de leur caractère religieux et pénétrés de la sainteté de leur charge. Leur bagage est aussi simple que leur personne : un bâton à la main ; le «Livre sacré» sous le bras ; sur les épaules, un mezoued contenant quelque frugale nourriture ; accroché à la ceinture, un long tuyau en fer blanc, contenant un énorme rouleau de feuilles de papier, collées les unes aux autres : c’est l’arbre généalogique, la chedjra des Chorfas, sur lequel l’heureux titulaire, assisté de témoins, a eu soin de se faire inscrire par un magistrat ou un personnage notable. Ce document précieux sert, en quelque sorte, d’acte de naissance et de notoriété à son détenteur. Il établit, d’une façon irréfutable, sa filiation, et ceux à qui il en donne connaissance apprennent, ainsi, qu’une part de la bénédiction divine est en lui. Ainsi équipé, le futur apôtre parcourt !» (Les Chorfa du Maroc, par L. Charles Féraud dans le Bulletin num. 21, de la Revue africaine, année 1877,).
C’est ainsi que Boumaza reçut son arbre généalogique du sultan du Maroc. La certification de son lignage noble lui aurait été procurée par Moulay Abd er-Rahman.
Lorsque le sultan marocain Moulay Abd er-Rahman apprit le dessein guerrier du jeune Boumaza, il lui adressa un messager porteur de son arbre généalogique, qui lui prédit une grande destinée.
Boumaza humilié par l’Emir Abdelkader
Boumaza reçut un jour une balle tirée par un soldat français qui lui fracassa le bras, l’articulation s’était rompue. Malgré les souffrances éprouvées, le jeune chérif parvint à rejoindre l’Emir Abdelkader, à l’orée du Sahara.
Au moment de l’organisation d’une importante bataille, à laquelle voulait participer Boumaza rétabli, l’Emir Abdelkader lui refusa un cheval. Ce qui signifiait que l’Emir se passait de l’engagement du grand guerrier Boumaza à ses côtés.
Boumaza faisait de l’ombre à l’Emir Abdelkader. Sa jeunesse, sa fougue, sa bravoure bouillante sur le champ de bataille n’arrangeaient guère les affaires de certains khalifats-lieutenants de l’Emir.
Boumaza reprochait durement à l’état-major de l’Emir de mener une lutte feutrée contre les colonnes françaises qui violaient, assassinaient, saccageaient tout sur leur passage.
Il y a pire. L’Emir Abdelkader, que Boumaza considérait comme son grand frère, outrepassant les règles de l’honneur traditionnel, avait commis l’opprobre en mariant la femme de Boumaza à son commandant de cavalerie.
Suprême humiliation pour le jeune chérif, dédaigné par des officiers sans envergure de l’armée d’Abdelkader, et dont l’histoire n’a pas gardé le moindre souvenir.
Voici ce qu’écrit Martinval à ce sujet : «Le Moul el-Saa (maître de la destinée de l’heure) vint au Moul el-drâa (maître du bras). Mais il était impossible que l’homme de la force brutale et l’inspiré d’Allah s’entendissent longtemps. Une fois déjà dans une espèce de sauve-qui-peut général, Abdelkader avait refusé un cheval à Boumaza. Ce qui voulait dire : Qu’ai-je besoin de ton alliance ? Retire-toi avec les tiens, et laisse-moi agir à ma guise. Boumaza, qui croyait peut-être ne pouvoir se passer d’Abdelkader, avait continué à le suivre malgré cet affront, mais Abdelkader, qui n’était pas homme à supporter un démenti, maria bel et bien, quand ils furent arrivés à la Déirah, la femme de Boumaza avec son commandant de cavalerie. Cette fois, Boumaza comprit et gagna nuitamment Bouy-Semroun avec trente cavaliers». (Boumaza, sheriff des Ouled Yonnas, prisonnier des Français, notice biographique et intéressante, par E. de Martinval, Paris. 1847, page 42).
L’Emir expulse Boumaza de son cantonnement
Le chérif Boumaza exclu des batailles par l’Emir quitta le champ de bataille l’âme en peine, meurtri, il n’avait à ce moment-là qu’une trentaine de fidèles compagnons, des cavaliers expérimentés rompus à la lutte dans les contreforts du Dahra. Parmi lesquels Al-Hadj Moussa Al-Darkaoui (crâne num. 5942 du MNHN) dont les restes sont désormais enterrés au carré des Martyrs d’El-Alia, et qui vint quelque temps plus tôt faire le coup de feu contre les Français dans le Dahra. Avant de rejoindre l’Oasis de Zaatcha et lutter jusqu’à la mort aux côtés du Cheikh Bouziane.
Les colonnes françaises étaient toujours lancées sur les traces de Boumaza. Cela, l’Emir Abdelkader ne devait pas l’ignorer.
Pour ne pas avoir à subir les représailles de l’Emir, les Ouled Arkat et les Ouled Zekri refusèrent à ce moment-là leur appui et leur assistance à la petite troupe de Boumaza. Econduit par les tribus et ne disposant pas d’une troupe puissante pour s’imposer dans les durs combats que lui menaient régulièrement les Français, lancés à sa poursuite, accablé par le comportement de l’Emir à son égard, Boumaza décida de se réfugier à Tunis. Pour ce faire, il lui fallait traverser de part en part de vastes régions contrôlées par les imprévisibles colonnes du corps expéditionnaire français.
A.-F. B.
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