Une Constitution de la nouvelle Algérie ou de la discorde ?
Par Hocine-Nasser Bouabsa – Depuis l’Indépendance, le 1er Novembre fut toujours vécu dans la communion et l’union totales par l’écrasante majorité des Algériens. Cette date était exclusivement associée dans la conscience collective du peuple algérien à son combat pour la liberté, à sa glorieuse Révolution et à ses valeureux martyrs, tombés au champ d’honneur pour libérer l’Algérie d’un des plus abjects colonialismes qu’a connus l’humanité.
Hélas, le prochain 1er Novembre ne sera pas exclusivement réservé à la commémoration du déclenchement de notre Révolution héroïque, comme ce fut le cas pendant presque soixante ans. Ce jour ne sera pas seulement dédié au recueillement paisible à la mémoire de nos martyrs, mais il sera surtout celui du vacarme politique associé à un réaménagement superficiel de l’architecture constitutionnelle. Vouloir plébisciter un agenda politique – qui, par ailleurs, ne bénéficie pas du soutien consensuel des Algériens – en une date aussi symbolique est tout simplement un sacrilège envers les meilleurs enfants de la patrie, ceux qui lui ont offert leurs vies, pour qu’elle retrouve sa liberté. Le 1er Novembre 2020 ne sera pas fêté dans l’union et la communion par les Algériens, mais sera celui de la discorde. Car, en ce jour, la nation algérienne sera divisée en trois groupes : le premier – et il représente la grande majorité – restera chez lui et n’ira pas aux urnes ; le deuxième ira voter, mais il glissera dans l’urne un «non» ; le troisième – et il sera largement minoritaire – votera «oui».
Notons au passage que depuis l’Indépendance, aucun Président algérien – inclus Bouteflika, qui a opéré en vingt ans pas moins de trois révisions constitutionnelles – n’a osé opter pour une démarche (programmer un rendez-vous électoral le jour du 1er Novembre) non seulement populiste mais aussi suspecte, à l’exception de Tebboune. Tout prochainement, ce dernier deviendra donc le premier Président algérien à aller voter et se recueillir à la mémoire de nos valeureux chouhada au sanctuaire des Martyrs ou au cimetière d’El-Alia, en une seule journée. En a-t-il besoin ? Existe-t-il une force majeure qui l’a contraint à commettre une telle erreur politique ? Personnellement, je ne vois de raisons ni pour l’un ni pour l’autre. Car, tout aussi existentiel fut le rendez-vous électoral du 12 décembre 2019 – j’ai fait 400 km pour aller voter Tebboune – pour sortir l’Algérie de l’instabilité institutionnelle née de la vacance du pouvoir après le départ de Bouteflika, tout aussi inutile est l’empressement pour opérer une énième révision de la Constitution en cours de validité.
Une hirondelle ne fait pas le printemps
Certes, l’Algérie a besoin de procéder à une césure radicale avec l’ère Bouteflika afin de bâtir la République de l’Etat de droit et de la démocratie, mais ceci ne pourra être que le résultat d’un long processus de transformation sociétale, de débureaucratisation de l’Etat et de moralisation de l’élite dominante. Le changement de quelques articles de la Constitution ne sera donc pas l’anneau de Salomon qui résoudra les problèmes immenses de l’Algérie et qui fera d’elle un pays développé. En effet, le 2 novembre 2020, le peuple algérien va bien se réveiller avec une Constitution révisée mais certainement aussi avec plus de problèmes que la veille. Les expériences qu’il a vécues avec toutes les nombreuses révisions constitutionnelles sont là pour témoigner que celles-ci ne furent que des chimères qui n’ont jamais apporté de solutions aux problèmes de notre nation.
Au contraire, après chaque révision, les problèmes se sont accentués. Ce fut le cas en 1980 avec l’instauration du chadlisme qui a détruit l’industrie et la souveraineté naissantes algériennes, en 1989 avec la constitutionnalisation de la démocratie sauvage qui donnera naissance à la décennie rouge, en 1996 avec la mise en quarantaine du président Zeroual qui voulait mettre fin au désordre provoqué par le chadlisme inféodé à la France et, enfin, depuis 2002 avec l’instauration du système clanique de Bouteflika qui a sauvagement déstructuré la société et l’Etat algériens.
Le problème de l’Algérie n’est donc pas dans sa loi fondamentale, ni d’ailleurs dans ses lois, mais la mentalité collective du truquage et du mensonge dans l’appareil de l’Etat, introduite et encouragée par le chadlisme et érigée par Bouteflika comme mode de gouvernance, afin de privatiser l’Etat algérien au profit de l’oligarchie clanique insatiable. La priorité est donc de s’attaquer en profondeur à cette métastase qui gangrène le pays et non d’organiser un rendez-vous électoral dont on sait que ses semblables ont déjà prouvé qu’ils ne servaient à rien.
Bien que l’objet de ma contribution ne soit pas de commenter le contenu de la révision constitutionnelle, que je rejette d’ailleurs dans les circonstances actuelles, il y a néanmoins deux sujets qui font chuter le peu de cheveux qui restent sur ma tête et qui reflètent ou bien une incompétence flagrante ou bien une malveillante intention de la part de leurs commanditaires.
Le premier sujet concerne le rôle de l’ANP en dehors des frontières nationales. J’ai lu les Constitutions des Etats-Unis, d’Allemagne et de Grande-Bretagne – cette dernière n’a pas de Constitution proprement écrite, mais un ensemble de documents historiques qui forment sa loi fondamentale –, mais je n’ai trouvé nulle part un article dédié explicitement au rôle des armées de ces pays à l’extérieur de leurs frontières. Les armées sont faites pour défendre les intérêts de leurs nations partout dans le monde. Ils le font en fonction de leurs capacités, stratégies et doctrines militaires. Ceux qui possèdent l’arme atomique menacent de l’utiliser et ne demandent l’avis de personne. Ceux qui sont dotés des porte-avions les font naviguer partout dans toutes les eaux maritimes internationales sans se soucier de la position des autres. Pourquoi l’Algérie devrait-elle alors constitutionnaliser l’intervention de l’ANP en dehors de nos frontières ? C’est vrai que l’Algérie refuse depuis Chadli d’envoyer des troupes à l’étranger. Mais ce refus est basé sur une approche doctrinale militaire et non constitutionnelle.
D’ailleurs, si feu Boumediene était en vie, le problème du Sahara Occidental aurait été résolu militairement au plus tard au milieu des années 1980, en faisant intervenir l’ANP pour soutenir le peuple sahraoui sur son propre territoire. L’Algérie a ses intérêts vitaux dans la région de l’Afrique du Nord et du Sahel. Le droit international lui permet de les protéger, même en y envoyant des troupes lorsque c’est nécessaire. Elle n’a pas besoin explicitement d’un article dans sa Constitution pour le faire. Le peuple algérien est consensuel sur ce point. Ce qu’il ne veut pas, par contre, c’est que ses enfants engagés dans les rangs de l’ANP soient utilisés comme des mercenaires pour servir les intérêts des autres dans des pays lointains sous la bannière de l’ONU – cette organisation oligarque au service des cinq membres permanents de son Conseil de sécurité – Etats-Unis, Chine, Russie, France et Grande-Bretagne – comme pourrait le suggérer le contenu de l’article dédié à ce sujet et introduit dans la nouvelle Constitution.
Le second sujet concerne l’irréversibilité de l’instauration de la langue amazighe comme langue nationale. Bien que je sois personnellement très favorable à la revitalisation et à la revalorisation de l’identité amazighe dans toute l’Afrique du Nord, dans le cadre du concept global de la renaissance amazighe – non pas dans son sens folklorique ou linguistique, mais politique car notre amazighité ancestrale est avant tout synonyme de justice, de liberté, de solidarité et de démocratie –, ce nouvel article ressemble plutôt à une agression délibérée contre la volonté et le droit démocratiques des futures générations. De quel droit peut-on aujourd’hui interdire éternellement aux générations futures d’avoir leurs propres opinions sur un sujet qui les concernera plus tard ? Par ailleurs, l’introduction de la notion de l’irréversibilité dans la Constitution est un élément dangereux pour la nation algérien, dans le sens où elle fournit aux ennemis de l’Algérie les armes pour la combattre.
Par respect à nos valeureux chouhada, le 1er Novembre prochain sera pour moi comme tous les précédents : je m’inclinerai à leur mémoire et rien d’autre. Ceux qui iront aux urnes devraient voter par un non massif. C’est la seule façon adéquate qui pourrait rappeler et faire comprendre au président Tebboune et au pouvoir que le peuple algérien l’a plébiscité le 12 décembre 2019 pour organiser la transition vers une démocratie réelle, qui rendra tout le pouvoir au peuple. Une nouvelle Constitution est certes nécessaire, mais elle doit être la couronne et non le socle du process de transition car le fait de la faire approuver par un Parlement et un Sénat illégitimes rend cette Constitution tout aussi illégitime.
H.-N. B.
(PhD)
Ndlr : Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et n’engagent pas le site.
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