Retrouvailles avec le Hirak place de la République
Par Ali Akika – Dimanche 20 septembre. Je retrouve la place de la République où l’émigration depuis février 2019 a joint sa voix à celle que clamaient les millions de leurs compatriotes dans le pays. En ce temps-là, cette voix répétait inlassablement «Bouteflika barra, dégage». Le souffle du peuple finit par emporter un Président qui aurait dû rester fidèle à sa promesse de prendre sa retraite car, avait-il dit : «Tab djena’na.» Cette phrase dans la langue populaire a le sens d’âge de la sagesse. Mais dans sa bouche, les mots ont une autre fonction, non de dire la vérité mais celle de mentir. Et ces mensonges, hélas, on a l’impression qu’il les a laissés en héritage sous forme d’une toile d’araignée dont le venin n’est pas tout à fait étranger au malheur du pays.
De cet héritage, on remarque ses effets dans la laideur des villes, la pauvreté de la vie politique, la détresse du zawali et l’horizon dénué de rêves d’une jeunesse abandonnée à un ennui organisé. Tout cela se reflète aussi dans le langage, dans les opinions, dans le catalogue des lieux communs qui parasitent, que dis-je, déchirent le tissu social.
Vadrouillant de stand en stand, je remarque sur un carton une leçon de choses de la démocratie. Et patatras, au milieu de cette liste qui se veut pertinente, une phrase, «la démocratie ne permet pas à l’ignorant de s’exprimer», ruine l’entreprise de son anonyme auteur. Où va-t-il chercher cette brillante idée, m’écriais-je dans mon for intérieur. Notre auteur a oublié que la démocratie est un produit inflammable qu’il faut manier avec des pincettes. C’est une catégorie politique coriace qui ne se laisse pas prendre à l’hameçon des pêcheurs du dimanche.
On a trop souffert d’interdits inimaginables à travers les conneries et autres perversités bureaucratiques sans compter les lois du code de la famille, la mise à l’écart des Algériens ayant une double nationalité pour accepter une énième interdiction, la marque déposée des sociétés non policées, hargneuses et frileuses. La démocratie ouvre les portes fermées, libère la parole pour que l’ignorant élève son esprit et devienne un citoyen. En continuant à musarder dans la place, je tombe sur une scène qui me convainc que la vraie ignorance du sens des mots ajoute une couche au lourd bilan de cet héritage cité plus haut.
Alors que se déroulait un débat dans un forum, un groupe d’hommes s’avança vers l’aire de la discussion dans le but évident de perturber ou de mettre carrément fin au débat. La réaction du public fit avorter cette tentative peu «démocratique». L’assistance exprima son opposition et finit par repousser ce groupe dont le comportement infantile desservait leur cause. Le spectacle de ce petit «commando» n’était pas une simple maladresse, mais une faute politique. Celle-ci révèle leur analphabétisme politique, donc leur incapacité à saisir les contradictions qui traversent toutes les sociétés du monde. Peut-être croient-ils que notre société échappe, on ne sait par quel miracle, aux réalités de la vie. Comme si notre société était condamnée à se coltiner les ténèbres pour mieux mériter les lumières du paradis.
Ce petit incident est-il un indice que la cohabitation du Hirak d’avant le coronavirus est bel et bien finie ? Le mouvement est-il entré dans une phase où l’on ne peut plus fermer les yeux sur les contradictions du processus en cours ? Avec la démission du Président, le verrou politique ayant sauté, une autre dynamique du processus a repris son cours, libérant l’expression des contradictions politiques, l’affichage de nouveaux manifestants et de nouveaux acteurs politiques au milieu d’un nouveau paysage balbutiant. Et ce nouveau peine à se frayer un chemin.
L’effervescence qui agitait sourdement la place de la République ce dimanche 20 septembre est-elle le reflet d’un phénomène qui se passe en Algérie ? Cette interrogation m’est venue à l’esprit au fur et à mesure des visites des forums de discussion. Voici quelques extraits entendus ici et là. Les discours et les opinions étaient rythmés de mots de nationalisme, unité, silmiya (pacifique). Ces mots isolés du reste des phrases n’écorchent pas les oreilles du public. Mais quand ces mots sont accolés à des notions de certitudes et de vérités indétrônables, on entre alors dans les sables mouvants de l’idéologie. Nous assistons alors au règne de la confusion car le trop-plein de l’idéologie masque en général la complexité du réel. J’ai ainsi compris que le mot unité qui était le socle d’un discours justifiait des alliances (coupables ou tactiques ?) tout en attaquant sans les nommer ceux qui mettaient en péril leur vision de l’unité.
Quant à la notion de nationalisme censée faire l’adhésion sans faille de tous les Algériens, elle serait indiscutable parce que logique, normal comme disent les jeunes. Sauf que cette notion dans la bouche ou le discours de certains n’a plus l’attrait de jadis pour se transformer en force matérielle la conscience populaire comme durant la Guerre de libération. Truffé un discours où le nationalisme d’aujourd’hui n’est qu’une litanie de mots, de noms, de notions qui restent imperméables aux transformations du pays. Demeurés sourds aux leçons, à une vraie écriture/lecture de l’histoire du pays, ce n’est pas rendre service au pays.
Ainsi, le cri du cœur d’un intervenant «nous sommes tous des nationalistes algériens», donc forcément musulmans, tout en restant chacun dans son coin… Kabyle, Chaoui, Arabe, Targui, Mozabite, comme si l’Algérie était une simple addition de tribus et non un peuple qui a versé collectivement son sang aux quatre points cardinaux du pays. Est-ce que chacun de nous se réveille le matin en se disant qui suis-je en pensant à une éventuelle appartenance tribale ? En revanche, chacun de nous identifie facilement les causes de notre colère face à la hogra nationale qui, elle, a un nom politique, une politique qui touche toutes les régions, une politique qui a construit et formaté des comportements détestables de dirigeants politiques et de simples bureaucrates. Toutes ces aberrations sont le produit de contradictions d’une culture féodale et tribale que le système depuis 1962 n’a pas essayé de résoudre mais souvent les a aiguisées.
Et pour être complet, certains, heureusement très minoritaires, en ont fait un cheval de bataille pour cacher l’archaïsme et le vide de leur discours politique. C’est pourquoi on assiste encore à ce concours enfantin consistant à proclamer sa propre chapelle de championne du nationalisme, de défenseur intraitable de l’islam, d’être le gardien vigilant d’une identité millénaire, etc. Nous payons en quelque sorte l’héritage venimeux qui a teinté de noir l’histoire et trituré le sens des mots.
Comment construire une pensée, une réflexion avec des mots nés dans une culture et à une époque et que l’on transpose mécaniquement dans la société d’aujourd’hui ? Imposer à la société ce qu’on appelle l’anachronisme en histoire ou bien introduire ou utiliser des mots sans les passer aussi bien à la moulinette de la langue d’origine que de la langue d’accueil, c’est aller dans le mur. La phrase «la démocratie interdit l’expression des ignorants» est l’expression vivante d’une mixture indigeste d’une grande philosophie et d’une idéologie rance.
La démocratie née en Grèce ayant voyagé des millénaires dans le monde et la nauséabonde idéologie de l’exclusion, cette exclusion est le propre de catégories sociales qui justifient leur insensibilité à l’injustice sociale par l’image connue chez nous «les cinq doigts de la main ne sont pas égaux». Cette stupide opinion est le fruit d’une «culture» charlatanesque. Et chez nous, les charlatans qui se proclament issus de nobles lignées, il y en a à la pelle.
Une petite frustration ressentie à la fin de cette errance, l’absence de thèmes économiques, de la culture, de la santé, autant ces secteurs qui disent des choses sur une société. Dans ces secteurs se nichent aussi les ingrédients qui nourrissent la fameuse hogra, un mot intraduisible dans une autre mais qui s’est imposé à la presse étrangère. Comme le mot intifadha dans la Palestine aujourd’hui trahie par de fortunés vassaux.
Après ce petit voyage à la place de la République, j’ai quitté les lieux avec, à la fois, l’espoir et la conviction qu’il reste beaucoup de travail sur la planche. Espoir car l’intelligence collective a bien déboulonné Monsieur tab djena’na. Et cette intelligence collective saura bien cerner l’intelligence de la nouvelle étape historique, une étape où d’autres rapports de force se construisent et finiront par accoucher d’une stratégie et des tactiques qui agissent sur le réel et non le subissent. Et quoi de plus beau et de plus subversif que l’invention d’un nouveau langage à partir de nos langues pour traduire notre intelligence collective, écrire un récit national de notre histoire pour la mettre à l’abri des charlatans.
A. A.
Comment (15)