Octobre 1988 : cinglante leçon d’histoire pour prévenir sa sanglante réédition (II)
Par Mesloub Khider – Aujourd’hui, que nous réserve la crise multidimensionnelle actuelle ? De l’attitude politiquement lucide du peuple laborieux algérien dépend la réponse. Face à la gravité de la crise économique et sociale, avec son lot d’augmentation exponentielle du chômage et de croissance de la paupérisation absolue, il faut interpeller les gouvernants et leur rappeler le sentencieux propos de Blanqui : «Oui, Messieurs, c’est la guerre entre les riches et les pauvres : les riches l’ont voulu ainsi ; ils sont en effet les agresseurs. Seulement, ils considèrent comme une action néfaste le fait que les pauvres opposent une résistance. Ils diraient volontiers, en parlant du peuple : cet animal est si féroce qu’il se défend quand il est attaqué.»
Pour revenir à notre analyse sur Octobre 88 aux fins de prévenir la réédition de cette tragédie dommageable pour le peuple algérien déjà meurtri par la dégradation de ses conditions d’existence, en s’attaquant uniquement aux symboles de l’Etat, en recourant aux pillages et aux destructions aveugles, les émeutes d’Octobre 1988 n’ont aucunement contribué au développement de la conscience de classe du prolétariat algérien, au renforcement de la lutte ouvrière, à la naissance d’organisations sociales et politiques défendant les intérêts des travailleurs, des couches populaires (finalement récupérées par les mouvements islamistes politique et terroriste).
Incontestablement, les émeutes d’Octobre 88 n’ont été porteuses d’aucune perspective d’émancipation, d’aucune conscientisation politique, d’aucune démocratisation de la société. Cela démontre la nocivité politique des émeutes. A la vérité, les émeutes desservent les intérêts de la population laborieuse. Fracasser des édifices publics, piller des magasins, brûler des automobiles des citoyens, c’est s’en prendre à un symbole, non à un système. Les émeutes ne «nourrissent» pas l’affranchissement du peuple affamé de justice sociale, mais «restaurent» goulûment l’ordre des dominants friands d’autoritarisme. Le chaos est l’allié des puissants, en particulier dans les périodes de crise socioéconomique et politique. Il justifie leur politique répressive, leurs lois liberticides, leurs mesures despotiques, la militarisation de la société. Il légitime le musellement des organisations politiques d’opposition, le bâillonnement de la presse, l’embastillement des opposants comme des simples contestataires, les restrictions des libertés de réunions et de manifestations.
Aujourd’hui, comme on le relève avec l’instrumentalisation de la dramatique crise sanitaire du Covid-19, l’orchestration de la crise économique délibérément accentuée, partout l’intérêt des classes possédantes prédatrices est d’entretenir une atmosphère de psychose généralisée, un climat de guerre civile pour épouvanter les esprits et rentabiliser de nouveau le chaos. Sans conteste, le chaos sert uniquement les intérêts du pouvoir. Le chaos est propice aux affaires des gouvernants et aux despotismes protéiformes. Car, comme l’a déclaré notre écrivain national Yasmina Khadra, mais en remplaçant le terme «kamikazes» par émeutiers ou black blocs : «Les kamikazes (émeutiers) visent le cœur avant l’esprit. Il y a une stratégie derrière tout cela : semer la terreur et le chaos, créer un maximum de désordre», commandité par les classes dominantes.
Du chaos ne peut surgir que le maintien de l’ancien ordre toujours plus oppressif et répressif de la classe régnante, et non un nouveau mode de production émancipateur de la classe dominée. Comme l’a écrit Céline : «La conscience n’est dans le chaos du monde qu’une petite lumière, précieuse mais fragile.» Aussi, à la colère aveugle émeutière neutralisée automatiquement par l’intransigeance tyrannique du pouvoir et ses forces armées répressives, en d’autres termes au chaos tant escompté par les gouvernants pour raffermir leur domination, actuellement partout ébranlée par une crise de légitimité de leur gouvernance, doit être privilégiée une insurrection pacifique politiquement consciencieuse, capable de saper les bases du pouvoir par la seule volonté populaire soulevée pour récupérer la légitimité de son autorité politique, confisquée par l’oligarchie. Indéniablement, depuis quelques années, partout, les peuples prennent conscience de la civilisation émancipatrice qu’ils portent en eux et de la décadence mortifère à laquelle les condamnent les barbares classes dirigeantes, responsables de la gestion criminelle de la crise sanitaire du Covid-19 et de la récession génocidaire économique.
Ces dernières années, une mutation s’est opérée dans les consciences des peuples opprimés et, par extension, au sein de leurs insurrections animées désormais d’une force tranquille d’émancipation humaine. Nous assistons à l’émergence d’un pacifisme révolutionnaire (ou d’insurrections pacifiques) qui, porté par la volonté humaine des peuples à vivre dignement, s’oppose à la violence destructrice des gouvernants, animés, eux, exclusivement par la pulsion de destruction (de l’humanité comme de la Terre), l’instinct de mort, car condamnés par l’Histoire à disparaître du fait de la décadence de leur système capitaliste en état de mort cérébral depuis plusieurs décennies mais maintenu en survie sous perfusion, au moyen d’injections massives de subventions étatiques et d’argent public soutirés des budgets sociaux, désormais réduits à la peau de chagrin, illustrée surtout par le démantèlement de tous les services publics notamment du secteur hospitalier incapable de combattre un minuscule virus, faute d’équipements médicaux, et au moyen d’une politique de destruction totale des conditions de vie de la grande partie de la population laborieuse réduite à la paupérisation généralisée.
Cette pulsion destructrice des classes régnantes bourgeoises condamnées par l’Histoire, résolues à s’accrocher au pouvoir en dépit de la faillite de leur gouvernance contestée par les peuples fréquemment en révolte, ces dernières années, contre leur système capitaliste mortifère s’illustre en particulier dans leur politique répressive menée avec des moyens et des méthodes outrancièrement militarisés, confiés et délégués à des escouades de policiers nazifiés, ces Robocops mus par l’instinct de meurtre. Une chose est sûre : aujourd’hui, les Etats ne gouvernent que par la stratégie du chaos et la politique de la terreur et la violence. La force est un signe de faiblesse de gouvernance. Et la faiblesse de la force est justement de ne croire qu’à la force, qui est signe de force d’inertie, symptôme d’une imminente chute du pouvoir de la force, suivie de la force du pouvoir.
Indéniablement, désormais la vraie démocratie est dans la rue, pas dans les urnes, devenue une véritable agora où s’élaborent des projets politiques émancipateurs imaginés par les peuples en lutte. Outre l’espace public susceptible de se métamorphoser en Parlement à ciel, le monde du travail, lieu de production de la vie par essence, constitue le second espace où peut s’instaurer une instance d’autogestion démocratique animée par les salariés librement associés.
A cet égard, parmi les armes de lutte pacifique dont dispose le peuple, on peut citer la désobéissance civile et la grève générale. Il ne faut pas oublier que les travailleurs, par leur place centrale dans la production, disposent d’une arme pacifique de destruction massive redoutablement létale pour les classes dirigeantes : leur puissante force collective, potentiellement opérationnelle par l’activation militante combative, matérialisée par la grève générale, le contrôle de l’outil de production, l’instauration de comités au sein des entreprises chargées de la gestion de la production ; par la mise en œuvre d’une auto-organisation de l’économie nationale, l’autogestion de la vie sociale et politique instituée, en association avec toutes les couches populaires et la jeunesse estudiantine, sous protection de l’armée du peuple expurgée de ses éléments corrompus, au niveau du quartier, du village et de la ville, puis graduellement à l’échelle nationale.
En résumé, pour revenir à l’Algérie, le peuple algérien peut, pour se réapproprier son destin socioéconomique et politique, du fait de la faillite du système actuel, reprendre en mains la res publica, la chose publique, bafouée, dégradée et dévastée par la gouvernance prévaricatrice et despotique de la classe régnante au pouvoir depuis plusieurs décennies.
Indéniablement, l’histoire nous enseigne que les serments démocratiques des classes dirigeantes ne constituent que le prélude à des massacres futurs perpétrés au nom de «l’intérêt suprême de la nation» (qui est celui de la classe dominante), de la défense de la démocratie (bourgeoise). En réalité, les classes régnantes n’ont eu de tout temps à offrir et imposer, particulièrement dans les périodes de crise économique et sociale aiguë, que misère, plombs et régimes fascistes ou dictatures militaires aux prolétaires.
Comme le proclamait toujours le même grand révolutionnaire français Auguste Blanqui au XIXe siècle : mais «pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d’arbres de la liberté, par des phrases sonores d’avocat, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, de la mitraille enfin, de la misère toujours.»
Dont acte ! Hors de question de revivre un «remake» d’Octobre 1988 et de la décennie noire ! Aussi, ni provocations ni actions aventureuses ou émeutières. Mais structuration et organisation de l’activité politique, portée par un peuple lucide, gages d’une victoire certaine pour un avenir meilleur.
M. K.
(Suite et fin)
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