Bouderba, premier bachelier algérien
Par Mourad Benachenhou – La toponymie coloniale française a d’abord et avant tout eu pour objectif d’effacer la longue histoire de l’Algérie et de glorifier, si ce n’est éterniser, les noms de ceux des hommes du passé qui, d’une manière ou d’une autre, justifiaient sa conquête, ou des hommes politiques et militaires qui ont contribué à cette conquête.
Ximénes, Haëdo, Bugeaud et Pelissier et bien d’autres
Ainsi, dans la première catégorie on trouve les noms de l’infâme Cardinal Ximénés (1436-1517) l’auteur du massacre de quatre mille musulmans dans la grande mosquée d’Oran, lors de l’occupation permanente de cette ville par les Espagnols en 1509, et de l’affabulateur, l’archevêque Haëdo, l’auteur de l’histoire affabulée des rois d’Alger (vers 1600, traduction par Grammont, H. D., 1881, librairie Jourdan).
Quant à la seconde catégorie, elle représente le gotha de l’armée coloniale de l’époque, de tous ces criminels de guerre qui ont réduit le peuple algérien à la famine et à la déchéance matérielle et morale pour imposer le joug colonial, qui n’est rien d’autre que la mise en esclavage d’un peuple par un autre. Dans ce gotha, on trouve aussi bien de simples soldats que de hauts gradés, colonels, généraux, amiraux, maréchaux, dont les noms ont été donnés tant à des agglomérations entières qu’à des quartiers, des rues, des monuments, des écoles, des lycées, etc. bref à pratiquement tous les lieux géographiques disponibles, naturels ou construits par l’homme.
La liste de ces noms est trop longue pour être mentionnée ici mais certains ont survécu à l’entreprise de débaptisation menée depuis l’indépendance. Ainsi, on continue à parler de la «Colonne Voirol,» de la «rue Clauzel,» etc.
Un nom algérien à une rue de La Casbah
Cependant, dans la Casbah d’Alger, il est un nom de rue datant de l’époque coloniale et qui semble démentir tout le développement qui précède, car ce nom est bien algérien. Il s’agit de la «rue Ismaël-Bouderba».
Ce nom apparaît même dans les récits de ceux, des deux côtés de l’histoire, qui ont pris part à la délibérément malnommer «Bataille d’Alger» (janvier-septembre 1957), une appellation destinée à couvrir au profit de la soldatesque française, la réalité de ce qui fut, en fait, une opération de police brutale et sanglante dont les seules victimes ont été les populations algériennes et où l’armée de la patrie des droits de l’Homme a montré qu’elle était digne de ses prédécesseurs, les Bugeaud et les Pélissier, etc. dans la colonisation de l’Algérie et a fait preuve d’une barbarie rendant envieux, sinon jaloux, les SS nazis, qui, eux, ont subi la rage des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale.
Une famille de descendance andalouse
Ismaël Bouderba (1823-1878) né à Marseille, d’une mère française appelée C. (Catherine ?) Durand et dont le père, Ahmed Bouderba, alors consul du dey d’Alger dans cette ville, et commerçant représentant la grande maison française, Freyssinet, spécialisée dans les relations avec les pays du Maghreb, devait jouer un grand rôle lors des premiers jours de l’occupation française, à la fois comme trésorier du dey et comme son représentant dans la négociation de la reddition d’Alger avec le général de Bourmont (1773-1846), le futur général de l’armée de la Papauté dans une des multiples guerres qui celle-ci mena au XIXe siècle pour maintenir ses possessions italiennes, en contradiction totale avec la devise du Christ «laisser à César ce qui appartient à César».
On n’en dira pas plus sur Ahmed dont la biographie détaillée a fait l’objet de nombre d’écrits universitaires et autres. Un seul détail sera rappelé ici : la famille des Bouderba est originaire d’Andalousie, et son ancêtre, qui a émigré à Alger à la fin du XIIIe siècle, de Cordoue ou de Séville, a reçu son nom d’une balafre au visage lors d’un combat contre les conquistadors chrétiens.
Le premier élève algérien dans un lycée prestigieux français
On a peu de détails sur l’enfance d’Ismaël : est-il resté avec sa mère à Marseille, après que son père eut été rappelé par le dey Hussein pour occuper le poste de khaznadji ou ministre des Finances ? Ou a-t-il accompagné son père et est-il revenu en France pour poursuivre ses études ? Il n’y a pas de réponse précise à ces deux questions. Ce qui est certain, c’est qu’on le retrouve en 1837 élève en classe de cinquième au «Collège Royal Louis-le-Grand» (actuellement «Lycée Louis-le-Grand) à Paris. Le «Livre d’honneur des élèves de l’université, Annuaire de 1837, cite son nom en page 203, avec la mention : «d’Alger, colonie d’Afrique.») L’Almanach de l’Université royale de France et de divers établissements d’instruction publique, datant de 1839, nous apprend dans sa page 235, que Ismaël, alors élève en quatrième année de l’établissement mentionné plus haut, a reçu le troisième accessit d’arithmétique pour l’année scolaire 1837-1838.
Bachelier, série «mathématiques élémentaires» en 1842
Pour éclairer le parcours scolaire d’Ismaël, il est indispensable de revenir sur l’enseignement du second degré dans la période où il était élève au Collège royal. La citation donnée ci-après donne un éclairage sur le curriculum : «Le texte de fondation de l’enseignement secondaire postrévolutionnaire, la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802), définit, comme on l’a vu, deux types d’établissement publics : le lycée (entre 1815 et 1848 «Collège royal»), établissement dont le fonctionnement est à la charge de l’Etat et sous la tutelle exclusive de celui-ci ; le Collège communal, fondé et entretenu par les villes, dont les principaux et les professeurs sont recrutés, nommés, inspectés et sanctionnés par les autorités d’Etat.
Les lycées constituent le modèle pour l’organisation des études dont doivent s’approcher, dans la mesure de leurs moyens, les collèges communaux. La durée théorique des études est un élément stable de l’organisation des établissements : de la classe de 8e – fréquentée vers 9 ans – jusqu’au baccalauréat, 9 classes plus loin, vers 18 ans. Premier grade universitaire, le baccalauréat constitue un autre élément stable du système – dans son statut et l’existence d’un programme national, mais non dans ses épreuves.» (Jean Michel Chappoulie, L’Ecole d’Etat conquiert la France, deux siècles de politique scolaire, Presses Universitaires de Rennes, 2010, https://books.openedition.org/111018).
On tire de cette citation qu’Ismaël a, sans doute, rejoint ce collège au niveau de la classe de 8e, première année scolaire, à l’âge de 10 ans, en 1833, et qu’il les a terminées à l’âge de 19 ans, en 1842, et qu’il a sans doute suivi la classe terminale de «mathématiques élémentaires» car il est dit, dans sa notice nécrologique publiée sur la Revue Africaine (1878) que «son intention était d’entrer à l’école des Mines, mais renonçant ensuite à cette carrière, il embrassa celle des interprètes de l’Armée, où il devait se distinguer par de brillants et dévoués services» (pp 469-470) .
Un élève brillant dans un système d’enseignement élitiste
De ce développement, on conclut également qu’il a obtenu son baccalauréat, série mathématiques élémentaires en 1842. A-t-il eu une mention ? Il faudrait sans doute consulter les archives du Lycée Louis Le Grand pour en savoir plus sur sa scolarité. En tout état de cause, le fait qu’il ait eu un prix de mathématiques au cours de sa scolarité est un indice du fait qu’il était parmi les meilleurs élèves de la cohorte d’étudiants ayant obtenu le baccalauréat à la même époque que lui.
Il n’est recruté comme interprète militaire qu’en 1853, d’après les bulletins de l’armée française. Qu’a-t-il exercé comme profession au cours des onze années qui ont suivi l’obtention de son diplôme de bachelier, alors un privilège réservé seulement aux plus fortunés des enfants, dans un système particulièrement élitiste et où les places de lycées étaient extrêmement rares ? La position de son père a-t-elle joué un rôle dans son accession à ce prestigieux collège ? Il ne semble pas que ce soit le cas car, de toute évidence, et sa carrière au sein de l’armée coloniale le prouvera, il était un enfant particulièrement doué, de toute évidence parfaitement bilingue, car de mère française, et d’un père profondément lettré en arabe, puisque la maîtrise de cette langue était le passeport obligatoire vers les emplois supérieurs de la Régence. Ajoutons quelques informations sur la vie personnelle d’Ismaël. Il s’est marié une première fois, a sans doute perdu sa première épouse, fille de Hadj Abderrahmane Bourkaïb, qui lui donna une fille, Nafissa, puis épousé sa sœur Aïcha, avec laquelle il eut quatre enfants : deux fils ; Ahmed, l’un des premiers avocats algériens, célèbre dans son temps, et Omar, commerçant, et deux filles : Doudja et Fifi (voir Paul Eudel : L’Orfèvrerie algérienne et tunisienne, Adophe Jourdan, Alger, 1902, pp. 324-325).
D’après des témoignages écrits, qu’il n’est pas utile de citer avec références à l’appui, il est toujours resté fidèle au mode traditionnel d’habillement algérien, et il était un homme d’une grande probité morale, très pieux et observateur fidèle des préceptes de l’islam dans son alimentation comme dans ses boissons. Détail biographique, mais nécessaire pour satisfaire la curiosité du lecteur, il est mort à la suite d’un accident de cheval dans la région d’Alger.
Chevalier de la Légion d’honneur et naturalisé «citoyen français»
Comment Ismaël a-t-il obtenu l’honneur d’avoir son nom éternisé dans une rue de la Casbah ? Il est indispensable de se débarrasser du travers d’anachronisme et de le juger à l’aune du nationalisme. Il a vécu dans une Algérie rebelle, certes, mais où le seul employeur public se trouvait être l’administration coloniale, lorsqu’on n’avait pas le moyen de se lancer dans des activités lucratives. Ismaël aurait pu, certes, décider de continuer ses études dans le domaine de l’ingéniorat. Qu’est-ce qui l’a conduit à choisir finalement de mettre à profit sa double et profonde culture bilingue ? On n’a pas de réponse à cette question, car l’homme n’a pas laissé de mémoire autobiographique qui aurait pu nous éclairer sur son choix de carrière.
Ce que les documents officiels rapportent, c’est qu’il a grimpé tous les échelons de l’interprétariat militaire jusqu’à atteindre le grade d’interprète principal de l’armée, grade le plus élevé dans cette profession. Cependant, il semble bien qu’il ait connu peu de mutations, qui sont les caractéristiques de cette carrière, et qu’il a passé la plus grande partie de sa carrière à Laghouat.
A noter qu’il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur par Napoléon III en 1863, et qu’en 1869 il reçut la citoyenneté française, non comme né sur le territoire français, et de mère française, mais sur la base de ses services rendus à la France. Il est vrai que, pour une raison ou une autre, et bien qu’il n’y ait aucun doute ni sur le nom de sa mère, ni sur son lieu de naissance, il n’a pas été trouvé trace de cette naissance dans les archives de la municipalité de Marseille. Il faudrait probablement se pencher sur les conditions d’inscription au registre d’état civil français pour éclairer cette anomalie, qui a forcé son père à faire appel à des témoins pour confirmer sa date et son lieu de naissance, pourtant indéniables.
L’explorateur du Sahara central et oriental
Ce qui est son titre de gloire est d’avoir aidé à la pénétration française au Sahara et dans le désert de Libye. Il a, sur ordre du général Randon, alors gouverneur général de l’Algérie, organisé la première traversée du Sahara en direction de la Libye, traversée dont l’objectif était à la fois militaire et commercial : d’un côté, reconnaître le Sud algérien, sa géographie, son relief, ses habitants, en vue d’organiser son occupation et, de l’autre, nouer des relations commerciales avec la Libye, qui était alors l’axe des relations commerciales entre le nord et le sud de l’Afrique. Au cours de sa mission, qu’il raconte avec forces détails dans son rapport publié en entier sur le numéro de décembre de la Revue algérienne et coloniale, il fait preuve d’un grand esprit d’observation et d’une culture scientifique rare à cette époque. Bien que ne parlant pas le tamachek, il réussit à nouer des relations amicales avec le sultan des Ifougha, une des tribus touaregs qui dominait alors toute la région entre le Tassili des Adjers et le Ghat, en Libye.
Voici une narration de son expédition, constituée exclusivement d’Algériens, telle que donnée par Jean Dubief, dans son ouvrage L’Ajjer, Sahara central, Editions Karthala, 1999, pp. 61-66.
«Bouderba quitte Laghouat le 1er août 1858, avec son domestique Ramdan, quelques sokrar (chameliers) et 25 chameaux chargés de vivres, d’eau et d’un léger armement qu’il distribuera à l’occasion lorsque la caravane paraîtra en danger. Il séjourne du 6 au 14 août à Guerrara (M’zab) en attendant son guide touareg, qui ne viendra pas, et où deux habitants se joignent à eux. Il est, le 16, à Negroussa, et le 17 à Rouissat, dans les environs de Ouargla. Cheikh Othman-ag El-Bekri, chef des Touaregs des Ifoghas et guide réputé, l’y rejoint. La caravane se met en route le 20 août.» Après un voyage particulièrement pénible, non seulement à cause du relief, mais aussi du climat particulièrement pénible par la chaleur accablante dans la région en cette période de l’année, Ismaël arrive au Ghat le 29 septembre 1858 et y séjourne six jours avant de reprendre le chemin de retour.
Cette expédition a permis à Ismaël de recueillir suffisamment d’informations sur le territoire qu’il avait traversé pour faciliter la tâche de ses successeurs, eux essentiellement membres d’expéditions militaires destinées à assurer la continuation de l’occupation coloniale des territoires du Sud et du Sahara.
En conclusion, il ne s’agit pas ici de qualifier politiquement cette contribution d’Ismaël à la conquête du Sahara par les troupes d’occupation françaises, exploration qui lui a valu de voir son nom éternisé dans une rue de la Casbah d’Alger, mais seulement de contribuer, ne serait-ce qu’à travers un article de journal, sans aucune prétention académique, à la connaissance de l’évolution intellectuelle des Algériens pendant la période coloniale, en évoquant le nom du premier «beur» algérien, du premier bachelier algérien sorti d’un lycée prestigieux français, où il a honorablement représenté le peuple algérien, et d’un grand explorateur dont le niveau scientifique n’avait rien à envier à celui de ses prédécesseurs, qu’ils soient autochtones à la région, comme Ibn Batouta, ou étrangers, comme Burkhard, et qui ont eu à parcourir le désert algérien ou libyen avant que soient tracées les routes goudronnées et que soient inventés les camions et les avions et tous les moyens modernes de communication.
M. B.
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