L’histoire prise en otage : comment se guérir de deux siècles d’imposture ?
Par Azar Nath Qodia – Macron et Tebboune ont confié réciproquement à l’historien Benjamin Stora et Abdelmadjid Chikhi une mission sur «la mémoire de la colonisation et de la Guerre d’Algérie». Qu’en dit-on dans le milieu des enfants de chouhada ? Qu’on est passé sur ces sujets après 60 ans d’amnésie générale ? Y aura-t-il un consensus autour de la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans cette colonisation violente ?
On ne saurait comprendre la Guerre d’Algérie sans, toutefois, revoir et décrypter l’histoire qui l’a précédée et, à juste titre, l’a engendrée. Il y a eu un excès de terreur dans ce conflit mais, bien plus tard, vient le temps d’une amnésie générale de la part des deux Etats. Les polémiques sur le passé franco-algérien qui dure depuis un demi-siècle ne sont que l’abcès de fixation de la mauvaise mémoire coloniale française en général, alors que beaucoup d’historiens, et plus particulièrement les Français, tentent de réduire l’histoire algéro-française à la période 1954-1962. C’est partial et partiel, le contentieux historique remonte à 1830 et bien avant, c’est l’ensemble du passé colonial de la France qui est en cause, c’est l’histoire coloniale dans son ensemble que la société française a du mal à regarder en face encore aujourd’hui.
Si, pendant ces dernières années, les politiques français ont eu un consensus autour de la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs de France feront-ils la même chose pour les déportés algériens de 1871 vers Cayenne, la Nouvelle-Calédonie et au Moyen-Orient, ou bien ces derniers font aussi partie de «l’œuvre civilisatrice» de la France dans ses colonies ?
L’histoire démontre que la République française, depuis le XIXe siècle, était celle d’une République coloniale, en totale contradiction avec les principes fondamentaux dont les républicains se réclamaient : ceux de la Déclaration des droits de l’Homme et de sa devise phare, «liberté, égalité, fraternité». Les crimes commis par les groupes d’intérêt et les lobbyings avec l’approbation des politiques sont, donc, aujourd’hui, endossés à l’Etat français et si, donc, aujourd’hui, la mémoire est un droit, la France ne doit-elle pas prendre conscience de son passé colonial et le reconnaître sans passer par le prétoire ? En février 1962 déjà, Louis Joxe, le porte-parole du gouvernement français dans la négociation d’Evian avec le GPRA, s’est adressé en ces termes à Michel Debré, alors Premier ministre : «En vérité, il est miraculeux que nous en soyons arrivés à ces accords. Car, voyez-vous, depuis 130 ans, [ils] n’ont cessé d’être dominés, trompés, dépouillés, humiliés.»
N’y-a-t-il pas là une forme de reconnaissance ou de condamnation dans ses propos à cette époque ? Pourquoi donc une mémoire occultée et une autre mémoire assumée ?
Pour nous, Algériens, enfants de chouhada, enfants de ceux qui se sont sacrifiés pour l’indépendance de l’Algérie, les crimes de la France coloniale ne peuvent s’effacer d’un revers de la main. Les effets dévastateurs de la colonisation criminelle sur notre passé et notre présent, nous les vivons encore chaque jour. Un simple exemple, pour détruire les relations tribales et familiales de la société algérienne, la France coloniale, à travers les bureaux arabes, a manipulé et détruit l’état civil des Algériens, de manière diabolique, en changeant les noms des familles et des lieux, en attribuant des noms dégradants et consonance moyen-orientale. Beaucoup d’Algériens, qui ont, ainsi, perdu toutes traces de leur identité, un crime duquel on n’a jamais parlé. Les massacres du 8 Mai 1945, la matraque, les enlèvements et les ratonnades qui l’ont suivi, puis la torture, les représailles contre les villages les plus reculés de la civilisation humaine, sans oublier la politique de la terre brûlée qui ont été suivies d’évacuations générales et d’expropriations.
Tous ces faits innommables doivent être cités. Il fallait les mentionner et les examiner minutieusement. Mais combien de livres, de littérature qu’il faut écrire pour brosser un tableau des cicatrices, après 132 ans de colonisation abominable ? Combien de kilomètres d’archives faut-il parcourir, 60 ans plus tard, pour espérer trouver un soupçon de fragment de notre mémoire voilée ? L’ouverture progressive des archives de l’outre-mer et de l’armée permet, en effet, à la recherche d’avancer. On a, ainsi, évolué dans l’évaluation du nombre de morts, un service rendu pour les associations de rapatriés qui tentent aussi de préserver et de valoriser le patrimoine culturel bâti par la France en Algérie, comme le Cercle algérianiste, ou encore les associations veillant à l’entretien des cimetières français en Algérie. Et nous, alors ? Quel genre d’archives nous livre-t-on dans une lamentable bureaucratie ? Il faut une dérogation pour chaque document et un temps d’attente interminable pour enfin consulter un carton dit déclassifié, le plus souvent dans un état de délabrement, censuré s’agissant de la plupart des renseignements les plus intéressants.
On sait aussi que les vraies archives sont cantonnées dans les coffres-forts et qu’on ne les verra probablement jamais. Plusieurs livres dans ce sens ne suffiront pas clairement à apaiser la fringale du savoir et la manie de la mémoire. Sinon, comment se guérir de deux siècles de controverses, de pillages, de calomnies et d’impostures ? La vérité, celle que les Français n’aiment ni lire ni entendre est que la France est construite sur un soubassement africain, qu’elle est un pays habitué à perdre ses conflits. Rien que pour ce dernier siècle, la France vient d’essuyer quatre défaites séquentielles. 1914, quatre ans d’occupation de Paris, secourue par le monde entier de son ennemie jurée. Le coup de théâtre de juin 1940 à la débâcle du Diên Biên Phu en Indochine. La dernière, une autre tragédie cornélienne, la guerre d’Algérie en mars 1962 et, dans les prolégomènes de cette dernière, la France, elle, n’a pas seulement perdu sa IVe République, mais elle a aussi définitivement perdu son prestige d’antan. Ses pépites colonies sont évaporées en volutes au profit des autres puissances.
L’Africain, quant à lui, resta encore dans sa résolution d’inertie, son habituel confort du dominé.
La France portera seule le poids de ses guerres perdues. Tôt ou tard, elle devra répondre de ses crimes devant l’histoire. De la raclée de Diên Biên Phu à l’opération «Oiseau bleu», elle a montré les failles de sa stratégie. Ses erreurs lui ont coûté cher. Fini la gloire et l’héroïsme du Fort de Douaumont, les exploits de l’armée allemande.
Dès 1958, la France a constaté l’irréversible casse et ce, malgré tant d’investissements dans le «calvaire des gégènes». Il est temps de solder les comptes et se muer vers le néocolonialisme socialiste.
Qui est donc capable de nous enseigner notre histoire, la vraie ? On ne peut éduquer un peuple sans lui inculquer ses expériences passées, alors que nos propres autorités se comportent en une armée néocoloniale, s’investissant dans un incessant abus de mémoire, sa falsification dans l’imposture et l’oubli, refusant même le retour au pays des ancêtres à ceux-là mêmes que la France a déportés vers d’autres territoires. L’Algérie traîne encore dans sa crise identitaire à n’en plus finir, une histoire sciemment falsifiée pour que son peuple se perpétue dans l’ignorance du repère ancestral et des combats qui conscientisent son devenir.
L’histoire de notre pays est toujours otage des antagonismes politiques qui ne se soucient nullement de son avenir entre les nations, au détriment du seul intérêt, le pouvoir des clans et l’exploitation de la manne pour enrichissement personnel. Y aura-t-il, un jour, le rétablissement d’une justice mémorielle dans ce pays ? Y aura-t-il une césure réelle avec ce coup de théâtre confiscatoire qui a duré plus d’un demi-siècle, squattant l’histoire d’un peuple tout en hypothéquant son passé comme son avenir ? De quel genre de révolution avons-nous besoin pour rétablir l’authentique file générationnelle ? Pourquoi donc la France et les donneurs de valises, s’octroient-ils le droit de désigner des éclaireurs d’histoire longtemps tripotée a leurs sauces insipides ? Ne sommes-nous pas capables d’écrire notre propre histoire comme nous sommes incapables de nous extraire à nos conditions de dominés, encore 60 ans plus tard ?
A. N.-Q.
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