Revenons en arrière à propos du chérif Boumaza : qui est-il ? (V)

Par Ali Farid Belkadi – Boumaza prend une nouvelle épouse

L’Emir ayant marié la précédente épouse de Boumaza à l’un de ses officiers, celui-ci trouva le temps au cours de son désarroi et sa longue errance de convoler en secondes noces avec la fille du chef de la tribu qui l’avait recueilli. Au bout de quelques jours, craignant les représailles des Français, cette tribu l’abandonna à son tour. Une escorte de quarante cavaliers fut désignée pour l’éloigner de la région en le conduisant jusqu’à Taguin.

Dénoncé par le caïd

Le 11 mars 1847, le caïd des Ouled Bessam-Cheragas vint trouver le chef du bureau arabe de Teniet Al-Had, le lieutenant Marguerite, et lui fait part de la présence de Boumaza sur ses territoires, en prétendant qu’il l’avait menacé de mort.

Le lieutenant Marguerite emmena ses troupes à la poursuite du chérif de Boumaza. Le 22 septembre 1845, Boumaza, surpris par ses poursuivants, fut défait par le général Bourjolly aux gorges de Sidi Tiffour. Il s’éloigna, une nouvelle fois meurtri.

La prédiction de Sidi Lakhdar

Une lettre fut trouvée sur un homme que l’agha Si Mohamed avait tué de sa main, que tout le monde désignait comme un courrier de l’Emir : «A notre bien aimé le plus cher de ceux qui sont devant nous, le glorieux, le vertueux, le juste. Al-Hadj Ma’amar Bel-Kobzili, que Dieu te garde et le salut soit sur toi, ainsi que la miséricorde et la bénédiction de Dieu. Après m’être informé de toi et de l’état dans lequel est ta famille, je prie Dieu qu’il lui accorde tout ce que tu peux désirer ; je te dirai de prendre patience et de redoubler de vigilance, car le service de Dieu est difficile, mais sa récompense est grande. Il nous est parvenu qu’il y a dans ton pays un homme (ndlr : il s’agit de Boumaza) qui proclame la guerre sainte et prétend au commandement à ton préjudice ; nous n’avons pas de nouvelle certaine à son égard. Il faut que tu examines quel est son état, et que tu m’informes exactement de ses projets et de la marche qu’il suit, ainsi que de sa manière d’être avec le peuple car celui qui suit la vérité ne se cache à personne. Nous nous sommes réjouis de sa prise d’armes, mais nous craignons que ses projets soient construits sans fondement et qu’ils ne puissent s’accomplir. Je prie Dieu de jeter ses regards sur ses instruments. Si le porteur de la lettre veut se reposer, envoie-nous un courrier à toi, pour nous porter la réponse le plus promptement possible. Que Dieu te bénisse, je suis bien, je loue Dieu et le glorifie.»

Le chérif attendu

La prédiction de Sidi Lakhdar disait : «Il viendra un chérif de la race de Hassan, il se dressera derrière le fleuve, il tuera les Français avec les soldats du Dahra.»

Cette prédiction, qui évoque Boumaza, l’unique chef connu originaire du Dahra, fait mention d’un fleuve qui évoque le Chélif. L’insurgé est dit Hassani, c’est-à-dire qu’il est issu du fils d’Ali et de Fatima. L’Emir est également Hassani, il y a un donc un Hassani de trop. Cela l’Emir ne peut l’admettre.

La prophétie de Sidi Aïssa Al-Laghouati El-Berrah

Une prophétie attribuée à Sidi Aïssa Al-Laghouati annonçait la prise d’Alger par le corps expéditionnaire français. «Publie, crieur, publie ce que j’ai vu hier en songe, dit Al-Laghouati, la calamité qui viendra est un mal qui surpassera tous les maux imaginables ; les yeux n’ont rien vu de pareil, l’homme abandonnera son enfant. Il nous viendra un bey soumis aux chrétiens. Son cœur sera dur ; il se lèvera contre mon maître, d’origine noble, dont le cœur est doux, qui est beau et prudent, et dont le commandement est juste (…)» «Les troupes des chrétiens viendront de toutes parts ; les montagnes et les villes se rétréciront pour nous. Ils viendront avec des armées de toutes parts ; fantassins et cavaliers, ils traverseront la mer. Ils descendront sur la plage avec des troupes semblables à un incendie violent, à une étincelle volante. Les troupes des chrétiens viendront du côté de leur pays, certes, ce sera un royaume puissant qui les enverra. En vérité, tout le pays de France viendra. Tu n’auras pas de repos et la cause ne sera pas victorieuse. Ils arriveront comme un torrent pendant une nuit obscure, comme un nuage de sable poussé par les vents. Ils entreront par sa muraille orientale (…)» (Page 117, Charles Richard, Etude sur l’insurrection du Dahra (1845-1846), Alger, 1846, p. 197.)

Boumaza disait qu’il était le protagoniste caché, cité par les prophéties de Sidi Lakhdar.

Abdelkader, intrigué par cette prophétie, fera alors appel à Ben El-Benna afin qu’il lui confirme la date à laquelle devait apparaître le Moul es-sa’a.

L’Emir envoie deux cheikhs enquêter sur Boumaza

Quelque temps auparavant, lorsque l’Emir Abdelkader avait appris le suprématie du chérif Boumaza dans le Dahra, il ne pût contenir son irritation. Il écrivit une lettre à Bel Kobzili, qui lui répondit que le chérif Boumaza prétendait être le Moul es-sa’a rédempteur, qu’il était accueilli partout avec enthousiasme et exaltation. Qu’il se proclamait le libérateur du pays.

Deux talebs furent envoyés vers Boumaza, qui se trouvait alors chez les Cheurfa. Pour s’enquérir s’il était vraiment le Moul es-sa’a qui viendrait s’opposer à l’autorité de l’Emir.

Boumaza, le jeune chef du Dahra, se soumit de bonne grâce aux interrogatoires des envoyés de l’Emir Abdelkader, qui procédèrent à l’examen minutieux de ses traits physiques. Soupesant ses mots. Jaugeant sa foi. Evaluant ses actes pieux. Ils le trouvèrent bien jeune pour le rôle que les populations lui octroyaient. L’Emir aurait pu être son grand frère. Son signalement physique, religieux et spirituel méticuleusement établi, fut transmis sans tarder à l’Emir.

Après avoir soigneusement étudié le rapport des deux talebs, l’Emir Abdelkader en conclut que Boumaza n’était pas le maître de l’heure de la prédiction. Selon l’Emir, il manquait une chose essentielle à Boumaza, le signe divin au front.

Le signe sur le front

Ainsi, pour pouvoir se substituer à l’Emir, il fallait au préalable porter une marque sur le front.

L’Emir s’est réservé tous les miracles, depuis qu’un dévot «nègre», en Orient, avait prédit à Mohiédine, le père d’Abdelkader, que son fils serait sultan. Celui-ci aurait eu un rêve plus tard qui confirma, selon lui, cette prédiction.

Boumaza avait bien un tatouage bleu en forme d’étoile sur le front, mais il lui manquait, selon l’Emir, al-imara, «le signe» mystérieux, estampillé sur la peau par les anges. Boubaghla portait le même tatouage au front.

A la suite de quoi, le sultan douta de l’implication sincère de Boumaza dans la guerre contre les Français. Un rival. Un concurrent dont l’Emir refusera l’alliance dans la lutte contre les Français.

Moul es-sa’a moul al-dra’

Boumaza vient d’avoir 20 ans. Boumaza, opposé à l’Emir Abdelkader, affirme être le représentant de la volonté divine, comme tous les chérifs aiguillonnés par les maîtres de Tariqa, ceux du cheminement spirituel par la vision de la Lumière divine. Les deux chefs se contestent sur le plan mystique et spirituellement, alors que le pays ploie de plus en plus sous le joug colonial et que l’armée française se renforce, de jour en jour un peu plus.

Des Arabes chrétiens du Liban, colons

Pendant ce temps, les Européens affluent de toutes les rives nord de la Méditerranée. Des terres sont même confisquées à des paysans algériens pour être octroyées à des arabes chrétiens venus du Liban.

Dans l’entourage pragmatique de l’Emir, on pense que le Moul al-dra’, littéralement «le Maître du bras», doit être bien en dessous de Moul es-sa’a, «le maître de l’heure», envoyé du ciel. Moul es-sa’a, Boumaza, est venu spontanément faire sa soumission à l’Emir Abdelkader, Moul al-dra’.

Boumaza, abandonné par les tribus, comme le sera plus tard l’Emir Abdelkader, ira trouver l’Emir qui refondait la méthode de lutte dans sa retraite forcée au Maroc. Cela lui en coûtera.

Boumaza, qui est chérif hassani d’origine, comme l’Emir, se veut modeste, il ne se réclame pas d’une ascendance prestigieuse. Il est prêt à accepter avec gratitude la charge de khalifa de l’Emir Abdelkader. Il vient d’avoir vingt ans.

La plupart des khalifes de l’Emir, dont Embarek Ben Allal et Al-Berkani, s’opposèrent à l’incorporation de Boumaza dans l’armée régulière de l’Emir.

Boumaza «messie régénérateur»

Mohammed Ben Abdallah, premier du nom, le Boumaza du Dahra, plusieurs chérifs eurent pour dessein de s’attribuer ce sobriquet, sera affublé plus tard du titre singulier de «jésuite africain» par un journal parisien. Il sera également baptisé : «Messie régénérateur» dans certains cercles parisiens.

Après avoir été humilié et chassé par l’Emir Abdelkader, Boumaza traîna de bourg en bourg pendant des semaines et des mois. L’Emir lançait à sa poursuite des émissaires pour le disqualifier auprès des tribus, avec l’injonction de ne pas lui venir en aide. Les Français le pourchassaient inlassablement.

Le 15 octobre 1846, revenu sur ses pas dans le Dahra de son enfance, accompagné d’une poignée de fidèles derkaouas, il s’attaqua aux troupes françaises stationnées près de Mostaganem. Quelques semaines plus tard, le 10 novembre, assisté du caïd Ben Henni des Hidja, Boumaza charge les troupes françaises fixées à Ténès.

Il ne faisait plus la guerre, il faisait le coup de feu

Le 6 décembre, le général Saint-Arnaud écrit : «Je suis depuis le 1er (décembre) à courir jour et nuit. Je poursuis à mort les chérifs (…) j’ai déjà tué Ali Chergui chez les Medjadjas et je viens de tuer Bouali chez les Derdjin. Je voudrais bien aussi mettre la main sur Ben Henni qui soulève les Hidja.»

Le 29 janvier de l’année suivante, 1847, Boumaza, affronta les troupes du capitaine Lapasset. Le caïd Ben Henni des Hidja, qui luttait à ses côtés, y trouvera la mort.

Boumaza se rend à Saint-Arnaud le 13 avril 1847

Le colonel de Saint-Arnauld, en quittant avec sa colonne le pays des Ouled-Younas, avait laissé près du caïd quatre mokhaznis qu’il avait chargé de recueillir les contraventions imposées à la tribu. Quelques jours plus tard, un cavalier parut à l’entrée de la tente. Il mit pied à terre, les mokhaznis effrayés reconnurent Boumaza. Il venait se rendre à Saint-Arnaud.

Saint-Arnaud a eu face à lui des hommes courageux et intrépides, prêts à mourir pour une belle cause. Il écrit à son frère :

«Quelle guerre ! Ces Arabes, ce sont les chouans, les bons chouans de 94… Les chefs leur manquent, heureusement, et l’union, car chaque tribu est un peuple qui agit selon ses passions, et dont la tribu voisine est souvent l’ennemie mortelle. Si l’Afrique (l’Algérie, NDLR) entière se soulevait comme un seul homme, malgré les bavards qui disent qu’il n’y a pas de population, nous serions bien vite acculés à la mer. On ne se doute pas en France de ce qui se passe ici.»

C’est le même Saint-Arnaud qui fera emmurer 500 Algériens vivants, le 8 août 1845. Ceux-ci fuyant le corps expéditionnaire français se dissimulent dans une grotte entre Ténès et Mostaganem (Aïn-Meran). Les fugitifs, cernés, refusent de se rendre. Saint-Arnaud qui enjoint à ses soldats de les reclure vivants écrit dans une lettre adressée à son frère : «Je fais boucher hermétiquement toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes. Personne que moi ne sait qu’il y a dessous 500 brigands qui n’égorgeront plus les Français. Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal, sans poésie terrible, ni images. Frère, personne n’est bon par goût et par nature comme moi. Du 8 au 12, j’ai été malade, mais ma conscience ne me reproche rien. J’ai fait mon devoir.» (Saint-Arnaud, Lettre à son frère du 15 août 1845). Orléansville, le 25 novembre l844.

Le 13 avril 1847, Boumaza, las, découragé et abandonné de tous, se présenta seul à la tente du colonel de Saint-Arnaud auquel il dit : «Français, c’est contre toi que j’ai le plus souvent conduit mes cavaliers. Je t’ai vu dans la bataille, et j’ai compris tout de suite que tu étais courageux. Mais je n’aurais pas voulu me remettre à la discrétion d’un autre que toi.»

Victor Hugo dira de Saint-Arnaud : «Ce général avait les états de service d’un chacal.»

Saint-Arnaud et Boumaza

Boumaza s’était rendu aux Français le 13 avril 1847. Il sera transporté à Paris. Il n’y mena pas une existence de libertin, voluptueux et incroyant. Il est seulement très difficile à l’être humain de vivre seul.

Environ sept mois plus tard, le 21 novembre 1847, trois cavaliers arabes viennent prévenir le général Lamoricière que l’Emir Abdelkader offrait de se soumettre. A la condition, disent-ils, qu’on le mènerait avec sa famille, à Alexandrie, ou à Saint Jean-d’Acre, dans le royaume de Jérusalem, qui étaient alors aux mains des Turcs.

Boumaza est remis en liberté le 22 juillet 1849 par le prince Louis-Napoléon.

Le siège de l’oasis de Zaatcha par les colonnes françaises débuta quelques jours auparavant, 16 juillet, il durera jusqu’au 26 novembre 1849.

La guerre d’Algérie sans Boumaza et l’Emir Abdelkader se poursuit inexorablement, elle dura plus de 100 ans.

Elle n’a pas débuté le 1er novembre 1954. Si on vous le dit, ne le croyez pas. La preuve : Jusqu’au 19 mars 1962, comme au temps de Saint-Arnaud et Bugeaud, les Français parlaient encore de «pacification».

A.-F. B.

28 juillet 2020

(Suite et fin)

Commentaires

    L' islam est le cheval de Troie
    31 juillet 2020 - 15 h 51 min

    J’ imagine que toute cette farce va être enseignée comme identité et histoire du pays! Ce qui fait du pays le future ventre mou à la portée des néo- Ottomans déjà en route ou les émirs comme alternative.
    Un peuple qui a occulté sa culture et ne produit pas,son État sur ses propres valeurs endogènes est appelé à être colonisé tout en se confectionnant une identité fictive pour se voiler la face.
    Guérir c’est reconnaître son mal. On a dormi depuis le moyen âge. Vivre un soi par défaut c’est plus que mourir. Assez d’ errements.

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