Le Hirak met à l’épreuve la société algérienne
Par Ali Akika – Un certain vendredi, plus exactement le 22 février 2019, le jour s’est levé sous la voluptueuse lumière d’Alger, des bruits sourds et inhabituels couvraient la capitale et se rapprochaient de la résidence du «zaïm». Dérangé dans sa solitude dans un silence des cavernes, il interrogea son médecin de garde : «Wach kan ?», «El-ghachi ya sidi raïs !»
Cette image est juste une image empruntée à l’histoire, qui en dit long sur l’autisme d’un pouvoir coupé de la réalité du pays. Oui, l’histoire retiendra certainement deux images de cette journée. Celle d’un peuple se réappropriant et la rue et le droit de s’y exprimer. Et celle d’un Président malade n’ayant aucune prise sur le réel. Un Président confiné dans son passé alors que la jeunesse du pays dont l’énergie a été comprimée se mettait en marche pour conquérir son futur. Ce sont donc deux mondes qui s’affrontaient, le vieux qui se complaisait dans le déni de ceux qui voulaient se frayer un chemin vers d’autres horizons.
Ainsi, le Hirak a ouvert une brèche et semblait dire que c’est au tour de la société d’élargir le chemin pour garantir au navire Algérie d’arriver à bon port. Une manière de mettre en quelque sorte à l’épreuve l’intelligence de la société. Et l’arme décisive d’une société, Mouvement populaire, Bouteflika c’est sa maîtrise de l’intelligence de l’Histoire. Car celle-ci ne se satisfait pas seulement d’images construites par notre imaginaire. Elle nécessite de voyager dans les entrailles d’une époque de la société et d’en faire une lecture qui ne doit pas se noyer dans la subjectivité de «vérités» préalablement élaborées. Pour certains, tout est permis pour triturer les faits, quitte à user et abuser de la méthode paresseuse des comparaisons. Alors que comparaison n’est pas raison, on aggrave la situation en puisant dans les ressources d’une pensée frileuse et frivole qui gèle la dynamique du phénomène étudié. La question de la lecture de l’Histoire n’est donc pas subalterne.
Voyons pourquoi. D’emblée disons une évidence, tous les Algériens et Algériennes vivent dans le même présent mais n’entretiennent sûrement pas le même rapport avec celui-ci. Cette évidence s’applique encore plus à l’Histoire. Ainsi, le surgissement du Hirak qui a surpris son monde a immédiatement titillé la curiosité sur son «identité» et sur sa source.
Recherche désespérée de la main invisible à l’origine du Hirak
Tout ce qui est inattendu et inconnu intrigue et incite à éventer les secrets derrière lesquels se cache un événement. Chez nous, la curiosité semble relever d’une sorte de pathologie qui obéirait à des pouvoirs magiques et non aux règles du mouvement de la vie. Quelle que soit la nature d’un phénomène, grève, émeute, tremblement de terre, prise de position politique, tous ces faits sont forcément le produit d’une main invisible.
L’invasion de la société par cette «magie» du pauvre a drôlement servi le pouvoir qui l’a traduit systématiquement par main étrangère. Cette culture, qu’on trouve ailleurs dans l’histoire, n’est autre qu’une vision policière de l’Histoire. Le 22 février 2019, des militants pourtant chevronnés ne sont pas descendus dans les rues car connaissant les manipulations qui ont gangrené même les partis politiques d’opposition. (1)
Mais devant l’ampleur, la durée et la répétition des marches tous les vendredis, il fallait bien se rendre à l’évidence, pareil mouvement ne peut tourner le dos aux événements sociaux et politiques précédents, ni aux contradictions qui ont explosé au sein du pouvoir. (2) C’est donc l’histoire qu’il faut interroger avec des arguments concrets et solides, travaillés avec des outils d’un appareil conceptuel qui ne fait pas marcher l’Histoire sur la tête.
Aujourd’hui, avec un peu de recul, on sait que le Hirak est l’enfant du ras-le-bol d’un peuple qui subissait un régime dirigé par un colosse aux pieds d’argile. Car mettre en branle des millions de gens dans toutes les rues du pays, par une opération du saint esprit, c’est prendre ce peuple pour des moutons de Panurge. La source du torrent du Hirak a un nom : l’humiliation douloureuse que même ceux qui ont servi le régime ne pouvaient plus supporter. La fureur de ce torrent se faufilait dans les fissures des contradictions signalées plus haut. (3)
L’identité du Hirak, ce sont les images de la déferlante populaire, les images des visages de cette Algérie qui se sentait humiliée, les mots d’ordre criés, les idées écrites sur de modestes panneaux, exprimaient ouvertement des rêves et des espoirs cultivés intérieurement dans le jardin secret de la plupart des Algériens. La lecture de toutes ces images mérite un traitement intelligent qui fasse appel à tout l’arsenal de la connaissance.
Ce sont les armes d’un tel arsenal qui aideront à comprendre et à identifier les lieux et les périodes où se fabrique une conscience sociale et historique. Un des éléments de cette conscience partagée par la quasi-totalité des gens, c’est la colère rageuse contre la hogra (intraduisible dans une autre langue) et le malaise ressenti contre la laideur de la vie qui touche aussi bien le décor de nos rues que la «culture» charlatanesque que l’on propose à un peuple jadis ouvert aux bonnes blagues et aux moqueries de lui-même.
La vitesse de croisière du Hirak
Une fois la dynamique qui a fait démarrer un processus dont l’objectif est de renverser le système, on peut le ranger dans la case de type révolutionnaire sans qu’on soit armé encore pour définir sa nature exacte. Ledit processus ayant atteint une vitesse de croisière, il enterra grosso modo la main invisible ou étrangère qui faisait douter de «l’identité» du Hirak. La phase qui s’ouvrit nécessitait une lecture approfondie des bouleversements en cours. Mais la culture politique héritée et qui traversait et le régime et la société était, est encore vivace. Ainsi, après les moult bouleversements depuis l’indépendance, les explications politiques étaient toujours les mêmes. Les sempiternelles et naïves guerres des clans tétaient à l’idéologie qui a lessivé beaucoup d’esprits.
Cette forte présence du tribalisme dans cette idéologie avait, certes, des racines profondes dans la société. Mais de là à ne pas voir les signes de l’émergence de catégories sociales «fragiles» mais ambitieuses relève d’une certaine pauvreté intellectuelle. L’histoire nous enseigne pourtant les raisons de sociétés féodales qui n’ont pas résisté aux contradictions de classes au fur et à mesure des changements des modes de production. Chez nous, l’urbanisation, la démographie, l’industrialisation et les services rendus par les nouvelles technologies semblent impuissants à faire éclater les contradictions au sein de la société.
En principe, les bouleversements qui décorent le paysage social devraient impulser un mode de vie où les rapports sociaux sont «huilés» par de nouvelles cultures. Nous avons assisté ô ! paradoxe plutôt à la disparition d’une culture populaire tolérante bousculée par une culture de zombie, inculte et intolérante. Voilà une réflexion qui nécessite de se faire violence en cherchant les raisons profondes de cette «défaite». Des individualités dans la société ont avancé des pistes mais qui n’ont pas réussi à se transformer en discours émanant d’une pensée collective quand bien même informelle. Les «intelligents» et les haineux se satisfaisaient des idées courtes pour dénoncer les «mécréants» les «bédouins», les «francisés»…
C’est cette absence d’une pensée novatrice en symbiose aux nouvelles dynamiques qui a laissé libre court aux lieux communs et autres balivernes. Par exemple, quelle naïveté que de croire que les liens aussi bien du sang que du tribalisme garantissent la pérennité des allégeances. Sans remonter à le Renaissance italienne, il n’y a qu’à observer le lamentable spectacle des féodaux du Golfe pour comprendre que de telles allégeances changent de maîtres pour finir dans les marécages de la soumission à des puissances étrangères.
Avec la vitesse de croisière atteinte par le Hirak, on assista à l’émergence de ces nouvelles contradictions déjà citées qui s’exprimèrent dans une cohabitation où l’énervement grignotait peu à peu la solidarité de khawa khawa. L’esprit de chapelle se reproduisait au lieu de verser son énergie dans le sillon pour fertiliser le mouvement. Et pour renforcer ce dernier, il ne faut pas reproduire les tares du pouvoir qui interdisait toute expression qui fâche comme le statut de la femme, la place de la religion dans un Etat démocratique…
Le culte de la chapelle au détriment de la connaissance de la catégorie politique appelée peuple est à l’origine des erreurs et bévues de certains groupes organisés. Un groupe ou parti qui se veut à la hauteur de l’histoire en train de se faire doit avoir comme priorité le renforcement du mouvement populaire par la conduite de ses militants, son analyse et ses mots d’ordre rendus publiquement. La transparence est une vertu positive (4) dans une lutte qui se veut révolutionnaire.
La tâche est donc de s’attaquer aux blocages de la société pour qu’elle prenne confiance en elle et nourrir l’espoir en d’autres possibles horizons. En un mot, le mouvement ne doit pas être utilisé comme marche-pied pour valider un objectif idéologique «égoïste» au risque de faire capoter le but collectif recherché. L’objectif immédiat est d’alimenter sans cesse la dynamique du mouvement tant que l’obstacle principal à la conquête de la souveraineté n’est pas éliminé. C’est la puissance du mouvement qui permet à toutes les catégories sociales de s’exprimer et d’avancer ses revendications. Si le mouvement n’est pas à la hauteur aussi bien sur le plan idéologique qu’organisationnel, il connaîtra l’amertume de l’échec. Et si échec il y a, les causes peuvent être liées à des considérations politiques et historiques qui n’ont rien à voir directement avec le mouvement. Généralement, un échec lié à des considérations politiques de l’époque ne signifie nullement sa mort historique.
L’histoire récente du pays l’a montré. Les manifestations du 8 Mai 1945 écrasées par la mitraille du feu sont aujourd’hui considérées comme le prélude du 1er Novembre 1954. Les fanfaronnades des colons meurtriers qui ont proclamé qu’ils allaient avoir un siècle de tranquillité ont eu la réponse à leur imbécilité. Des imbécilités ont été dites aussi sur la fin du Hirak par certains qui pensent juger un phénomène sorti des entrailles d’une société comme le simple fait de raconter une historiette facile à lire pour des nostalgiques d’une époque à jamais révolue.
Quel est le carburant pour que la flamme ne s’éteigne pas ?
Un peuple sorti d’une longue et épuisante Guerre de libération alors que le soleil venait à peine de se lever sur la nuit coloniale a été empêché de continuer d’être l’acteur principal du pays enfin libéré. Le régime qui a pris les rênes du pays s’est emparé de la clé qui ouvre l’entrée dans l’arène de l’Histoire. C’est pourtant dans cette arène que se mène la lutte, pour interroger et évaluer les stratégies de la conquête de la souveraineté du peuple. Nous connaissons, hélas, le résultat de cette marginalisation du peuple. Ceux qui croyaient que c’est un zaïm qui ouvre les portes du paradis s’en mordent aujourd’hui les doigts.
Si on est convaincu par les leçons de notre propre histoire, il ne faut pas suivre l’exemple du régime. Ce dernier pensait résoudre les contradictions de son régime en mettant de l’huile pour que la machine étatique ne se grippe pas. Cette tactique lui faisait gagner du temps mais ne lui avait pas évité le rendez-vous avec l’Histoire et le Hirak. Le peuple écarté de cette arène, de nouvelles catégories sociales goûtaient goulument aux délices du pouvoir. Elles confièrent à des idéologues de pacotille de truffer leurs discours de mots et d’images moisies, d’«idées» qui n’avaient de nouveautés que des habits envahis de mites que le Hirak a révélées à la face du monde.
Changer d’habits, inventer des mots nouveaux, construire ou enrichir des concepts qui saisissent la formation sociale algérienne qui émergent à partir des archaïsmes féodaux et d’une économie de marché non maîtrisée. Ce vœu est à la portée du pays, le rêve de ce peuple est réalisable. Personnellement, je n’ai cessé de croire à ce rêve depuis que j’ai marché à Alger et à Jijel. Heureux et ému de voir le peuple sortir de ses entrailles la rage qui lui a fait haïr, hier l’indignité que lui faisait subir la colonisation et aujourd’hui el-hogra, cette peste made in bladna. Cependant, l’émotion ne m’empêchait pas de distinguer la nature des contradictions qui traversaient le mouvement. J’en mesurai les dangers qui peuvent nuire au mouvement. Cette contribution en est la preuve.
Au fil du temps, je voyais l’agitation de groupes politiques dont le comportement pouvait entraver la marche du Hirak. Les futures enquêtes de journalistes et autres historiens révéleront les fautes ou erreurs politiques de ces groupes. Je me bornerai à répéter la citation de Jean Sénac : «Toute révolution qui ne crée pas un langage n’est pas une révolution.» J’avais, en effet, relevé dans les mots d’ordre, les écrits ou les discours un vocabulaire et une manière de s’exprimer qui n’était pas à la hauteur des bouleversements qui traversaient le pays. L’absence ou le manque de concepts qui cerne la réalité souffrait à l’évidence d’une vision du monde quelque peu pauvre au regard de notre époque et des révolutions qui ont marqué le XXe siècle.
Le peuple n’a rien à se reprocher. Il est sorti dans les rues semaine après semaine. Et le plus émouvant, ce sont des personnes qui, malgré leur âge, étaient au rendez-vous. Les femmes aussi dans des petites villes qui ont osé braver les regards des multiples faunes enfermées dans des prisons dont elles sont les bâtisseuses. Aux regards torves et méchants de ces faunes que j’ai chassées de mon esprit, je préfère la musique plus agréable des mots de jeunes rencontrés que je traduis ici : Les rêves de ce peuple longtemps interdits remplissent dorénavant nos nuits étoilées. La lutte continue ! (Ma nahbsouch moudhaharate).
A. A.
(1) On connaît ce genre de manipulation où des personnalités trouvent leurs noms dans une pétition sans qu’on leur demande leur avis.
(2) Généralement, les puissances étrangères utilisent la technique des coups d’Etat pour se débarrasser d’un pouvoir qui leur déplaît. De nos jours, cette technique est «archaïque». Ils interviennent une fois le mouvement populaire déclenché pour le dévier. Ils ont réussi en Egypte et en Libye. Ils se sont cassé les dents en Tunisie et en Syrie. L’histoire de ces pays et la géopolitique expliquent ces différentes issues dans les pays en question.
(3) J’ai personnellement écrit un papier à la suite du limogeage du chef du DRS en 2015. J’y voyais un fait politique majeur car entre un renvoi d’un ministre et celui qui détient les secrets de tout un pays, il y a une différence qui a pour nom le pouvoir ne se partage pas. Avec le limogeage de Tewfik, les petites guéguerres de clans étaient absentes du scénario habituel mais le signe que l’équilibre traditionnel dans le pouvoir n’était plus une méthode adaptée à la situation. La «démission» de Bouteflika en a porté la preuve.
(4) Une révolution n’a pas de secrets à cacher à l’opinion. Ses secrets sont d’ordre organisationnel et l’identité de ses militants et responsables car il n’y a pas que la guerre entre Etats qui a le privilège et le droit d’avoir ses secrets.
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