«L’Algérie aléatoire» décortique les maux endogènes dont souffre l’Algérie
Par Kamel Hamroun et Arezki Ighemat(*) – «Il est aussi facile de rêver un livre qu’il est difficile de le faire.» (Honoré de Balzac.) L’Algérie aléatoire, ses maux-clés endogènes, une matrice transversale de sous-développement. Voilà donc un document assez rare dans le genre. Très gros, mais pas trop. Très long, mais juste ce qu’il faut. Très fouillé, hyper-documenté et foisonnant de toutes sortes d’informations. Une sorte de grande bibliothèque consacrée à l’Algérie. Un travail encyclopédique des temps modernes ? Une recension bibliographique ? Un état des lieux dans la lignée des grands classiques du genre ? Un méga Digest de l’Algérie contemporaine ? Ou bien, tout simplement, est-ce un (gros) essai critique et analytique de la société dans toutes ses composantes : géographie, histoire, culture, économie, sociologie, histoire, politique… ? En fait, un peu de tout, et de tout un peu, mais assez suffisant pour être un ouvrage relevant des sciences politiques, un tantinet partisan, malgré ses dimensions d’exposés didactiques jalonnant l’ouvrage tout au long de sa lecture. La lecture de cet essai de 900 pages (21 sections) peut prendre beaucoup de temps, mais ses multiples entrées le rendent assez accessible, selon les centres d’intérêt de chacun pour le parcourir.
Les lecteurs lambda algériens et autres, toujours curieux quand il s’agit de notre pays (cet encore grand inconnu par beaucoup car, peut-être, évoluant très vite, trop vite) n’ont pas toujours les compétences suffisantes pour porter un jugement sur le bien-fondé de telle ou telle information rapportée par la presse et ses journalistes et, aujourd’hui, par les réseaux sociaux et leurs animateurs. A cet égard, l’ouvrage présenté doit beaucoup à la notoriété et aux titres des auteurs convoqués à plusieurs, chacun étant le spécialiste, presque toujours, incontesté de son domaine.
Notre auteur Farid Daoudi, bien téméraire et sûr de lui, s’y est aventuré, aidé en cela par une longue expérience de «journaliste de terrain» et d’«observateur social» averti. Bravo l’artiste ! L’importance et la qualité du travail accompli laissent pantois et invitent à lui tresser quelques lauriers bien mérités. Et, il est certain que les lecteurs potentiels en demanderont toujours davantage, car c’est le propre de l’encyclopédisme : le savoir n’est jamais fini. C’est un ogre en faim continuelle. «Celui qui aime à apprendre est bien près du savoir.» (Confucius). Du coup, l’éditeur qui aura la «chance» et l’«audace» de publier un tel document est, par avance, à saluer car il fera fi des jugements parfois sévères sur la gouvernance du pays ; une gouvernance objectivement bien peu aisée, et ce depuis l’indépendance, tant les défis de toutes sortes étaient (et sont encore) nombreux et complexes. On les comprendra d’ailleurs bien mieux en parcourant l’ouvrage.
Bilan des activités gouvernementales des décennies antérieures, son auteur le considère comme outil d’actualité éclaireur pour motiver les luttes du mouvement populaire actuel (les artisans du Hirak, notamment), aller vers la structuration d’un Etat de droit et baliser de solides voies d’un développement moderne, fiable et durable. Quels sont les leviers que l’Algérie doit actionner afin de faire du troisième millénaire celui de son développement, de son dynamisme, de son imposition sur la scène internationale ? En termes de structure, d’économie, de politique, de mœurs, de religion, de culture, d’éducation, quelles sont les mesures, les réformes et les choix qu’elle se doit de mettre en œuvre pour devenir un pays ancré aux enjeux d’aujourd’hui et de demain ? Quels sont les réflexes dont elle doit se dégager et les audaces qu’elle doit assumer pour assurer aux hommes et aux femmes qui la constituent l’avenir prospère auquel ils ont droit ? En quelques termes-clés et autant de sujets à débattre, cet ouvrage cerne, à travers un maillage resserré, les défis de l’Algérie contemporaine.
Se présentant sous la forme d’un lexique, l’essai de Farid Daoudi circonscrit étroitement et quasi exhaustivement les scléroses et paralysies d’un pays. Par la même occasion, celui-ci ébauche des issues et des perspectives de développement fertiles qui permettront à l’Algérie de faire sa mue et de réussir son entrée dans la modernité, sans pour autant renier son histoire et son identité complexe. Incroyablement riche et fertile, pointant du doigt les problèmes pour mieux leur apporter des remèdes ou souligner les inflexions nécessaires, voici un texte qui se met au service de tout un peuple pour mieux l’assister et le guider dans ses transformations.
Bref ! Un beau livre qui gagnerait à être diffusé à travers le réseau institutionnel et d’entreprises, en Algérie et à l’étranger. Un livre – source documentaire de qualité pour tous les journalistes, diplomates, fonctionnaires, universitaires… tous ceux qui souffrent d’un manque d’informations sur l’Algérie contemporaine. Plus tard, peut-être, prolonger ce travail par l’apport de contributions externes (journalistes et universitaires, entre autres), un collectif qui approfondirait les connaissances sur les facettes multiples d’une réalité en mal de développement. Déjà, peut-être, initier un site pour consultation libre sur le Net, puisqu’il est boudé par nos éditeurs les plus nantis, toujours en mal de caution politique. «Ça y est, c’est fait et à mes frais !» nous assure Farid Daoudi et il est sur https://tribune-diplomatique-internationale.com , un site multimédia proposé par cet auteur à l’imagination fertile.
L’ouvrage montre que, dès l’indépendance, l’Algérie a connu un développement (ou, pour reprendre un des mots/maux utilisé par l’auteur : un sous-développement) aléatoire dont les résultats incertains sont encore perceptibles aujourd’hui. «Des maux-clés endogènes» : le jeu de mots/maux fait par l’auteur n’est pas innocent. L’Algérie souffre, en effet, depuis l’indépendance, en 1962, de plusieurs maux endogènes qu’il n’est pas toujours aisé de désigner par des «mots» : sous-développement ? Non-développement ? En développement ? Emergent ? Crise ? Mouvement ? Révolte ? Printemps arabe ? Aucun de ces mots ne reflète exactement les maux dont l’Algérie souffre depuis l’indépendance. «Une matrice transversale de sous-développement» : la table des matières de l’ouvrage est, en effet, le reflet d’une lecture et analyse transversale du phénomène de sous-développement (on devrait plutôt parler de développement du sous-développement pour reprendre les mots d’André Gunder Frank) de l’Algérie sous plusieurs angles : économique, politique, culturel, sociale, etc.).
Dans son ensemble, le titre de l’ouvrage indique l’ambition très grande de l’auteur qui veut que le livre soit un «concentré» de tous les maux et de tous les espoirs de l’Algérie. L’ouvrage, en effet, examine avec détails et dans toutes leurs connections, toutes ces questions à la fois : administration publique, agriculture, cadre de vie, communications, culture, défense nationale, economie générale, etc. Non satisfait de cette analyse quasi exhaustive, l’auteur fournit, à la fin de l’ouvrage, de nombreuses annexes, illustrations et références bibliographiques. L’auteur a voulu fournir au lecteur un livre qui cherche à faire une «anatomie» de l’Algérie, découpée en morceaux qu’il analyse l’un après l’autre pour ensuite recoudre les différents morceaux et en donner une image «macrosociale» intégrée. Un peu comme un «patchwork» ou un «puzzle» qu’on essaie de construire avec des pièces qui ne sont pas aisées à assembler parce que ces pièces sont en constant changement. Comme il le souligne déjà dans l’avant-propos de l’ouvrage : «L’Algérien [c’est-à-dire aussi l’Algérie] a été insuffisamment préparé à prendre en charge la mission qui lui est confiée pour intégrer les éléments structurants d’un ordre économique et moral répondant à ses besoins matériels existentiels.» Il complète cette idée de «patchwork» ou de «puzzle» non fini en écrivant : «Son caractère [celui de l’ouvrage] encyclopédique survole tous les phénomènes de la vie sociale, qu’il s’agisse de la science, de la vie politique ou de la vie pratique.»
Soulignons, au passage, que l’auteur parle de «survoler», ce qui souligne son ambition grande mais mesurée indiquant que, bien que l’intention soit de couvrir le maximum de sujets dans l’ouvrage, ce dernier n’est pas pour autant un produit fini. Il illustre cette idée en écrivant, dans l’avertissement de l’ouvrage : «Aucun évènement n’existe donc en soi. Ils sont tous en évolution les uns par rapport aux autres, sans qu’on puisse s’appuyer sur une base permanente, même au niveau des catégories générales.» L’auteur souligne aussi l’avantage de cet ouvrage de type «encyclopédique» par rapport aux articles de journaux qui partagent l’activité sociale en morceaux dont il est difficile de saisir la totalité lorsqu’il écrit : «[…] il n’existe aucun journal où l’on ne soit capable, malgré la diversité des articles, de repérer une vision, un plan, un point de vue d’ensemble, s’exprimant à travers plusieurs voix.»
Beaucoup de lecteurs trouveront certainement cet ouvrage trop long (900 pages) et pourront être découragés de le lire mais, en prenant le temps de le lire, ils trouveront que les bénéfices qu’ils tireront en termes de connaissances sur les différents sujets abordés sont plus grands que le temps passé dans sa lecture. En effet, sa densité n’enlève rien à la valeur informationnelle, analytique et synthétique de l’ouvrage.
Par ailleurs, le livre est écrit dans un style tel qu’il se lit presque comme un roman, sauf que les évènements analysés ne sont pas de la fiction mais des faits réels vérifiés statistiquement ou historiquement. J’encourage donc la publication de cet ouvrage qui constitue une véritable photographie temporelle et factuelle – mieux encore, un véritable film – sur l’Algérie du passé, du présent et de l’avenir possible.
K. H./A. I.
(*) PhD en économie Master of Francophone Literature (Purdue University, USA)
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