Une contribution d’Ali Akika – Pourquoi il est si difficile de penser le Hirak
Par Ali Akika – Un phénomène relève de l’impensé quand il est censé être en dehors du réel, donc un insaisissable qui n’est pas à la portée de la réflexion de l’homme. Des articles de presse, des essais et autres contributions dans la presse ont décrit et tenté de cerner le Hirak, un mouvement populaire majeur depuis l’indépendance. Les rues dans tout le pays, enfin libres d’accès, sont devenues des lieux pour faire entendre les voix multiples d’un peuple qui ne pouvait se résoudre à une humiliation de trop, d’être représenté par un Président malade. C’était la première fois qu’un événement politique ou social échappe à l’accusation de la main étrangère.
Mine de rien, ça peut être enfin l’introduction du réel dans la vie politique qui mettra fin au disque rayé de la main étrangère. Cependant, et hélas, les vieux discours qui dominent le paysage ne sont pas près de le déserter. Les ornières qui cadenassent la société sont encore solides et empêchent de lire la réalité dans toute sa complexité.
A voir l’étonnement des uns et la frayeur des autres lors du surgissement du Hirak, on avait l’impression que son apparition était une sorte de fantôme immatériel venant d’une autre planète, donc un impensé. D’où vient cette difficulté de penser cet événement bien réel porté par des voix, des mots d’ordre de manifestants en chair et en os, des voisins, bref des citoyens lambda. Le mouvement populaire s’exprimant au grand jour prouvait à la fois son existence et sa nature politique liée à l’histoire du pays…
Ainsi, la difficulté de penser le réel par des acteurs politiques interroge plutôt leurs visions du monde et leurs limites politiques. On les reconnaît du reste à leur corpus idéologique et à leurs programmes politiques. En un mot, ils sont prisonniers de leurs discours déconnectés de la vie parce que connectés aux pesanteurs sociales. Quant aux voix discordantes ayant été étouffées ou bien exilées, elles avaient du mal à se faire entendre. Voici donc les raisons qui sont à l’origine des difficultés de la société de trouver des outils nécessaires à des lectures politiques qui sortent des sentiers battus.
La société abandonnée dans des terres arides arrosées de charlatanisme et de bigoterie se trouvait spectatrice d’une triste situation d’un pouvoir qui ne pouvait se passer d’un Président malade. Face à pareille décomposition politique, l’histoire range une telle société dans la séquence «d’un monde ancien qui ne veut pas mourir et le nouveau qui peine à se frayer un chemin». Cette citation de Gramsci me fait dire que nous ne sommes pas devant un impensé politique ou philosophique.
La preuve ? Le 22 février 2019, les Algériens envahissaient les rues du pays pour pousser le vieux monde à s’en aller. L’espace public leur était interdit jusqu’ici. Ils vivaient sous le règne d’un ordre social régi et quadrillé par un pouvoir allergique à la parole libre. Ils assistaient à travers leur mouvement que le réel a triomphé de la fiction de la façade théâtrale du système. Ce réel émergeant des entrailles de la société, il fallait bien le nommer. Le mot Hirak s’imposa car il était une expression collective d’une dynamique sociale. Celle-ci travaillée par le mouvement de la vie guettait le moment pour bousculer l’immobilisme du système. Ce dernier, miné de l’intérieur par ses propres contradictions, ne pouvait être sauvé ni par l’épée ni par les lourdeurs des archaïsmes sociaux qu’il a cultivés.
Archaïsmes, fruits acides d’une culture féodale ne pouvaient plus résister à l’ardeur d’une jeunesse qui frappait rageusement aux portes de son propre avenir. Le Hirak, de par l’originalité de son expression, a d’emblée exposé une esquisse de son essence historique. Il prouvait sa nature politique semaine après semaine, sans disparaître dans un trou noir. C’était un être social et politique et non du néant, il n’était donc pas de la catégorie philosophique de l’impensé. La difficulté de cerner sa carte d’identité en bonne et due forme relève de plusieurs facteurs, sa diversité sociale et idéologique doublée de l’inexpérience d’organiser un mouvement de cette force, refus de dégager en son sein des figures de «leader». En dépit de tous ces handicaps, il a réussi à introduire de nouvelles données dans le paysage politique. Il le fit du reste en renvoyant à leurs études une certaine «élite» composée de politiques et d’idéologues qui voulaient le bercer pour le berner. Nous ne sommes donc pas devant un impensé mais face à l’absence d’une non-pensée entretenue qui empêche l’expression d’une intelligence collective.
Cette non-pensée a enveloppé le réel sous le poids d’idées archaïques et de réformettes qui protégeaient le règne des petits marquis contre le peuple, «el-ghachi» comme [ils] disent. Ce «ghachi» avait vite compris le jeu de l’«élite» qui voulait dévier le mouvement populaire de sa marche résolue. Première défaite de cette «élite», le peuple continuait sa marche. Et quand le mouvement fit une pause pour cause du coronavirus, une autre «élite», qui s’est montrée de temps à autre dans les marches, traduisit la pause nécessaire par la mort de cet «effronté» Hirak.
La faute, pour ne pas dire la défaite de ces deux «élites», est due au vernis de leur culture apte uniquement à naviguer par mer calme. Ils ont été donc victimes de leur propre muraille qui faisait écran à la leur société dont ils ne comprenaient pas la profondeur de ses souffrances. Leur background culturel ne servait qu’à donner l’illusion de la «douce cohérence» du système à laquelle ils ont contribué en construisant une façade propre à masque sa laideur et sa violence. (1)
Mais revenons au Hirak et aux obstacles rencontrés par le mouvement pour accoucher d’un langage qui permettrait de sauter ou contourner les obstacles rencontrés. Je vais m’appuyer sur Deleuze, un philosophe qui s’y connaît en matière de langage et du sens des choses : «La force d’une philosophie se mesure aux concepts qu’elle crée, ou dont elle renouvelle le sens, et qui impose un nouveau découpage aux choses et aux actions.» (2)
Le Hirak a créé une véritable dynamique propice en principe à la production de concepts et le renouvellement du sens des choses. Dans cette dialectique, l’Histoire et la religion sont loin d’être neutres dans le renouvellement attendu ou espéré. La nature et la place qu’elles occupent sont tributaires des multiples forces politiques qui militent dans ou hors Hirak. La tâche n’est pas de tout repos car l’histoire et la religion ont été enfermées dans l’étroite prison de l’idéologie, laquelle a saturé l’imaginaire de la société. Cette idéologisation à outrance a fait fonctionner la fabrique des préjugés qui ont déstabilisé le socle sur lequel repose normalement et l’histoire et la religion. Ce travail de sape a figé l’histoire dans des dates en ignorant que l’histoire est une matière vivante.
L’histoire est, et reste, une conjugaison de moult facteurs que l’on découvre au fil du temps, sans oublier la main qui l’écrit. Elle prend une autre dimension et une autre ampleur quand des faits nouveaux apparaissent. Des faits qui ont été souvent délibérément cachés par les vainqueurs qui écrivent généralement l’histoire. Quant à la religion qui propose une vision du monde centrée sur le spirituel et la transcendance, elle n’a pas échappé aussi à l’idéologie, bien au contraire. Sans entrer dans les détails du lieu où elles sont nées et des pays où elles se sont installées, leur statut et les relations avec l’Etat (le politique) ont changé et ont connu des retouches en fonction des bouleversements politiques des pays en question. Ce travail n’a pas commencé chez nous, et l’idéologie étriquée qui flotte dans l’air va sûrement compliquer les choses.
Ainsi, une lecture de l’histoire et de la religion en prise avec leur essence et leur dimension historique éviterait en principe de s’embourber dans l’idéologie qui traverse la vie politique des sociétés de nos jours. Ces deux catégories philosophiques jouent toutes deux une fonction importante. L’histoire tisse des liens entre les générations et les époques. Ces liens mettent la société à l’abri de tout charlatanisme pour qui la vie est figée pour l’éternité. Quant à la religion, elle répond au besoin de la transcendance de ses croyants.
Dans les sociétés d’aujourd’hui où cohabitent croyances et philosophies, le politique est invité à protéger cette réalité du monde d’aujourd’hui. Un nouveau rapport avec ces deux facteurs créerait une atmosphère propice à une créativité bien venue qui forcerait l’ignorance à laisser la place à une atmosphère qui a déjà forte affaire avec la fureur des dieux de l’argent. Depuis que les hommes vivent en société, ils ont été bien obligés de résoudre les contradictions qui surgissent au sein de la vie sociale. Ça n’a pas été une promenade de santé mais l’instinct de survie de l’Homme a toujours triomphé.
Les sociétés qui ont survécu aux tempêtes de l’histoire ont fini par comprendre que les conflits et les luttes font reculer la loi de la jungle. La lutte de l’homme produisant une conscience historique a construit son être anthropologique. Un être qui naît libre et qui ne cesse de lutter pour le rester. Le Hirak n’est pas un phénomène hors sol, il fait partie d’ores et déjà de notre mémoire collective et Dame Histoire n’a pas la mémoire courte.
A. A.
(1) Cette catégorie d’«intellectuels» à esprit provincial ignore que de grandes révolutions ont connu des breaks pour finir par triompher quelques années plus tard. On voit cette culture se déployer par les temps qui courent aux Etats-Unis et en France dont les fidèles agents débitent des discours gorgés de morale de caniveau, de certitudes infantiles.
(2) Gilles Deleuze est philosophe, auteur de L’Anti-Œdipe.
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