Le Hirak est-il victime du vent de folie qui souffle sur le monde ?
Par Ali Akika – On connaît l’expression défaite de l’esprit ou de la pensée quand un monde ou une catégorie sociale par lâcheté abdique sans se battre. Mais il peut y avoir une défaite de l’esprit quand ce même monde se laisse aller à l’arrogance ou à la paresse intellectuelle en utilisant des armes indignes aux yeux de ses propres valeurs. On le voit et on l’entend tous les jours à travers ses soi-disant «élites». Avec une telle armée, ce pauvre monde est sûr de perdre la bataille idéologique. Oui, ces «élites» se figurent qu’elles peuvent impunément utiliser des mots qui ont un sens et une histoire, faire appel à une soi-disant logique cartésienne imbécile et espérer sortir indemne et vainqueur d’une confrontation idéologique.
Ce genre d’erreur politique se paie plus tard d’une facture encore plus salée. Et cette erreur souvent commise fleurit dans des sociétés qui font de l’équilibre un facteur absolu, oublient que l’histoire n’est qu’un long voyage rythmé par le yoyo des bouleversements sociaux. Une société qui ne veut plus voyager et fait une halte définitive dans la posture conservatrice et refusant des dynamiques créées par quelque déséquilibre est vouée à une triste torpeur. Ça me fait rappeler une phrase de René Char, un prince de la poésie de son siècle. Je me permets de le paraphraser, «ces planqués vivent avec quelques arpents du passé, s’amusent avec les gais mensonges du présent et ont une furieuse peur de l’avenir». C’est pourquoi, ils ne veulent surtout pas conjuguer histoire et présent. Et pour échapper à cette titanesque tâche, ils préfèrent déblatérer dans des débats lassants en triturant les mots, en prostituant les concepts, les coupant de leurs racines, livrant une pensée trouée de vides, offrant ainsi du néant comme unique horizon.
Ces tartuffes ne savent pas que les mots sont coriaces, difficile de les plaquer sur des situations dont ils ignorent la nature et la qualité des matériaux qui en ont fait un sujet de l’histoire. Ce genre d’impuissance est monnaie courante partout en cas de crise politique profonde. Alor, la pensée piétine, glisse sur la moindre parcelle de terre savonneuse qui, hélas, souvent mène droit à l’agonie. Aussi, de nos jours, on a l’impression que le monde est à un tournant historique. Un monde pourtant riche en tout mais dont la moitié des habitants croupit dans la misère et souffre de maladie. Ici et là, devant pareil spectacle, on pense à la phrase de Gramsci «ce vieux monde qui agonise mais ne veut pas mourir».
Qu’en est-il chez nous où une féroce lutte idéologique à coups de mots et d’idées puisés dans des arsenaux ouverts à tout vent et déboulant, sans qu’on prenne garde, de terres devenues arides ou bien d’un imaginaire qui se veut «moderne» alors qu’il n’est que l’addition des arpents du passé et des mensonges du présent (René Char encore). D’aucuns ont espéré que la pensée qui a émergé pendant la Guerre de libération allait s’épanouir dans le sillage de l’indépendance du pays. Leur optimisme se nourrissait de la pensée politique qui a déjoué les pièges de l’ennemi d’hier sous le regard admiratif des nations de l’ONU qui ont refusé de se plier aux manœuvres d’un membre du Conseil de sécurité.
Mais revenons au présent. Le puissant mouvement populaire Hirak a accompli une sorte miracle en nous débarrassant d’un petit marquis dans un pays trop grand pour lui. Une fois «élu», ce président menaça ce peuple de le laisser à sa médiocrité au cas où, etc. Comment a-t-il osé dire pareille insanité imbécile alors que des millions de ses compatriotes se sont exilés pour échapper à ses collaborateurs qui vont finir leur vie à El-Harrach pour leur insondable cupidité et leur pitoyable incompétence ? Ce Hirak qui a fait rêver tout un peuple semble pour l’heure quelque peu orphelin. Mais comme tous les orphelins, il ne peut que compter sur lui-même. Le Hirak a d’ores et déjà engrangé des expériences. Aujourd’hui, il fait face au scepticisme des uns souvent sincères et aux quolibets de ceux qui ont peur que le peuple range un jour dans ses greniers leurs mentors de zaïms et autres seigneurs de pacotille. Pour ceux qui s’adonnent à une lecture de l’histoire débarrassée des contes de fée et autres mythes poussiéreux, les obstacles rencontrés par le Hirak sortent de la machine mise en route à l’indépendance. Cette fabrique a broyé tant de monde, à commencer par de grands dirigeants comme de simples combattants qui ont préféré entrer dans l’anonymat sans rien demander. Le Hirak sera-t-il, lui aussi, victime du vent lugubre qui souffle partout ou bien fera-t-il partie de cette école de pensée qui ne démissionne en s’adossant au temps long de l’histoire et de ne pas être impressionné, ni découragé par les aléas des conjonctures ?
Ainsi, si on prend en considération les matériaux politiques et conceptuels en notre possession, une pensée qui n’abdique pas aidera à passer les contraintes et autres aléas de l’histoire. Cette pensée sera bonne conseillère pour naviguer dans notre histoire, nous citoyens qui avions perdu la confiance en l’avenir du pays. Nous avons cru en des hommes qui ont dirigé une Révolution ayant engendré la Charte de la Soummam. Et à quoi avons-nous assisté ? A un triste et douloureux spectacle où des acteurs se déchiraient à coup d’ego infantile pour ensuite accaparer des biens matériels au lieu de nous offrir la plus belle des richesses, la liberté. Et d’une confiance qui donne de la force, nous en sommes encore orphelins dans nos rapports entre nous, nous citoyens lambda en quête d’un changement qui libère la parole. Je fais allusion aux rapports entre les catégories populaires qui sont abreuvées de déclaration de foi de chapelle qui veulent «sauver» le pays en nous racontant des contes de fée. Ils croient, je ne dis pas ils pensent, ils estiment donc construire un pays en faisant appel à des croyances qui sonnent creux. Ils ne savent pas que les vrais mythes sont habillés, construits, pétris de légendes et de poésie des grandes civilisations. Homère, les Mille et Une Nuits, le roi des singes (Chine), etc.
A côté de ces diseurs de balivernes qui veulent effacer le temps en transposant l’imaginaire de ces terres depuis longtemps abandonnées à des hommes qui ne se triturent pas l’esprit. A côté donc de ces esprits fatigués, il y a les idéologues qui font parler l’histoire avec les ressources de toutes les variantes de l’idéalisme et de la métaphysique. Ils pensent que l’histoire se fait à coup de finesse et d’élégance de la communication alors qu’elle est tragique, comme disent les vrais philosophes. Tragique parce qu’elle se fait au son des bruits et fureurs des canonnades et des mitrailles.
Tout ça pour dire que nous sommes en manque ; à la recherche d’une pensée apte à saisir la complexité de notre pays qui ne vit pas en dehors du monde d’aujourd’hui. Le pays s’est usé en s’enlisant dans les bourbiers de mythes squelettiques, de fantasmes débridés brassant du vent dont on voit chaque jour les résultats. Ce règne de la confusion a même atteint nos langues victimes de guéguerres dans le but, toujours le même, de se servir d’elle pour asseoir une hégémonie idéologique avant de l’étendre au domaine politique.
Tout ce beau monde ignore peut-être qu’une langue est un produit de l’histoire. Une langue n’est jamais l’adversaire ou concurrente d’une autre langue et c’est faire preuve d’ignorance que de les classer en langue «noble», populaire, dialectale et autres vocables vulgaires. Oui, une langue, c’est comme l’a écrit Kateb Yacine dans Le Polygone étoilé, ce trésor inaliénable et pourtant aliéné. Oui, ce trésor doit être protégé car l’Homme lui doit son entrée dans un monde où il est devenu, grâce à elle, à la fois objet et sujet de son histoire.
A. A.
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