Aux artistes authentiques du théâtre algérien
Par Kaddour Naïmi – Suite à la contribution précédente (1), voici une partie complémentaire. S’adressant aux pratiquants du théâtre en Algérie, elle n’a aucune prétention de fournir des «recettes», mais simplement de contribuer, sur la base d’une expérience personnelle, à un débat sincère, sans langue de bois, sur le présent et le futur du théâtre algérien, à la lumière de son passé.
Encore l’occultation
Désormais, chaque Algérien le sait : l’occultation historique est généralement un sport adulé chez l’«élite» algérienne, dans tous les domaines. Concernant le théâtre algérien, presque tous ceux qui écrivent occultent, par ignorance ou mauvaise foi, deux expériences : celle de Mohamed Boudia et celle du Théâtre de la mer. Un article
tout récent affirme : «Après l’épopée du théâtre des pères fondateurs Mahieddine Bachtarzi, Allalou, Rachid Ksentini qui ont à leur façon préparé le peuple à la Révolution en étant des lanceurs d’alerte et des éveilleurs de conscience, le théâtre des années 1960-70 fut une belle époque, car il s’est arrimé à l’universel avec des géants tels que Kateb Yacine, Kaki et plus tard Alloula.» (2) L’auteur de cette affirmation signe comme «Professeur à l’Ecole polytechnique d’Alger».
Dans ce texte, l’activité et l’importance de Mohamed Boudia sont occultées. Serait-il, pour employer le vocabulaire du professeur, un «nain» ? Probablement, puisque, après son assassinat par les services secrets sionistes, seuls les Palestiniens honorèrent sa mémoire, en l’absence de tout représentant étatique algérien, tant politique que culturel. A ma connaissance, en Algérie, pas un seul lieu culturel ne porte le nom de Mohamed Boudia. Néanmoins, signalons une publication qu’aucune maison d’édition algérienne n’a songé à publier, mais uniquement une petite maison d’édition militante en France : Mohamed Boudia, Œuvres, écrits politiques, nouvelles, théâtre et poésie.(3)
De même, mon activité au Théâtre de la mer est également occultée. Un «nain», aussi, n’est-ce pas ? Kaki fut l’unique homme de théâtre algérien qui, dès ma première production théâtrale, en 1968, Mon corps, ta voix et sa pensée, non seulement offrit un lieu pour sa représentation, mais déclara publiquement dans la presse l’importance innovatrice de cette création théâtrale.
Remarquons, en passant, une caractéristique de beaucoup de l’«élite» algérienne actuelle. Quand une personne algérienne s’est distinguée dans un domaine quelconque, l’adjectif employé n’est pas, comme dans les autres pays du monde, «intéressant», «grand», «important», «digne d’attention». Non. En Algérie, cette personne est toujours «géant», «immense», «monument», «universel», «icône». J’ai suffisamment connu Kaki pour affirmer : en lisant le terme «géant» appliqué à lui, il aurait eu son typique sourire narquois devant une telle absence de sens critique, doublée d’adulation vulgaire.
Ce recours au superlatif, à l’hyperbole et à la grandiloquence n’est-il pas la manifestation inconsciente d’un complexe psychique d’infériorité ? En effet, quel besoin justifie cette boursouflure, inexistante dans les nations qui disposent de personnalités dont le rôle fut remarquable ?
Avec l’occultation de la pratique théâtrale de Mohamed Boudia et de la mienne, les artistes actuels ou futurs du théâtre algérien sont privés d’expériences qui marquèrent leur époque, et demeurent précieuses à connaître pour pratiquer un théâtre caractérisé par l’éthique et l’esthétique les plus rigoureuses, autrement dit refusant toute forme d’opportunisme, favorisant «carriérisme» et privilèges. Il est vrai que le carriérisme et les privilèges ne peuvent évoquer des expériences qui dénoncent ces fléaux sociaux.
Clés
Toute œuvre convenable contient une réplique qui la résume. Dans Mon corps, ta voix et sa pensée, première pièce du Théâtre de la mer (1968), la clé était : «Je cherche la vérité !» prononcée par le philosophe Diogène, s’adressant directement au public.
En 1973, dans Et à l’aurore, où est l’espoir ? Un jeune chômeur chantait : «Almaskîn lâzmou yatchaja’ / wal khammâr ifîg / al mahgour lâzmou yatkallam / Had alklâm a’lîk/ Hammak ya maskîn / ma jâch mnassmâ / mahouch maktoub, abadane ! / Hammak jâye man khiânat / ‘arag khaddamtak.» (Le pauvre doit prendre courage et le soûlard se réveiller, l’opprimé doit parler. Ce langage te concerne. Ton malheur, ô pauvre, ne vient pas du ciel, il n’est pas écrit, jamais ! Ton malheur vient du vol de la sueur de ton travail.) La pièce reçut le prix de la Recherche au Festival international de Hammamet (Tunisie) mais, en Algérie, elle ne trouva aucun lieu pour sa représentation pour motif d’«agitation subversive».
Quarante années plus tard, en 2012, ma dernière pièce théâtrale réalisée en Algérie Al-hnana, ya ouled ! (La tendresse, les enfants !), la clé de l’œuvre résume la situation algérienne, par la voix d’un ouvrier ivre. La scène et la réplique sont la reproduction de faits réels, vus personnellement une nuit à Alger : «Anâ naskar bachrâb ! Bassah antoumâ râkoum sakranîne bal hasd, bal kadb, bal kourh, bal ghouch, bal hogra !» (Moi, je m’enivre de boisson, mais vous, vous êtes ivres d’envie, de mensonge, de haine, de tricherie, de hogra !»(4)
Faut-il étonner de ce qui suit ? La pièce eut une seule représentation à un festival algérien, puis interdite de présentation dans les théâtres régionaux. Il s’est trouvé une personne qui affirma : «Kaddour Naïmi est venu à Béjaïa monter une pièce, Al-hnana, ya ouled ! Une véritable catastrophe !» Que l’on regarde l’unique représentation pour savoir où est la «catastrophe» ou, plutôt, l’imposture (5). En passant, notons le qualificatif employé par l’auteur ; c’est la marque de fabrique typique d’une certaine «élite» intellectuelle algérienne : on est soit un «mythe» ou une «icône», soit une «catastrophe», comme chez les fanatiques religieux on est soit «Ange», soit «Diable», comme chez les totalitaires on est soit «bon», soit «mauvais». Incapacité de critique éthiquement honnête et intelligemment équilibrée. Devinez l’identité de l’auteur qui parle de «catastrophe !» L’actuel animateur officiellement désigné pour la réforme du théâtre en Algérie, Hmida Layachi. Le mouvement populaire déclenché en février 2019 est, comme les révolutions : certains les font, d’autres en profitent. Un Hmida Layachi comme animateur d’une réforme du théâtre algérien, est-ce là un signe de changement répondant aux vœux du mouvement populaire ? A ces derniers, l’Algérie serait-elle dépourvue d’une personnalité conforme ? La désignation de Layachi n’est-elle pas, dans le domaine théâtral, un encouragement officiel à tous les opportunistes pour se servir (en servant leur mentor), sous prétexte de servir le théâtre algérien ? C’est la classique méthode du changer (de forme) pour ne rien changer (en substance). Larbi Ben M’hidi l’avait compris : «Après l’indépendance, le plus dur restera à faire.»
Erreurs fatales
Dans l’expérience du Théâtre de la mer, avoir par la suite accepter un financement de la part du ministère du Travail installa dans la majorité des membres de la troupe la cupidité et l’ambition. Elles me contraignirent à quitter la troupe.
Deux autres erreurs personnelles ont suivi. Une première fut l’illusion de croire qu’au Théâtre régional d’Oran il m’était possible de poursuivre mon activité théâtrale, de manière libre et au service du peuple. Pour le même motif, quarante années après, une tentative au sein du Théâtre régional de Béjaïa se solda, elle, par un échec relatif. Dans les trois cas, ministère et directeurs d’établissement théâtral étatique, il s’agissait de «progressistes» et «démocrates».
Un théâtre populaire pour l’émancipation populaire
Arrivons aux propositions pour se libérer des maux. Le théâtre, comme toute autre activité culturelle, peut soit conditionner le peuple à la servitude, soit le stimuler à conquérir la liberté pour réaliser ses droits légitimes de citoyenneté. Concernant mon activité théâtrale personnelle, le livre qui relate cette expérience existe en libre accès. (6) Il tente de montrer en quoi cette activité demeure actuelle, valable comme source d’inspiration pour un théâtre digne de ce nom, c’est-à-dire au service de la bonté et de la beauté. L’exposé bref des principaux aspects expliquera le motif de l’occultation de l’expérience.
1- Pratiquer une activité théâtrale en dehors du système étatique, et la gérer de manière autogestionnaire, reprenant ainsi l’expérience de l’autogestion ouvrière et paysanne. Cette option n’exclut pas une activité au sein d’une structure étatique, à une condition : l’exercice réel et total de la liberté artistique, celle qui a comme objectif l’émancipation du peuple.
2- Présenter les œuvres en allant, d’abord et principalement, sur les lieux de vie, de travail ou d’études des spectateurs, privilégiant les travailleurs des villes et des campagnes. Pour que les représentations soient bénéfiques dans les théâtres étatiques, il faudrait s’affranchir de leur conception «élitiste».(7) Cela est possible en les transformant en lieux de production et de rencontres théâtrales non pas réservées uniquement à l’«élite», mais également aux citoyens qui ne sont pas reconnus comme tels : le peuple travailleur (et les chômeurs) des villes et des villages. Il ne s’agit pas d’accuser le public de ne pas se rendre dans les théâtres étatiques. Celui qui s’est distingué par cette stigmatisation est… l’un des représentants officiels du théâtre en Algérie, nommé durant la sombre époque de Bouteflika.(8)
3- Présenter les pièces en forme scénographique de «halga» traditionnelle (cercle). Cette innovation, inspirée de la tradition populaire algérienne, est un enrichissement artistique. Il nécessite la formation des pratiquants du théâtre à cette nouvelle manière de mise en scène. Ce mode de représentation n’exclut pas les établissements de théâtre classiques si, – rêvons ! – on les transforme de manière à rendre possible une scène scénographique circulaire. Aux Algériens qui ont tant de fierté à l’être, l’application de la scénographie en forme de «halga» serait une réelle innovation (ne tombons pas dans le ridicule de l’appeler «universelle»), inspirée de la tradition populaire.
4- Du point de vue économique, l’option autogérée implique des difficultés financières. Au Théâtre de la mer, elles furent résolues ainsi : une boîte était mise à l’entrée de l’endroit de représentation ; les spectateurs y mettaient une contribution financière selon leur possibilité, libre aux autres d’assister gratuitement au spectacle. Le coût financier des réalisations théâtrales était possible en pratiquant un style formel dit «pauvre», c’est-à-dire essentiel, selon la règle : exprimer le plus avec le moins.
Aujourd’hui, certains proposent d’intéresser les affairistes privés à l’activité théâtrale. Où et quand dans le monde un affairiste a financé une œuvre culturelle sans être motivé principalement par son profit financier ? Comment ce dernier serait-il compatible avec une activité culturelle qui doit, pour être digne de ce qualificatif, servir l’émancipation éthique et esthétique des citoyens ?
J’ai vu en Italie une représentation théâtrale. Elle était interrompue, toutes les quinze minutes, par une promotion publicitaire des marchandises de ceux qui avaient financé la production théâtrale. Est-ce là du théâtre ou une forme mercenaire et aliénante d’activité à travers le théâtre ?
Dans certains pays capitalistes, des «fondations» financent des productions culturelles. Examinez attentivement les œuvres, et concluez si elles contribuent d’une manière ou d’une autre à l’émancipation sociale des citoyens.
Ceci étant dit, si l’Etat ou un privé propose une contribution financière ou un lieu de représentation, ils sont les bienvenus, à condition de ne pas rabaisser la production théâtrale à une propagande idéologique ou commerciale lésant les intérêts du peuple.
5- Le contenu des œuvres comme leur forme devraient s’inspirer des meilleures productions internationales, en synthèse créative avec les traditions populaires nationales. Ces œuvres ne serviraient pas à «tuer l’ennui» de personnes repues, en leur fournissant un «divertissement» confortant une «bonne» conscience de privilégiés. Au contraire, depuis les théâtres antiques grecs et chinois, les œuvres dignes de ce nom se caractérisent par leur contribution à une société humaine d’équité et de beauté. Plus de détails sur des propositions concernant le théâtre algérien sont exposées dans mon ouvrage cité, notamment le Livre 5 : Bilan général et perspectives.
«The question»
Un ami oranais du temps du Théâtre de la mer, émigré aux Etats-Unis, m’écrit : «Si on avait des dirigeants compétents et nous artistes solidaires les uns des autres et honnêtes, on ne se serait pas exilé sans aucun espoir de retour pour promouvoir la culture algérienne et le théâtre en particulier. Ça s’est empiré car, malheureusement, l’argent facile a corrompu la plupart de nous.»
Mon avis est que la primauté doit aller à la solidarité entre artistes, ceux honnêtement dévoués au bien-être du peuple. Cette solidarité porterait les dirigeants à en tenir compte. «That is the question.» Le théâtre authentique, en Algérie comme ailleurs, doit s’inspirer d’un Shakespeare montrant «Quelque chose est pourri dans le royaume du Danemark», d’un Molière dénonçant l’imposture du «Cachez-moi ces seins que je ne saurais voir !», d’un Sophocle dont Antigone préfère l’éthique humaine à la loi arbitraire.
L’un des inspirateurs de la Révolution française de 1789, Diderot, écrivit : «Discourez tant qu’il vous plaira sur la meilleure forme de gouvernement, vous n’aurez rien fait tant que vous n’aurez point détruit les germes de la cupidité et de l’ambition.» Il en est ainsi de toute activité humaine, dont le théâtre. Pour qu’il renaisse en Algérie, encore mieux qu’auparavant, il est nécessaire que les authentiques amis et amies de l’art et du peuple se cherchent, se reconnaissent, s’auto-organisent de manière libre, égalitaire et solidaire, puis créent un réseau d’échanges.
L’action individuelle est impuissante : elle sera récupérée (achetée), sinon ostracisée et neutralisée, condamnée à l’exil intérieur ou extérieur. L’action collective, seule, peut donner des fruits. Mais soyons réalistes : l’action solidaire viendra uniquement d’artistes, mus par l’amour de l’art et du peuple. Combien sont-ils ?
Attention à la manipulation ! Un homme qui participa à une révolution populaire historique, ensuite récupérée par les démagogues, constata : «Toujours et partout, on berça les hommes de belles paroles : jamais et nulle part ils n’ont obtenu la chose avec le mot.»(9) Attention donc à qui, artiste ou autre, emploie le langage populaire, démocratique et progressiste pour tromper sur ses réels buts : s’offrir ou consolider des privilèges en termes de compte en banque et de «prestige» médiatique. Et si, à votre écart, des louanges de renard visant votre «fromage», on passe aux calomnies de l’envieux et à l’occultation de l’imposteur, soyez-en fiers : c’est la preuve que vous n’êtes ni cupide, ni ambitieux, ni servile. L’unique honneur est la reconnaissance d’un public auquel on offre un aliment à sa faim de connaissance, de justice et de beauté. «Le reste est silence.» (Hamlet)
K. N.
(1) http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/08/de-la-reforme-du-theatre-en-algerie.html
(2) Chems Eddine Chitour, 6 août 2020,
https://www.liberte-algerie.com/contribution/respect-a-lartiste-343849
(3) Premiers Matin de Novembre Editions. Une version italienne est en préparation, là encore par une petite maison d’édition militante, où j’aurai l’honneur de rédiger la préface.
(4) Scène entière ici https://www.youtube.com/watch?v=t7LyHd18mLs
(5) https://www.youtube.com/watch?v=YhW3_B6UDto
(6) «Ethique et esthétique au théâtre et alentours», http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre_ethique_esthetique.html
(7) Une seule fois, le Théâtre de la mer présenta une œuvre au TNA d’Alger, mais en disposant les spectateurs sur la scène, en halga (cercle).
(8) Livre 5, Annexe 28 «Au théâtre, les absents sont les artistes !» in «Ethique et esthétique».
(9) Sylvain Maréchal, La Conjuration des égaux.
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