Les dessous du cessez-le-feu annoncé par les frères ennemis libyens
Par Ali Akika – Que s’est-il passé pour qu’une telle annonce soit faite, alors que, il y a quelques semaines, on s’attendait que le chaudron explose en Libye ? Chez nous, l’inquiétude était grande et d’aucuns préconisaient que l’ANP traverse la frontière pour aller régler les comptes à des hordes de mercenaires, bras armés de puissances étrangères. L’inquiétude normale ou légitime ne doit pas se transformer en panique mais en son contraire, plus de lucidité pour adapter aux mieux et les moyens et la rationalité dans leur utilisation. L’annonce d’élections pour inattendues qu’elles soient répondent à la fois aux limites politiques des deux belligérants installés à Tripoli et Tobrouk-Benghazi et aux calculs des acteurs étrangers.
Arrêtons-nous sur les belligérants libyens. D’emblée, on peut avancer sans grand risque de se tromper et affirmer qu’ils sont prisonniers de leurs alliances étrangères qui limitent leurs marges de manœuvre. Mais il y a un autre facteur «inconnu» du grand public, le nerf de la guerre représenté par le pétrole. Il faut savoir que le port d’où est exporté le pétrole est aux mains du «maréchal» Haftar et que l’argent de ce pétrole est versé aux caisses de Tripoli où siège le gouvernement reconnu par l’ONU. Sans argent pas de pétrole, et vice versa. On peut supposer que les deux frères ennemis ont fini par renouer avec l’accord conclu auparavant quand le pétrole avait la nationalité libyenne, n’appartenant pas à un clan, ni un autre.
Nécessité de l’argent faisant loi, nos deux «ennemis» ont, en outre, répondu aux pressions des compagnies de pétrole qui exploitent et vendent leur pétrole. Voilà pour les pressions de la monnaie sonnante et trébuchante du dieu dollar que se partagent les deux belligérants. (1) Quant aux autres facteurs qui ont introduit de la rationalité dans la conduite des deux camps libyens ennemis, il faut se tourner du côté des puissances étrangères qui «grenouillent» dans le marigot Libye-Méditerranée orientale. J’ai décrit dans un article le mois dernier le rôle et la place des puissances étrangères. (2) J’ai mis en exergue l’une d’elles, la Turquie qui a bouleversé la donne géostratégique en intervenant directement avec son armée en Libye. J’ai noté les risques qu’elle prenait en se prenant une posture où elle avait en face d’elle des puissances comme la Russie, l’Egypte et même l’Algérie avec qui elle entretient des relations économiques denses. La Turquie ajouta à ce tableau la Grèce, vieil ennemi historique et néanmoins membre de l’OTAN comme elle.
Et cet ennemi, avec qui elle se dispute la propriété du gaz à leur frontière maritime, a des puissants amis : Israël et la France. La Turquie avait, le mois dernier, «accosté brutalement» en pleine mer un navire de guerre français qui a rendu furieux le président Macron. Ce dernier, profitant de l’explosion de Beyrouth, envoya des navires de guerre pour soutenir la Grèce, décidée à empêcher la Turquie de prospecter la mer dans ses îles. Dans ces endroits, où sont situés des pays sur le fil du rasoir de la guerre, à savoir Israël, le Liban et Chypre (3) où naviguent la fameuse 6e flotte américaine renforcée depuis le 4 août «beyrouthin» les marines de guerre anglaise et française, la moindre étincelle peut provoquer un feu d’artifice.
Ainsi, la Turquie «guerroyant» sur plusieurs fronts, Libye, Grèce et si l’on ajoute le nord de la Syrie où elle est face aux Syriens, Russes et même Kurdes, l’état-major turc a dû calmer les ardeurs d’Erdogan. Dans ce maelstrom méditerranéen, seuls les Américains restent silencieux. Laissent-ils à Erdogan une marge de manœuvre pour embêter les Européens traités d’Ayatollah pour avoir refusé de voter avec lui au Conseil de sécurité sur l’embargo contre l’Iran ?
Un mot sur l’Algérie. C’est le seul pays, parmi toutes ces puissances qui déploient leurs armées sur terre ou sur mer, à préconiser une solution politique crédible n’ayant pas engagé ses forces armées sur le terrain.
Quant aux puissances étrangères, est-ce la peur d’une éventuelle explosion du volcan libyen qui les a incités à faire pression sur leurs protégés pour organiser des élections ? Ces puissances ont-elles pris conscience de leur propre limite militaire et politique pour se satisfaire d’une solution qui ne donne pas un avantage décisif à un quelconque adversaire ou concurrent ? L’avantage de l’Algérie est constitué simplement par sa présence naturelle dans la région et ses liens historiques avec la Libye. Et l’inverse, une guerre à ses frontières est une calamité car sa population et ses infrastructures sont sous la menace d’opérations de guerre à ses frontières.
Pour toutes ces raisons, tous ceux qui veulent jouer aux cow-boys se trompent. Tant qu’on a les moyens politiques et qu’on peut les utiliser pour éviter la guerre et faire reculer le danger, on n’a point besoin d’utiliser la guerre, qui est l’ultime moyen quand tous les autres ont échoué. (4) Il est évident qu’il y a un danger à se trouver dans un champ de bataille occupé par des armées avec lesquelles on ne partage aucun objectif, ni politique ni militaire. En revanche aucune armée étrangère n’a une quelconque raison d’attaquer l’Algérie. Si jamais elle le faisait avec ses mercenaires, ceux-ci connaîtront comme en Syrie le sort des protégés-mercenaires de Turquie, des pays du Golfe et d’Israël.
Un dernier mot, attendons pour voir si cet accord est un enfant d’un marchandage pour gagner du temps ou bien un brin de lucidité imposé par la froideur des rapports de force.
A. A.
(Cinéaste)
1- Le pétrole est produit par des compagnies sous couverture du gouvernement reconnu par l’ONU. Le maréchal Haftar contrôle le port de pétrole de Syrte. Les recettes sont partagées selon un accord préalablement accepté par les deux parties.
2- Algeriepatriotique du 15 juin 2020
3- Chypre, membre de l’ONU, est divisée en deux parties, grecque et turque. La partie turque n’est reconnue par aucun pays. Seule la partie chypriote est reconnue par la communauté internationale et est membre de l’Union européenne.
4- C’est ainsi qu’il faut lire, comprendre la fameuse phrase de Kar Von Clausewitz : «La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens.»
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