Du culte des morts à la mort des cultes (I)
Par Mesloub Khider – «La religion participe souvent du mythe du progrès qui nous protège des terreurs d’un futur incertain.» (Frank Herbert.) La religion revient fréquemment sur le tapis de l’actualité, sans se faire prier. D’aucuns postulent un regain de ferveur religieuse. D’autres conjecturent une résurgence des guerres de religion. D’autres prédisent une ère de la renaissance de l’esprit religieux, un renouveau de la religiosité. Un célèbre ministre français, André Malraux, homme d’un XXe siècle, marqué pourtant par la barbarie capitaliste, illustrée par deux guerres mondiales, des massacres coloniaux et des exterminations génocidaires, n’avait-il pas prophétisé que le XXIe siècle serait spirituel ? Il a dû abuser de beaucoup de spiritueux pour imaginer le monde capitaliste enfin enivré de spiritualité. Ainsi, le discours panégyrique sur la prégnance de la religion resurgit fréquemment sur le devant de l’actualité pour nous persuader de la pérennité des croyances religieuses.
C’est omettre que les religions contemporaines ne ressemblent aucunement à celles des sociétés anciennes fondatrices de ces croyances. Indéniablement, la pensée religieuse a profondément évolué au fil de l’évolution de l’humanité. A plus forte raison, à notre époque consumériste, marquée par la sécularisation de la société, la laïcisation de l’enseignement, la libéralisation de la pensée, la marchandisation des rapports humains, du moins pour la majorité des pays ancrés dans la modernité capitaliste libidinale et libertaire où le culte de l’argent est devenu la seule croyance partagée par l’ensemble de l’humanité convertie massivement à la religion du capital.
En outre, pour démentir les spéculations des théoriciens du renouveau de la religion, des apologistes du retour du religieux, des thuriféraires du «choc des civilisations», autre dénomination de la locution de «guerre des religions», il faut rappeler que l’Histoire ne se répète jamais deux fois. Quand bien même l’Histoire devrait-elle se répéter, comme le disait Marx, reprenant Hegel : la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce.
Une chose est sûre : les anciennes sociétés génitrices des croyances religieuses ont aujourd’hui totalement disparu, à plus forte raison la psychologie de ces antiques populations s’est-elle évaporée. Le fondement, réel et imaginaire, des religions s’est irrémédiablement éclipsé. Ne subsistent que les sédiments résiduels des croyances religieuses, vestiges d’une époque archaïque révolue, poussivement perpétués par des populations déphasées en quête de viatique «spirituelle» pour supporter leur vie haillonneuse et leur humeur bilieuse. En effet, pour d’évidentes raisons de sous-développement économique et social, certaines religions, encore en survie mais à la mort en sursis, perpétuent encore leur emprise tentaculaire sur la mentalité des populations de quelques régions du monde, en pleine époque du XXIe siècle, réputé pourtant technologique et scientifique.
D’aucuns affirment que les religions contemporaines sont, de manière directe et identique, les héritières de leurs devancières, des pionnières religions du passé. Les esprits religieux croient que les religions actuelles sont identiques à celles de l’ancien temps où elles ont émergé. C’est méconnaître l’histoire de l’évolution des mentalités, en particulier l’histoire des religions jalonnées de dissensions, de schismes, d’acculturations cultuelles, d’adaptations locales, de syncrétismes. Mais aussi de modération spirituelle, de modernisation cultuelle.
De manière générale, nombre d’idéalistes religieux sont convaincus de la pérennisation immortelle de la croyance religieuse en dépit des structurelles mutations socio-économiques et culturelles subies par leur société. En réalité, les croyances religieuses évoluent avec les transformations des formations sociales et économiques de la société. A mode de production nouveau, mode de penser spécifique. A nouveaux rapports sociaux de production, nouvelles structures idéologiques dominantes.
Incontestablement, le rouleau compresseur de l’Histoire remplira sa mission de réajustement de la vérité en apportant un démenti à leur fantasmagorique croyance relative à la pérennité du sentiment religieux, croyance vouée à la disparition ; tout comme il se chargera de réduire à néant toutes les structures économiques archaïques dressées sur sa route.
En réalité, de multiples éléments sociologiques et psychologiques constitutifs des anciennes religions n’existent plus. Aussi bien au plan de la mentalité des hommes qu’au niveau des rapports sociaux de production. Preuve s’il en est que, à l’instar des civilisations, les religions, œuvres des hommes et surtout des Etats, sont mortelles. Sans conteste, au cours de leur longue histoire, les hommes ont façonné de multiples croyances religieuses pour répondre aux interrogations existentielles de leur vie tourmentée, à leur impuissance socioéconomique.
Certaines croyances professées par nos ancêtres humains ne peuvent même pas être imaginées aujourd’hui. Nous en donnons la démonstration avec le culte des revenants, ou l’appel à des divinités contre les «esprits diaboliques». Aujourd’hui, ce type de pensée religieuse a disparu du paysage idéologique des croyances. Pourtant, des milliers d’années durant nos ancêtres humains ont cru à ces dogmes du culte des revenants ou culte des morts.
De manière générale, longtemps, parmi les multiples croyances ayant régné sur l’esprit religieux des humains, ce n’est pas la crainte de Dieu qui les terrorisait, mais la peur du retour des morts sur terre. Les générations contemporaines ignorent totalement qu’un tel sentiment ait pu exister parmi nos prédécesseurs. La raison en est simple : la signification de ce «retour des morts» a disparu de nos mentalités modernes rationnelles.
Plus ancien encore, pareillement, aux temps les plus reculés, les primitives générations humaines croyaient au cycle de la nature et à la résurrection. Cela correspondait à leur mode de vie primitif de chasseurs-cueilleurs. Ils étaient entièrement tributaires de la nature (nourricière).
Pour nos ancêtres «primitifs», l’homme est partie intégrante du cycle naturel de mort et de résurrection. Pour nos devanciers, dialecticiens spontanés, la vie et la mort formaient un couple inséparable, indispensable l’une à l’autre. Sans la mort de la plante pas de nouvelle plante. Sans la mort de l’animal pas de vie de l’homme. Mais il fallait aussi porter du respect aux animaux (et donc aux hommes) morts.
Le culte des morts est certainement la plus ancienne des croyances religieuses professée par les êtres humains. Ce culte avait pour vocation de consoler et de contenter les morts, d’apaiser par l’oblation le courroux des défunts afin de dissuader ces derniers de revenir hanter et tourmenter les vivants.
A ces époques reculées, les hommes étaient persuadés que les morts, à l’instar de dieu inventé plus tard, interféraient en permanence dans la vie des vivants, dans toutes les affaires humaines, notamment par les apparitions manifestées sous la forme de fantômes ou de rêves.
Dans ces temps primitifs, les hommes avaient conscience, en rêvant, en pensant, en réfléchissant, qu’il n’existait pas seulement leur conscience mais aussi autre chose : l’inconscient qui permet de rêver, imaginer, inventer, créer. Ils n’opposaient pas l’âme et le corps mais les mêlaient sans cesse. En revanche, en adeptes de la métempsycose, la mort était, selon eux, le moment où l’âme quitte un corps pour en trouver un autre. Et l’âme pouvait être captée par des bons comme par des mauvais esprits. Les âmes captées par les diables se retournaient contre les vivants. Il était donc indispensable de s’assurer que les âmes suivent le bon chemin après leur mort.
Pour ce faire, il fallait bien respecter tous les cérémonials mortuaires dus au défunt. De là s’expliquent les rituels consacrés aux défunts, notamment lors des inhumations flanquées de cérémonies funéraires. Les rites funèbres avaient non seulement pour vocation de rassurer la communauté dans la poursuite de son existence épouvantable, mais aussi d’assurer au défunt une destinée sereine dans sa nouvelle demeure mortuaire.
Dans ces sociétés primitives imprégnées par le culte des morts, l’esprit des morts était censé hanter les vivants, punir les «méchants», exercer impitoyablement sa vengeance, en absence de satisfaction de ses volontés dictées «d’outre-tombe». Les morts en question ne sont pas nécessairement des parents, des ancêtres, mais l’ensemble des morts.
Pour les anciens, le «paradis», cette demeure mortuaire éternelle, ne représente pas un idyllique lieu édénique censé offrir au défunt un avenir rassurant, totalement écarté des vivants, mais un séjour de paix devant héberger paisiblement les morts pour leur ôter toute tentation de revenir hanter et tourmenter les vivants (les religions monothéistes l’ont transformé ensuite en promesse d’un Eden céleste, de farniente éternel, sans risque de retour sur terre, ni risque d’expulsion pour inaptitude «spatio-interstellaire» ou encore pour fraude religieuse relative à la piété).
Au reste, les offrandes aux morts étaient destinées à leur prouver l’amour que leur témoignent toujours les vivants, même au-delà de la vie terrestre (remplacé plus tard, par les monothéismes, par l’amour porté exclusivement à Dieu, ce mystérieux démiurge tyrannique et jaloux, exigeant un amour exclusif, illustré par l’hommage cultuel ritualisé de son adorateur. Comme l’a écrit Marx : «Plus l’homme place en Dieu, moins il contient en lui-même.»).
Dans ces sociétés primitives égalitaires, dépourvues de la notion de dieu, l’amour était réservé uniquement à leurs congénères, frères de communauté. Probablement par culpabilité de la disparition injuste de leur frère de communauté, les autres membres de la tribu redoublaient d’attention et d’affection à l’égard des défunts pour les accompagner amoureusement dans leur nouvelle demeure éternelle. Grâce aux offrandes permanentes octroyées aux morts, ceux-ci veillaient-ils en retour par leur miséricorde à la tranquillité des vivants. Evitant ainsi aux morts de sévir contre les vivants.
M. K.
(Suivra)
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