Relance de la betterave à sucre au nord du pays : éviter les erreurs des années 1970
Par Djamel Belaid (*) – Les pouvoirs publics souhaitent relancer la production locale de la betterave à sucre. En bénéficiant de l’irrigation au goutte-à-goutte, ce type de culture a toute sa place au nord du pays. Mais aussi, ne faut-il pas refaire les erreurs des années 1970. Un article d’un coopérant ayant eu l’occasion d’exercer en Algérie (1) est l’occasion de revenir sur l’expérience passée.
Cet auteur rappelle qu’une «décision ministérielle de 1983 est venue arrêter totalement la betterave sucrière sur le périmètre après plus de 15 ans d’apprentissage de cette culture industrielle». Il note qu’il ne s’agit pas «d’un simple réaménagement technique des modalités de mise en valeur, mais bien d’une crise du modèle d’intensification, crise dont il faut analyser les composantes : pourquoi la betterave sucrière n’a-t-elle jamais donné les résultats escomptés, malgré les études technico-économiques préalables, apparemment minutieuses (utilisant par exemple la programmation linéaire pour déterminer les combinaisons culturales optimales)» ? Il pose ainsi plusieurs questions «Pourquoi l’articulation agriculture-industrie n’a-t-elle jamais vraiment fonctionné ? Pourquoi le secteur privé s’est-il toujours refusé à entrer dans le schéma d’intensification que l’Etat imposait aux domaines socialistes ?»
Nous convions chacun à consulter l’article en question. Nous reprendrons pour notre part les éléments les plus techniques et, avant tout, la question de l’irrigation.
Les modalités pour assurer une irrigation des parcelles de betterave
Concernant l’approvisionnement en eau des parcelles de betterave, malgré de nouvelles infrastructures, l’auteur émet quelques doutes : «Toutefois, les périmètres du Moyen et du Bas-Chélif et la demande urbaine et industrielle entrent en concurrence avec l’agriculture pour cette eau mobilisée. (…) En amont, un barrage de régularisation (Boughzoul, 20 hm3), puis un barrage de retenue (le Ghrib), d’une capacité initiale de 280 hm3. Achevé en 1943, ce barrage est aujourd’hui fortement envasé et ne régularise plus que 120 hm3 les meilleures années.»
Concernant l’irrigation des parcelles, à nouveau l’auteur relève des retards de l’ordre de 50% dans les réalisations : «L’irrigation à la parcelle se fait par aspersion, avec des rampes mobiles raccordées à des bornes fixes. L’achèvement récent du réseau a été assuré par une firme suédoise (BPA) et une société algérienne (ENRGO). Ces retards énormes dans les équipements ont eu pour effet un accroissement très lent des superficies effectivement irriguées : 10 000 ha environ en 1984, soit 50% du total équipé. Résultat bien faible en regard de l’investissement réalisé.»
Rappelant le niveau du potentiel hydraulique local, l’auteur arrivait à la conclusion que les parcelles de betterave devant approvisionner la raffinerie de sucre ne pourraient recevoir les 8 000 m3/hectare requis. Rappelons qu’à l’époque il n’était pas question de goutte-à-goutte mais d’irrigation par aspersion. «En attendant les nouveaux barrages de Herreza et Deurdeur, le périmètre manquait d’eau de façon chronique : le Ghrib, envasé par défaut de protection des bassins versants, régularise 70 hm3 en année sèche, que l’agriculture à elle seule pourrait utiliser pour irriguer les cultures envisagées. Or, ce volume disponible doit aussi couvrir les besoins prioritaires en eau potable, et la demande industrielle. La betterave sucrière, qui demande jusqu’à 8 000 m3/ha sous ce climat (variété d’automne), a donc dû être limitée par manque d’eau. Ou alors la dose à l’hectare a été insuffisante, ce qui agit négativement sur le rendement et la teneur en sucre.»
Résultat consternant : «Il y a une nette stagnation de la betterave sucrière, autour de 2 400 ha, avec quelques pointes au-dessus de 3 000 ha, alors que l’objectif fixé était d’au moins 4 000 pour atteindre une production de 150 000 tonnes (avec un rendement attendu de 30 à 35 t/ha).» Outre un manque d’efficience dans l’utilisation de l’eau, le projet présentait d’autres dysfonctionnements.
«La difficile mise en place de la betterave»
Si l’objectif de 4 000 ha ne fut jamais atteint, les rendements furent très variables. L’auteur note «d’un domaine à l’autre : la moyenne entre 1965 et 1980 se situe autour de 25 tonnes/ha (contre 30-35 attendus), avec toutefois des domaines dépassant les 30 tonnes et deux ou trois faisant jusqu’à 48 tonnes. Après un démarrage autour de 50/60 000 tonnes, la production totale de betterave dépasse difficilement les 40 000 tonnes. Ce qui représente à peine le tiers de la capacité de traitement de la sucrerie (150 000 tonnes).
L’auteur se demande alors d’où viennent les blocages? Au-delà du manque d’eau les blocages viendront dans la non-maîtrise de l’itinéraire technique ainsi que de la logistique à la récolte. L’itinéraire requiert «d’abord labour profond et préparation d’un lit de semence homogène, puis semis échelonné en fonction des variétés et des capacités de traitement de la sucrerie (une fois mûre, la betterave se dégrade vite), fumure, dêmariage (à la main) et binage. Les irrigations et les traitements doivent être fréquents en été».
«Quant à la récolte, elle se fait à partir de juillet. A l’époque, en absence de matériel combinant comme aujourd’hui plusieurs opérations, la récolte passait par plusieurs étapes bien précises : effeuillage, décolletage, arrachage et chargement, puis transport rapide à l’usine.» Chaque opération demandait un tracteur et un engin spécifique.
Il s’agissait d’un ballet à organiser correctement et qui avait des coûts. Mais voyons ce qu’en dit l’auteur : «Ces diverses opérations requièrent, on l’imagine, des compétences, mises en œuvre en temps voulu et un matériel spécialisé : semoirs de précision, effeuilleuse-décolleteuse, chargeuse… en plus du matériel classique de labour et de traitement. Des rampes et des asperseurs doivent être installés dans les parcelles.» Ces engins appartenaient à une coopérative spécialisée. «Le coût de ces appareils, qui ne servent que quelques jours dans l’année, et la technicité qu’ils exigent, ont conduit à créer un organisme spécialisé de prestation de service : l’ACPB (Association coopérative de producteurs de betteraves), devenue depuis CASSCIF (Coopérative agricole de services spécialisés dans les cultures industrielles et fourragères).»
Ce type d’organisation a eu deux conséquences : la première est que «la conduite technique de la culture échappe largement aux producteurs, réduits à des prestations de main-d’œuvre banale (transport des rampes d’irrigation, démariage) mais lourdes en temps de travail. Ceci ne favorise pas l’acquisition des savoir-faire».
Quant à la seconde, elle concerne «la rémunération de ces services, directement prélevée sur le produit brut de la récolte, grève lourdement la rémunération des producteurs. On a ainsi observé qu’en dessous de 30 tonnes/ha, le produit brut de la récolte (achetée 270 DA la tonne en 1983) ne couvrait pas des charges variables en croissance rapide (coût croissant des intrants). Cette culture, qui leur est imposée par le plan national, est donc pour beaucoup synonyme de déficit inévitable».
Et cela sans compter les nombreuses opérations manuelles : binage, démariage des betteraves, déplacement des rampes d’irrigation.
Quant au secteur privé, l’auteur note : «Il est notable que le secteur privé, après une brève tentative, a totalement laissé cette spéculation au secteur étatique.» Il faut dire qu’à l’époque déjà la culture des pastèques et melons était beaucoup plus simple et plus rentable.
En effet, l’auteur relève les pompages sauvages d’eau, la forte demande en motopompe et le ballet incessant des 404 bâchées «comment expliquer l’engouement constaté sur le Chelif pour le melon-pastèque qui peut rapporter des millions à l’hectare, et le refus de la betterave ? A tel point que les autorités agricoles ont dû interdire cette culture certaines années par déficit en eau. Ainsi, dans les interstices d’un secteur étatique où l’intensification donne des résultats médiocres malgré des investissements considérables, on voit se développer des îlots d’agriculture prospère : pompages plus ou moins clandestins dans l’oued (on n’arrive pas à fournir le secteur privé en motopompes), mise en place de cultures maraîchères et légumières de plein champ ou sous serres plastiques, circuits informels de commercialisation très souples (404 bâchées, estafettes…)».
A l’autre bout de la chaîne, la transformation de la betterave relevait de l’usine de l’Enasucre. «Elle fournit les camions pour le ramassage de la récolte et exige une teneur en sucre de 16%. De sévères réfactions sont appliquées en dessous. En fait, la dégradation est souvent due aux lenteurs de ramassage et de transport (manque de camions), lenteurs auxquelles les producteurs assistent impuissants.» Imaginez le désespoir des ouvriers des domaines autogérés en voyant leurs betteraves non prises par les camions de l’usine et donc perdre en taux de sucre.
Pour finir, l’auteur note : «L’unité d’El-Khemis a rencontré de nombreux problèmes techniques, et connu d’importantes difficultés de gestion. Le déficit engendré par l’activité sucrerie a fait qu’elle a toujours préféré se tourner vers le raffinage. Son avis a largement pesé dans la décision d’arrêt de la betterave. Il y a donc échec très net de l’articulation agriculture-industrie.»
Les questions de l’heure
Cette situation parfois chaotique pourrait être évitée par diverses mesures :
– offrir un prix rémunérateur afin d’intéresser les agriculteurs privés ;
– proposer cette culture aux agriculteurs ayant l’expérience de la production de pomme de terre, de tomate industrielle ou de pastèque et melon ;
– utiliser les semences mono-germes qui évitent les anciennes opérations manuelles de démariage ;
– rendre disponible des engins de récolte combinant effeuillage, décolletage, arrachage et chargement ;
– assurer une flotte suffisante de camions au moment de la récolte (rappel, l’actuel réseau routier peut permettre un assez grand rayon d’action de l’usine) ;
– offrir à un opérateur privé des facilités pour investir dans une usine de transformation des betteraves.
Rappelons que les surplus de sucre au niveau mondial ont provoqué une baisse des cours du sucre. Produire une partie de nos besoins en sucre en développant la culture de la betterave aura un coût. Mais il est nécessaire de prendre en compte les emplois directs et indirects ainsi créés. Par ailleurs, un tel choix stratégique permettra une plus grande souplesse lors des achats de sucre roux sur le marché international.
Cette démarche ne doit pas nous faire oublier la nécessité d’explorer d’autres voies telle la production de sirop de glucose à partir d’amidon de pomme de terre ou l’extraction de sucre à partir de dattes.
D. B.
Ingénieur agronome
1- Perennès Jean-Jacques. La Crise des modèles de mise en valeur des périmètres irrigables en Algérie. Le cas du Haut-Chélif, in Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, num. 45, 1987. «Monde arabe : la société, la terre, le pouvoir», pp. 94-105.
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