Sonatrach face au syndrome de la tutelle
Par Dr Lagha Chegrouche – Dans le discours général, juridique et économique, un «tuteur» est celui qui exerce un droit d’autorité sur un agent mis sous sa tutelle. Une tutelle de jure ou de facto. Que le tuteur soit une puissance ou une autorité publique, elle doit se soumettre à des évaluations périodiques de son rôle d’autorité, de sa contribution à la bonne gouvernance des entreprises placées sous sa tutelle. Que l’agent soit une entreprise économique ou un agent du secteur public, il est contraint au respect d’un plan de contrat, une sorte de «feuille de route» définissant les objectifs à atteindre et, par conséquent, l’évaluation de ses résultats, de ses performances et de son patrimoine.
Dans le discours spécifique en rapport avec le secteur de l’énergie en Algérie, la problématique n’est pas inhérente à la logique de la construction de cette tutelle, à sa légitimation juridique ou symbolique mais à sa pertinence et à son efficacité économique. Les motifs de la tutelle procèdent du «tuteur» ou par délégation de l’Etat «tuteur».
Etat «tuteur» ou «actionnaire» ?
Il est certain que la tutelle ministérielle (ministère) et l’agent économique sous tutelle (entreprise publique) tirent chacun sa légitimité de celle de l’Etat «tuteur». Il n’existe pas de hiérarchisation dans la légitimation fonctionnelle des agents institutionnels (ministère) ou économiques (entreprise publique), parce que la légitimité des deux entités émane de la source de droit : l’Etat «tuteur». La subsidiarité entre ces agents étant définie au préalable pour légitimer ou valider l’exercice de la tutelle économique. Dans tous les cas, la tutelle et l’agent devraient se soumettre à un contrôle d’organismes tiers comme la Cour des comptes ou une mission publique dédié à cet effet ou un audit d’experts pour évaluer la pertinence du fonctionnement de la tutelle et l’accroissement du patrimoine de l’agent économique sous tutelle. Dans note cas d’espèce, la tutelle est le ministère de l’énergie et l’agent est Sonatrach SPA. L’audit ordonné par le Conseil des ministres à la requête du ministre de l’Energie doit diagnostiquer les deux niveaux subsidiaires, sinon l’audit sera biaisé dans ses motifs et ses résultats contestés.
Depuis le mouvement néolibéral de «déréglementation» qu’a connu le monde dans les années 1990, le rôle de la puissance publique est «reconfiguré», sous l’influence de la théorie «Contestable Markets» de l’Ecole de Chicago et, surtout, sur injonction de la Banque mondiale et le FMI. L’Etat «tuteur» a évolué vers un Etat «actionnaire» et stratège, pour les considérations suivantes :
La première est la prise de conscience du fait que l’Etat ne peut plus être un simple «tuteur», c’est-à-dire un agent administratif de contrôle, «un gendarme» mais il a vraiment un «rôle économique spécifique» à jouer dans la création de la «richesse de la nation». Dans le cas algérien, l’évolution est dans les textes, la loi définit et promulgue le mode réglementaire traduisant ce rôle économique. Par abstraction, c’est le «rôle d’actionnaire public» qui est privilégié, en dépit de la forme juridique choisie ou à choisir : Société par actions (SPA), Société anonyme (SA), Société à responsabilité limitée (Sarl). L’actionnariat public est aussi la création de valeur ajoutée et du profit. Un attribut qui se distingue des missions de puissance publique en matière de stratégie et de régulation des activités économiques (régulation, réglementation, loi). A partir de ce postulat, Sonatrach s’est transformée en SPA, avec un actionnaire unique : l’Etat actionnaire !
La deuxième réside dans le fait que l’Etat est de plus en plus actionnaire des entreprises du secteur public soit dès leur création, soit à la suite d’un changement de statut juridique d’entreprise comme pour Sonatrach SPA, avec un conseil d’administration souverain. Son actionnaire unique étant l’Etat et non le ministère en charge de l’Energie (la tutelle ministérielle). La tutelle sectorielle est juste représentée dans cette instance de gouvernance de Sonatrach (CA). Elle siège au même titre que le ministère des Finances ou tout autre représentant de la puissance publique (l’actionnaire), de la Banque d’Algérie (une autorité autonome) ou du personnel (autorité tierce). La tutelle ministérielle n’a pas à substituer à l’Etat actionnaire.
L’Etat «tuteur» ne régit plus rien dans le domaine économique. L’Algérie a pourtant révisé en profondeur sa réglementation économique, favorisant une optique d’Etat actionnaire pour les entreprises du secteur public et ce, depuis l’époque du président Zeroual. Le ministère a donc ses propres missions de service public. La régulation économique incombe à l’agence Alnaft. Le ministre de l’Energie n’est pas le PDG de Sonatrach, ni d’ailleurs celui de Sonelgaz. Il est en charge d’un service public de l’Energie, à développer et à rendre plus accessible à tous les citoyens d’Algérie. Sonatrach doit exiger le respect de son statut d’entreprise SPA, voire demander un arbitrage devant qui de droit pour le rendre plus pertinent, avec une possible refonte de son conseil d’administration, à le placer exclusivement sous l’autorité du chef de l’Etat. Pour que l’abus de position et les ingérences comme celles de l’époque de Chakib Khelil qui ont rendu Sonatrach une coquille vide et «rentivore» ne se répète plus.
La troisième est que l’Etat «actionnaire» doit recourir, comme dans tous les pays du monde, aux mécanismes de l’actionnariat public pour prendre, reprendre ou garder le «contrôle» exclusif, partiel ou conjoint d’une société publique et même privée, au sens fort du droit commercial, ou au moins pour participer activement à sa gouvernance, sans posséder la majorité du capital, dès lors que sa participation (parfois assortie de certaines dispositions) lui permet d’exercer sur elle une influence suffisante (principe de Golden Share). C’est le cas notamment quand un pacte économique ou commercial est possible entre l’Etat actionnaire et d’autres actionnaires, leur assurant une majorité relative, un contrôle du capital. Une perspective d’actionnariat qui ne concerne pas le devenir de Sonatrach qui a besoin de plus d’autonomie, de liberté et sa liberté enrichira le pays.
Dichotomie entre tutelle et entreprise publique ?
En raison de ces postulats économiques, voire stratégiques, la pertinence de la tutelle ministérielle en Algérie sur les entreprises publiques, après les années 1980, est désuète et son efficacité est nulle, sauf pour produire une «nouvelle réglementation» à l’arrivée de chaque nouveau ministre ! Le secteur de l’énergie se trouve figé dans des «pratiques autoritaires d’un tuteur» d’une époque révolue, pourtant la réglementation économique du pays a évolué positivement. Une dichotomie entre le rôle de la tutelle ministérielle et l’autonomie de l’agent économique (SPA) paralyse Sonatrach. Elle constitue davantage un facteur de blocage et de tension entre la «tutelle» et l’«Agent». Une source de rivalité ou convoitise pour les «affidés» de chaque camp. Un constat sociologique non réfutable dans les autres secteurs économiques du pays !
L’instauration d’une autorité ministérielle s’accompagne inéluctablement, en raison même de la nature abusive de cette tutelle, par un mouvement de promotion et (ou) de déchéance du personnel du secteur, une propension souvent nuisible à la stabilité du management de Sonatrach, amplifié par une logique de rente de situation : abus de position, gros salaires, diverses rétributions pécuniaires ou en nature (primes, logements, voitures, chauffeur, jardinier, femme de ménage, carte bleue, missions à l’international, frais de bouche et de séjour, vacances et festivité, crédit à taux zéro). Les postes les plus prisés sont ceux de conseiller du «prince» : ces «chargés d’études et de synthèse (CES)» au cabinet du ministre, qui refusent d’être payés selon la grille de la haute fonction publique mais rétribués par Sonatrach de 300 000 à 500 000 DA par mois.
Pourtant, les études stratégiques sur l’énergie, les études d’opportunité des projets, les études de marché de l’énergie sont toujours sous-traitées à des bureaux d’études à l’étranger, à coup de millions de dollars. Incompréhensible comme gouvernance pour une tutelle ministérielle, sauf si elle est syndromique (in Chegrouche, Géopolitique d’Algérie : syndrome de la régence, Sydney Laurent, 202, cf. in Le Soir d’Algérie, du 15 aout 2020) !
Dans le secteur de l’Energie, l’expression de cette tutelle ministérielle reflète deux manifestations antagoniques. La première étant celle d’une manifestation de puissance avant les années les 1980 puis, après cette période, celle d’une manifestation syndromique.
Manifestation de puissance
Sonatrach est soumise un audit à la suite d’une requête de la tutelle ministérielle (cf. Chegrouche, Audit Sonatrach ? Tutelle sectorielle vs gouvernance managériale, in Algeriepatriotique, in Le Quotidien d’Oran, le 3 août 2020). Juste, quel est l’intérêt ou le motif légitimant le recours à une telle procédure sachant que le groupe Sonatrach dispose de très peu de «liberté d’auto-gouvernance», parce qu’il est placé sous l’emprise de nombreuses autorités. En particulier l’autorité ministérielle, tutelle sectorielle (ministère de l’Energie) et l’autorité de régulation, tutelle économique (Alnaft, ARH).
La puissance publique, si elle désire relancer l’économie du pays, doit soumettre toutes ces autorités de gouvernance (tutelle, agent) au même audit : «Le donneur d’ordre et l’agent qui l’a exécuté». Sinon, le reste est une supputation spéculative ou un discours d’outre-tombe. L’organisation du ministère de l’Energie est «presque» une réplique de celle de Sonatrach et, par extension, celle de Sonelgaz. Tout le top-management du secteur jouit de la même procédure de nomination par décret. En plus, Sonatrach se trouve astreinte aux requêtes de nombreuses autorités politiques, juridiques et comptables (Parlement, Cour des comptes, justice, police). Pourtant, selon la réglementation en vigueur, Sonatrach dispose de structures administratives qui veillent sur sa propre gouvernance économique et managerielle : l’autorité administrative, tutelle administrative (conseil d’administration) et l’autorité managerielle (PDG, comité exécutif)
La tutelle ministérielle a tendance à se substituer à la gouvernance de Sonatrach, parfois par méfiance, souvent par autoritarisme de la vieille et glorieuse époque. Une tutelle qui tente de reproduire, plutôt de «singer» surtout, la gestuelle des fondateurs de Sonatrach, dirigeants, ingénieurs, techniciens et travailleurs, hommes et femmes d’Algérie.
Avant les années 1980, la tutelle ministérielle était profondément politique, celle d’un Etat «tuteur» qui veille, indique la trajectoire stratégique à poursuivre et les objectifs à réaliser. Une tutelle qui a permis à l’Algérie postcoloniale d’exercer sa souveraineté sur ses ressources naturelles inaliénables, après avoir créé un groupe pétrolier animé par un désir de reconstruire le pays, par la mise en place d’une imposante infrastructure pétrolière et la formation de très nombreux cadres et experts, dont certains sont toujours convoités par les compagnies internationales pour leur compétence, pour leur propre compte ou au profit d’entités concurrentes à Sonatrach comme Qatar Petroleum ou ADNOC d’Abu-Dhabi. Des cadres tellement brillants que des IOCs leur proposent même des hautes responsabilités managériales dans la stratégie, la gouvernance, la technologie.
Puis après, le nouveau ministre de l’Energie vient, sur le plateau d’Ennahar TV, se plaindre de la concurrence de Qatar ou de la Russie (cf. Ennahar-on-line du 8 août 2020). Il s’adresse au journaliste comme s’il était le PDG de Sonatrach : «L’évaluation du patrimoine de Sonatrach est engagée par une entreprise nationale, car nous devons travailler pour restaurer la stabilité et la confiance au sein du groupe.» La séparation des pouvoirs n’est pas dans la culture de certains managers du pays ! D’autres sources professionnelles et journalistiques évoquent le recours à un cabinet d’audit international !
Sonatrach vit, abusivement, sur le prestige des «vingt glorieuses». Une période qui couvre l’année de sa création (1963) et celle de l’inauguration du gazoduc international Transmed (1983). Une période d’effort, de dévouement et d’efficacité pour un devenir en partage et ce, malgré l’autoritarisme «paternaliste», parfois «bienveillant» de certains dirigeants de l’époque, et l’inacceptable plan Valhyd piloté par Chakib Khelil dont j’ai dénoncé ses effets d’extraversion économique, à son époque.
Manifestation syndromique
Une seconde période, les «vingt désastreuses», qui coïncidaient avec le retour de Chakib Khelif (1999) jusqu’à l’arrivée de la nouvelle gouvernance de Sonatrach, en 2020. Une nouvelle technostructure qui vient d’annoncer d’importantes mesures de réformes structurelles et de redressement managérial et comptable sans précédent : réduction des coûts salariaux indirects, report de certains projets dont la profitabilité n’est pas assurée, relance de l’effort d’exploration, intense dialogue avec les IOCs (cf. Chegrouche, «Sonatrach : le jeu et l’enjeu», in Algeriepatriotique, in Le Soir d’Algérie, 27 avril 2020).
Durant ces «vingt désastreuses», Sonatrach n’a pas su, elle n’a pas pu, faire sa mutation stratégique, reconstruire une nouvelle identité entrepreneuriale et managerielle. La tutelle ministérielle porte la responsabilité de ce désastre. Quand le ministre de l’Energie vire des managers et experts comme Bouhafs (PDG), Babaghayou (VP Amont), c’est une logique de «management par la peur» qui s’est installée, suivie d’un «processus d’affaiblissement» de Sonatrach» nécessaire à l’ouverture de son capital aux IOCs. La question légitime qui se pose toujours : Sonatrach appartient à qui ? Ma réponse : Sonatrach est une SPA, l’unique actionnaire est l’Etat. Le ministre n’est pas l’Etat !
En effet, Sonatrach s’exposait à une érosion managériale fortement suspecte, voire délictueuse. La responsabilité incombe évidemment à la tutelle sectorielle qui congédie des experts pour favoriser l’emploi clanique et vassal, surtout remplacer des compétences de haute valeur ajoutée par des «jeunes» cadres sans expérience. Nombreux sont les exemples sous la tutelle de Chakib Khelil : un spécialiste de l’amont comme Babaghayou perd son poste en 2004, remplacé par un cadre qui sera placé sous mandat de dépôt, puis condamné avec son ancien PDG Meziane. Depuis, l’amont vit dans la tourmente, la difficulté de redresser la courbe de production et de relancer l’exploration.
Libérer Sonatrach !
Il semble que la tutelle sectorielle sous l’autorité du nouveau ministre persiste dans cette dangereuse voie, aggravée par sa vision extrêmement pessimiste et ses déclarations catastrophiques : «Les exportations de gaz par l’Algérie durant la période 2025-2030 se situeront entre 26 et 30 milliards de mètres cubes par an», soit une forte baisse de 50%. Pour rappel, Sonatrach a exporté 51,4 milliards de mètres cubes en 2018.
Après une large et approfondie concertation conduite par le centre d’études nord-africaines (CENA), auprès d’anciens ministres de l’Energie, anciens PDG et cadres dirigeants de l’exploration de Sonatrach, il en ressort que l’annonce de Attar n’est pas fondée, en raison de l’importance des structures pétrolifères du pays et de son potentiel en hydrocarbures. Attar a déjà fait des annonces similaires et hasardeuses concernant le bassin de Berkine. Il a affirmé que «ce bassin n’a aucun potentiel, et aucune goutte de pétrole se trouve dans cette région» (cf. in Algeriepatriotique, 2020). Faux, Anadarko s’est enrichi à partir de ce second bassin de production du pays !
Une annonce qui choque même les partenaires actuels et potentiels de Sonatrach, IOCs et ceux qui ont signé ou négocient encore des MoU. Même si le nouveau ministre «dramatise» pour lancer l’exploitation du gaz de schiste, ses déclarations démontrent sa totale déconnection des milieux d’affaires et jettent surtout la suspicion, la méfiance sur ses prédécesseurs, dont un siège encore au Conseil des ministres, Arkab.
De plus, de nombreux cadres qui ont perdu leur poste, avec ou après la révocation d’Ould Kaddour, retrouvent des emplois encore plus stratégiques comme conseiller, chargé de mission, CES, auprès du nouveau ministre : Toufik Hamdène (ancien directeur divisionnaire), Hamoudi Bouhadouda (ancien conseiller DG Sonatrach), Arezki Hocini (ancien DG Alnaft), Salah Mekmouche (ancien VP E&P). Une «équipe» appelée à superviser l’audit, à redresser Sonatrach. Avec cette équipe d’anciens cadres dirigeants, le nouveau ministre déclare que l’audit ne vise pas «à régler des comptes ou à se venger, mais plutôt à développer un modèle de gestion et à faire avancer Sonatrach» !
Sonatrach a pourtant son conseil d’administration qui peut diriger son développement loin de toutes les polémiques. Monsieur le Ministre, osez imiter Statoil, Petronas. Vous serez le premier responsable à aider Sonatrach à se libérer. Sa liberté enrichit le pays !
Nombreuses sont les entreprises publiques qui ont réussi une transition statutaire, économique et stratégique, tout en restant une société publique, toujours contrôlée par l’Etat actionnaire, à l’instar de :
– Gazprom de Russie qui opère en Europe et dans le monde. Un mastodonte incontournable dans la production et le transport, la technologie et les affaires.
– Petronas de Malaisie, née en 1963 comme Sonatrach, avec moins de ressources pétrolières, a su accéder à un rang prestigieux d’opérateur international.
– EDF de France, avec une capacité de production d’électricité nucléaire inégalée, a réussi sa mutation vers un groupe multi-énergétique. Les banques prêtent plutôt à EDF qu’à la France !
La gouvernance de la majorité des grands groupes internationaux pétroliers ou industriels dans le monde relève de l’autorité de leur conseil d’administration, comme dans le cas de Samsung en Corée du Sud, China National Petroleum Corporation (CNPC) ou Huawei en Chine, Sukhoi ou Lukoil en Russie.
Le devenir d’un pays appartient à tous ses citoyens, chacun selon ses compétences. C’est la principale raison des progrès réalisés en Chine, en Russie, en Malaisie, en Corée du Sud ou ailleurs quand ce paradigme est respecté !
Libérer Sonatrach !
L. C.
Chercheur en économie et stratégie, université Paris I, directeur du Centre d’études nord-africaines (Paris). Ses travaux de recherche portent sur l’économie et la géopolitique comparée. Il enseigne à l’Université de Paris I. Il collabore, par ailleurs, avec des institutions internationales. Auteur de nombreux ouvrages et publications relatifs à l’économie et à la géopolitique. Chroniqueur sur de nombreuses chaînes de télévision internationales.
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