Hirak : quarante jours qui ébranlèrent l’Algérie
Par Mesloub Khider – A lire les analyses de la majorité des «experts» et journalistes, les bouleversements politiques intervenus au niveau du régime algérien au cours du Hirak auraient été provoqués par les manifestations citoyennes pacifiques des vendredis «sacrés» et par les sit-in estudiantins magistralement conviviaux. La «Révolution joyeuse» aurait eu raison du pouvoir despotique de Bouteflika, qui avait pourtant perdu depuis longtemps la raison. La rue aurait rué dans les brancards, aurait mis le régime au rancart, sans descellement, ni lancement de pavés contre une armée de flicards et de briscards. Sans érection de barricades, ni élection de soviets, ni constitution de brigades. L’assaut populiste de la «société civile» aurait suffi pour ébranler le pouvoir et précipiter la chute de Bouteflika.
Cette analyse partielle et partiale pèche par une simplification intéressée des événements, observés par la lorgnette caricaturalement libérale, examinés par le trou de la serrure étroitement bourgeoise, mais jamais auscultés par la gigantesque fenêtre ouvrière ou l’immense portail du prolétariat. Deux univers (ouvrier et prolétariat) inconnus de l’analyse sociale et politique de l’élite intellectuelle algérienne, béatement ravie d’encenser sa «Révolution joyeuse», qui ne fait toujours absolument pas sourire les prolétaires algériens encore meurtris par la misère et écrasés par le despotisme du pouvoir. Une chose est sûre : ce n’est assurément pas le sursaut interclassiste pacifiste et réformiste de la «société civile» qui aurait acculé l’état-major de l’armée à entrer en action, à sortir de son encasernement légendaire pour enrégimenter le pouvoir civil menacé d’éclatement. Mais le grand bond du prolétariat ouvrier algérien qui avait contraint l’état-major à se mobiliser pour sauver le soldat erratique étatique en proie à une peur panique depuis le réveil de son pire cauchemar, longtemps plongé dans le sommeil de la combativité sociale : le prolétariat ouvrier algérien entré brusquement en action dès le début du Hirak.
En effet, il est de la plus haute importance de rappeler cette vérité historique : c’est l’éruption des travailleurs algériens sur le front de la lutte économique et social qui a contraint l’état-major de l’armée à changer son fusil d’épaule pour neutraliser les mouvements de grève menaçant l’ordre établi, et surtout les profits. De fait, pour désamorcer le mouvement de contestation social en voie d’exacerbation subversive, le pouvoir, désormais directement assuré par l’état-major de l’armée en raison de la menace d’insurrection sociale, a-t-il préventivement privilégié, par tactique, d’accéder aux revendications des travailleurs entrés massivement en lutte. Or, les médias, dans le traitement de l’information relatif au mouvement du 22 février, avait délibérément éludé ce mouvement ouvrier de contestation collectif entré massivement en grève, préférant focaliser leur attention politiquement orientée sur les défilés pacifiques de l’inoffensive «société civile» hétéroclite, glorifiée pour sa révolte joyeuse, ses protestations incantatoires. Une «société civile» socialement bigarrée et politiquement bariolée, devenue célèbre pour ses routinières et interminables parades hebdomadaires, dignes des carnavals de Rio.
Dès le début du déclenchement du Hirak, au sein des classes populaires, en particulier parmi les travailleurs, le mécontentement n’avait cessé de croître du fait de la dégradation de leurs conditions sociales, de l’augmentation exponentielle du chômage et de la modicité des salaires. Au plus haut moment charnière du soulèvement populaire du 22 février, avant la prise de décision de congédiement du président Bouteflika officialisée le 2 avril 2019, des dizaines d’entreprises avaient été en proie aux mouvements de grève. Des milliers de travailleurs s’étaient, en effet, mis en grève dans de nombreuses sociétés privées et publiques. Durant tout le mois de mars et début avril, c’est-à-dire durant au moins 6 semaines (40 jours), des appels à la grève générale avaient été lancés. Certes, ces appels avaient été inégalement suivis à l’échelle nationale mais, localement, ils avaient été particulièrement entendus parmi les travailleurs algériens des entreprises productives publiques et privées, au sein des employés des administrations et des transports, des salariés des établissement scolaires et universitaires, et d’autres secteurs professionnels. De surcroît, outre l’irruption des grèves ouvrières massives dans de nombreuses entreprises, des protestations de chômeurs et des explosions de violence populaire avaient surgi en divers endroits du pays : des alertes inquiétantes pour l’ordre établi. Le régime avait pris immédiatement conscience du danger de l’embrasement social général représenté par l’extension des grèves.
De toute évidence, des mobilisations offensives ouvrières qui contrastaient avec les promenades pacifiques hebdomadaires de la «société civile» disparate aux revendications étroitement politiques, réduites à leur plus simple expression, symbolisée par le slogan incantatoire «dégage», devenu le cri de ralliement de manifestants d’obédience politique hétérogène, voire antinomique. Qui plus est, manifestants déchirés par des clivages sociaux et idéologiques prononcés, illustrés par la forte participation de la petite bourgeoisie intellectuelle et la masse islamiste populiste. Rien de commun avec le mouvement homogène des travailleurs uni par la même appartenance sociale et les mêmes intérêts de classe. Cette unité ouvrière s’est matérialisée par des mobilisations sociales puissantes et triomphantes, axées sur les revendications d’augmentation salariale et d’amélioration des conditions de travail, mais également sur la lutte contre les licenciements, contre la dictature de l’encadrement hiérarchique mafieux sous la mainmise du syndicat d’Etat l’UGTA. Ces luttes revendicatives des travailleurs algériens avaient constitué, par leur ampleur, une ébauche d’autonomie ouvrière, une amorce d’auto-organisation, mais promptement contrecarrées par les concessions salariales et sociales, opportunément accordées par le pouvoir pour circonscrire l’incendie prolétarien, étouffer dans l’œuf la révolte ouvrière.
Ainsi, dans la sidérurgie et les mines de fer, des milliers d’ouvriers avaient mené de longues grèves. Grâce à leur détermination et leur mobilisation, ils avaient obtenu d’importantes augmentations de salaire, une amélioration de leurs conditions de travail. Revendications obtenues directement par la négociation avec la direction des entreprises (ordinairement réfractaire à tout dialogue direct avec les salariés), le syndicat étatique l’UGTA ayant été évincé par les ouvriers.
Dans le secteur de la sidérurgie, au début du Hirak, plus de 70% des travailleurs des diverses mines de fer avaient également procédé à la cassation totale de leur activité, provoquant des pertes considérables du chiffre d’affaires. Ces grèves avaient permis d’arracher une augmentation de salaire de presque 10 000 DA mensuel, des primes de rendement, des remboursements en cas d’accident de travail par l’assurance sociale. A Constantine, les travailleurs de l’entreprise des tracteurs agricoles (Etrag) s’étaient mis à leur tour en grève. A Mostaganem, le port avait été paralysé par la quasi-totalité des travailleurs portuaires. Ils avaient exigé le limogeage du PDG, le renouvellement des contrats d’une catégorie de salariés précaires, l’augmentation des salaires de 20% avec un effet rétroactif démarrant au mois de janvier 2018. Revendications satisfaites dans leur intégralité. A Béjaïa, l’entreprise de confection textile Alcost avait été également en proie à une grève engagée par les 720 ouvrières du secteur, au cri de : «Pas d’augmentation, pas de travail !»
De leur côté, les travailleurs de l’entreprise publique d’électroménager d’Oued Aïssi, Eniem, s’étaient également mis en grève. Au cri de «Nous voulons le changement du système et non un changement dans le système», les 2 000 travailleurs d’Eniem, plus politisés, avaient manifesté fréquemment contre le régime et contre la direction syndicale de l’UGTA, dénoncée pour son inféodation au patronat public et privé.
Indéniablement, ces grèves massives avaient affecté gravement l’économie, notamment le secteur productif. Les investissements avaient considérablement baissé, les prêts bancaires, réduits. L’Etat-patron algérien avait été sérieusement ébranlé dans ses fondements par ces gigantesques grèves menées par les travailleurs algériens. Ces mouvements de grève avaient sérieusement inquiété le pouvoir, effrayé le patronat, contraint d’accéder aux revendications des travailleurs en grève.
De là s’explique l’intervention précipitée et intelligemment calculée de l’état-major de l’armée pour désamorcer la bombe ouvrière algérienne en voie d’explosion sociale, perspective politiquement périlleuse pour la survie du régime. Au final, par sa stratégie de désamorçage de la colère ouvrière, l’état-major est parvenu à maîtriser et à gérer la situation de crise. D’une part, par la satisfaction des revendications des travailleurs en grève aux fins de neutraliser cette extraordinaire force ouvrière menaçant la survie du système par l’amplification et l’extension du mouvement social opérée par la concrétisation de la grève générale. D’autre part, par le lancement spectaculaire de l’opération «mains propres» parfaitement ciblée, en jetant, par une manœuvre de diversion et de divertissement, dans l’arène de la faune judiciaire peuplée d’hyènes, à la plèbe affamée de vengeances guillotineuses quelques os affairistes maffieux et ministériels corrompus à ronger, pour mieux préserver le corps charnu du capital national algérien.
Aussi, après avoir sauvé l’outil de production de la subversion ouvrière, donc de la mainmise des travailleurs, et jugulé l’extension des grèves, donc protégé l’économie nationale menacée d’asphyxie par le mouvement collectif de grèves, l’état-major de l’armée a-t-il stratégiquement abandonné la rue à l’inoffensive «société civile» hétéroclite pour lui permettre de se livrer à ses balades rituelles carnavalesques, inopérantes, efficace exutoire protestataire pour déverser les accès de colère dans les impasses de la politique spectacle de rue ? La rue était devenue, au sens propre et figuré du terme, le théâtre de manifestations festives ! Au grand bonheur du pouvoir cynique, ravi d’assister au même unique spectacle joué par les mêmes acteurs, fiers de leurs prouesses révolutionnaires scéniques aux vertus cathartiques.
Les manifestations «joyeuses» hebdomadaires ont constitué un dérivatif efficace à l’affrontement de classes, un moyen de stérilisation des luttes sociales, un instrument de dévoiement politique commode. Une chose est sûre : pendant que la «société civile» hétéroclite, structurellement inorganisée et politiquement segmentée, défilait pacifiquement pour réclamer une transition démocratique – passage de la dictature réelle à la dictature formelle du capital car, comme on le constate actuellement à l’ère du despotisme sanitaire, il ne peut exister de démocratie sous la dictature capitaliste –, les généraux, eux, s’activaient et travaillaient efficacement à la concentration de tous les pouvoirs de l’Exécutif et de tous les moyens de coercition de l’appareil d’Etat pour le bénéfice des capitalistes toujours installés au pouvoir. Rien n’échappait à leur emprise, à leur contrôle : la police et la justice ont été totalement assujetties à leur pouvoir de commandement. Ces deux institutions «civiles» obéissaient sans rechigner à l’appareil militaire, réprimaient et condamnaient sans relâche les manifestants, les opposants, en vertu des pouvoirs sécuritaire et judiciaire exceptionnels, conférés discrétionnairement par le feu général Gaïd-Salah, à l’époque nouvel homme fort du régime inamovible.
De toute évidence, le Hirak, mouvement populiste, est demeuré impuissant dans son affrontement «contre le système», car son caractère interclassiste a obéré d’emblée ses potentialités de se transformer en mouvement populaire de lutte efficace contre le système FLNesque, autrement dit contre le capitalisme national algérien. En dépit de sa longévité exceptionnelle, le Hirak n’a jamais menacé l’ordre existant. C’est même un paradoxe, preuve de son innocuité politique, qu’un mouvement d’une telle ampleur, drainant des millions de protestataires chaque semaine, n’ait pas débauché sur une radicalisation de la lutte, notamment par l’édification d’Assemblées générales, de comités d’usine ou de quartier, véritables instances démocratiques populaires. Le constat est implacable : le Hirak n’a obtenu aucune transformation politique, encore moins une amélioration sociale ou économique.
Aujourd’hui, les mêmes oligarques trônent toujours au pouvoir. La même crise économique plus férocement dévore le corps social algérien déjà anémique. A la vérité, objectivement, après plus d’une année de manifestations débonnaires ou plutôt d’enlisement dans les sables mouvants des défilés processionnels, il faut se rendre à l’évidence : il ne s’est agi ni d’une Révolution, ni d’une évolution, mais d’une involution, voire d’une rétrogradation, à considérer la situation actuelle marquée par un despotisme éclairé par une démocratie totalitaire en vertu de laquelle le régime déploie ses tentaculaires mesures répressives, dictées «au nom de l’intérêt général ou sanitaire».
En tout état de cause, dès le début du Hirak, incontestablement seule la menace de l’amplification des grèves des travailleurs avait ébranlé le régime. Seuls les travailleurs algériens avaient réellement effrayé et bousculé le pouvoir au point d’acculer l’état-major de l’armée de sortir de sa caserne afin d’intervenir directement sur la scène subversive sociale pour circonscrire le feu de l’insurrection ouvrière, étouffer dans l’œuf l’étincelle révolutionnaire allumée dans les entreprises, quitte à sacrifier le président Bouteflika, pour mieux circonscrire le mouvement de contestation collectif salarial plus menaçant que la désarmante «société civile» carnavalesque, au programme dépourvu de tout projet politique alternatif, encore moins de toute société alternative.
Pour conclure, sans conteste, aujourd’hui, face à l’aggravation de la crise multidimensionnelle, seules les forces laborieuses algériennes organisées, représentatives de la majorité de la population, pourraient offrir un projet social émancipateur, une politique alternative, mieux : une société alternative. En effet, l’enlisement patent du mouvement hirakien, composé de catégories sociales disparates aux revendications hétérogènes, voire antinomiques, par ailleurs phagocyté par des élites bourgeoises ou islamistes autoproclamées représentantes du peuple algérien sans avoir reçu aucun mandat électoral, qui plus est déchirées par des intérêts contradictoires et des schèmes politiques archaïques, de surcroît impuissantes à offrir une alternative économique fiable, sinon celle du libéralisme débridé, a démontré que seuls les travailleurs algériens, unique force productive, en liaison avec l’ensemble des catégories sociales populaires déshéritées, sans oublier le monumental bataillon estudiantin doté d’intellectuels exceptionnellement intelligents, pourraient apporter une solution salutaire à la crise actuelle de l’Algérie. Notamment par la prise en main du destin socioéconomique et politique de l’Algérie, dans le cadre d’une démocratie horizontale autogestionnaire instituée à l’échelle locale, administrée directement par le peuple par le biais de ses porte-parole élus et révocables à tout moment, ne jouissant d’aucun avantage, ni d’aucun privilège, bénéficiant d’un revenu égal au salaire moyen ; dans le cadre aussi d’une nouvelle société fondée sur l’égalité sociale, l’égalité des sexes, la liberté de conscience, la séparation entre la religion et la politique mais, surtout, dans une optique de rupture radicale avec le capitalisme, aujourd’hui plus que jamais en faillite.
M. K.
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