Les élites éclairées doivent forcer le destin pour surmonter la fatalité de la division
Par Youcef Benzatat – La révolution peut s’entendre de deux manières opposées, par deux groupes antagonistes, ayant deux projets de sociétés antinomiques. Mais tous les deux recourent au mode révolutionnaire, entendu à leur manière, comme moyen pour réaliser leur but.
Le premier mode révolutionnaire, celui désigné par les forces conservatrices, renvoie à l’idée platonicienne de «métabolê», qui consiste en un «changement radical, renversement, retour», où Platon recourt au mythe de la cité idéale des origines : jadis (il y a bien longtemps), le cours des choses allait dans le bon sens, alors les hommes étaient directement gouvernés par les dieux, ceux-ci veillaient à leur bonheur et à leur subsistance, non seulement les problèmes matériels étaient résolus à l’avance, mais encore était réglée d’entrée de jeu la problématique politique dans la mesure où il ne pouvait y avoir ni, rivalité ni conflit, ni compétition d’individu à individu, de groupe à groupe.
Or, le destin a voulu que le bon sens s’inverse, les dieux se sont retirés, les hommes ont été laissés, abandonnés à eux-mêmes, un renversement (métabole) s’est produit : c’est à lui que désormais celui qui s’attache à sauver les sociétés du malheur et de l’immoralité doit faire face. Cet instant originaire tel que proposé mythiquement par Platon implique qu’il y avait un ordre qu’une révolution incompréhensible a défait. La révolution humaine a pour fin de rétablir autant qu’il se peut ce bonheur perdu. Voilà un schéma que l’idéologie islamiste a développé en tenant pour cause de ce désordre les incursions de la modernité et les nationalismes qui ont succédé aux croisés colonialistes, qui ont corrompu la société et se sont éloignés des règles ancestrales de la cité des hommes, la seule vraie cité, celle de Dieu, qu’ils projettent de rétablir dans leurs revendications politiques, surtout à travers l’argument récurrent de la «moralisation de la société».
D’un point de vue philosophique, la révolution s’entend comme une volonté de mettre fin à la réalité hégémonique que l’idéologie religieuse a mise en place historiquement, en se considérant fondée sur des droits ontologiques et qu’elle impose contre toute revendication visant à la réduire. C’est dans ce sens que s’entend le deuxième mode révolutionnaire, celui de la révolution objective, qui n’apparaît que lorsque l’histoire produit les conditions d’une synthèse de tragédies multiples (le non-respect des droits de l’Homme, le problème du statut de la femme, la liberté de conscience, etc.). Alors que, pour le premier mode révolutionnaire, l’apparition d’une tragédie singulière et exclusive, pour ses adeptes, est nécessaire et suffisante pour la déclencher. Il s’agit dans ce cas du constat que les lois et les mœurs de la cité s’éloignent du dogme et de la morale référenciée.
On peut aussi adosser à la métabole platonicienne, dans ce premier mode révolutionnaire, la revendication de la pureté ethnique et la singularité culturelle qui lui est apparentée, par l’idéologie identitaire berbériste. Jadis (il y a bien longtemps), le peuple berbère vivait en autarcie et le cours des choses allait dans le bon sens, alors les hommes vivaient intégralement leur culture conformément à la tradition des ancêtres et ceux-ci veillaient à sa conservation en leur servant de référents permanents, non seulement le problème identitaire était résolu à l’avance, mais encore était réglée d’entrée de jeu la problématique de l’altérité dans la mesure où il ne pouvait y avoir ni métissage possible avec d’autres peuples ni acculturation avec d’autres cultures.
Le destin a voulu que leur territoire soit envahi par d’autres peuples avec des cultures différentes et les hommes ont été forcés d’être acculturés et parfois métissés, un renversement (métabole) s’est produit : c’est à lui que désormais celui qui s’attache à sauver la pureté ethnique et culturelle doit faire face. Cet instant originaire tel que proposé mythiquement par Platon implique qu’il y avait un ordre que des invasions étrangères ont défait. La révolution berbériste a pour fin de rétablir autant qu’il se peut cette pureté perdue.
Voilà un schéma que l’idéologie berbériste a développé en tenant pour cause de ce désordre les incursions de populations exogènes, qui ont corrompu la pureté ethnique et culturelle des Berbères, qui se sont éloignés des règles ancestrales établies depuis la nuit des temps dans la cité, la cité des Berbères, la seule vraie cité, celle des ancêtres, qu’ils projettent de rétablir dans leurs revendications politiques, surtout à travers les arguments récurrents d’autonomie, de fédéralisme où radicalement de séparatisme.
Or, du point de vue philosophique, également, la révolution s’entend comme une volonté de mettre fin à l’aliénation de l’Etat dans une quelconque instance qui lui est extérieure. C’est dans ce sens que s’entend le deuxième mode révolutionnaire, celui de la révolution objective, qui n’apparaît que, lorsque l’Etat connaît un déficit de souveraineté et se trouve aliéné dans l’une de ces trois instances : le militaire, le religieux ou l’identitaire. Le pire dans notre cas est que l’Etat cumule une aliénation dans ces trois instances.
C’est ce premier mode révolutionnaire, islamiste et berbériste, qui s’est exprimé à travers le mouvement populaire du 22 février, impliquant aussi bien le peuple que les élites. Devant cette immaturité de la société, le mouvement populaire s’est soldé par une révolte avortée laissant le champ libre à la contrerévolution de triompher, provisoirement, certes, mais elle ne pourra triompher à son tour que lorsque les conditions du deuxième mode révolutionnaire se soient réunies.
Le deuxième mode révolutionnaire implique une révolution au sens politique et culturel qui consiste en une transformation radicale et permanente des rapports entre les individus et entre ceux-ci et le pouvoir. La révolution dans ce sens détermine un avant et un après, repérable matériellement, d’abord dans les institutions, ensuite dans les relations réelles entre les individus. Aux rapports personnels d’allégeance à l’idéologie du pouvoir en place et à la soumission aux lois du consensus autour de l’imaginaire collectif et les structures mentales qui le caractérise se substitue la relation entre des citoyens libres disposant de leur liberté de conscience intégralement.
L’idée de révolution, celle qui est appuyée par une véritable révolution culturelle, implique non seulement la dissolution de l’Etat existant mais encore une déconstruction de l’organisation sociale et des principes qui la gouvernent. Cette déconstruction se définit en des ruptures par lesquelles les configurations sociales et mentales et le pouvoir d’état qui en résulte et qui les protège sont mis en question en permanence.
La révolution n’est jamais achevée une fois pour toutes ; une fois réalisée, la lutte continue, car les forces antagonistes, provisoirement neutralisées, sont toujours présentes et elles ont la capacité constante de réactiver le reflux. Il y a des révolutions triomphantes qui ne changent rien cependant à l’ordre établi, le laissent revenir où le renforcent (la révolution algérienne 1962, libyenne en 1969, tunisienne en 1956, etc.).
Une rupture, dans son projet définitif, n’est jamais accomplie, et l’événement qui inaugure le nouvel état de choses ne suffit pas. Il ne suffit pas de déclarer la démocratie (et d’en assurer généralement la pratique) pour que la réalité sociale politique et culturelle se conforme dans son entier à cette décision et à cette victoire. La prise du pouvoir après la dissolution de l’Etat totalitaire existant ne signifie pas que la lutte disparaît définitivement, au contraire elle s’aggrave, son enjeu devient plus lourd et se charge de contradictions accrues.
Il appartient aux hommes de culture de forcer le destin, d’en être les avant-gardes et d’assurer une révolution permanente sur les plans culturels, juridiques et institutionnels.
Y. B.
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