Combat pour la laïcité ou Inquisition ?
Par Mourad Benachenhou(*) – «Les communautés musulmanes à travers la région couverte par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) sont les victimes d’une rhétorique qui les associe souvent avec le terrorisme et l’extrémisme, ou qui décrit la présence des communautés musulmanes comme une menace à l’identité nationale. Seule une réponse forte de la part de tous les acteurs de la société peut confronter de manière effective les discriminations, l’intolérance et les crimes haineux contre les musulmans.» (1)
La «patrie de droits de l’Homme» ne peut à la fois s’indigner, sur le plan international, des souffrances infligées aux minorités et aux peuples soumis à des dictatures violentes et, simultanément, glisser peu à peu dans un ethnocentrisme affirmé, assumé et égocentrique, et se lancer, contre une partie de son peuple, dans une guerre de religion au nom du sacro-saint principe de la laïcité, transformé en justification de la restriction des libertés individuelles et du plein exercice des droits inhérents à la citoyenneté dans la démocratie pluraliste.
Vers une «Sainte Barthélémy» contre la communauté musulmane ?
N’importe quel observateur objectif peut constater, non sans s’alarmer, car on sait d’expérience les conséquences mortelles de l’opprobre et l’ostracisme contre un groupe religieux minoritaire qu’au cours de ces quelques derniers jours une page nouvelle s’est ouverte dans le combat mené par les autorités officielles de ce pays pour, selon leurs propres termes, «lutter contre le séparatisme islamique» et «imposer la laïcité républicaine», de manière totale et sans réserve, ni nuances.
Prétextant d’un crime crapuleux, condamnable, quelles que soient ses justifications, et dont l’auteur a subi sur le champs le châtiment suprême, une exécution sommaire sans autre forme de procès, ces autorités se sont non seulement lancées dans une campagne de répression policière et judiciaire frappant toute la communauté à laquelle prétendait appartenir ce criminel, qualifié «pour la bonne cause» de «loup solitaire» mais ont également ameuté leur opinion publique et toute leur classe politique, créant une atmosphère proche de celle qui a abouti à la Sainte Barthélémy, ou a précédé «la nuit de Crystal» en Allemagne nazie. En même temps, elles se couvrent de ce prétexte pour accélérer la mise en place d’une législation dirigée contre une seule religion, et ceci au nom de lutte contre le «séparatisme» et pour la «laïcité», transformée en une nouvelle religion.
Une punition collective contre un crime assumé et signé par un individu
On croyait naïvement que la politique de responsabilité collective avait depuis longtemps disparu des lois comme des mœurs politiques de l’ancienne puissance occupante coloniale, et qu’elle ne continuait à être appliquée avec la cruauté que l’on sait uniquement que dans la colonie de peuplement d’Israël, qui, elle au moins, ne fait aucun secret ni de son objectif final, ni de son racisme et de son fanatisme religieux.
Comme l’a souligné Toshiaki Kozakai, «ce n’est pas parce qu’un criminel est français (Allemand, Arabe, etc.) qu’un autre Français (Allemand, Arabe) doit être aussi inculpé. Une telle inculpation serait inadmissible dans la conception moderne de la responsabilité : on ne saurait transférer la responsabilité d’un acte, effectué par un sous-ensemble, à un autre. Le déplacement erroné de la responsabilité entre des sous-ensembles est rendu possible grâce à l’illusion de catégorisation. Un acte particulier d’un sous-ensemble (individu ou groupe) est généralisé à la catégorie globale et reconnu comme la propriété de cette dernière. La propriété générale, ainsi inventée, est ensuite étendue à un autre sous-ensemble, qui, lui, n’a pas commis l’acte en question. Sans cette erreur d’identification, le transfert de la responsabilité est impossible entre des membres d’une catégorie sociale.» (In De la responsabilité collective : esquisse d’une théorie de la fiction sociale, Bulletin de psychologie 2008/2, numéro 494, pp. 131 à 144.)
La commission du crime commis par un individu clairement reconnu, ayant une identité établie sans ambiguïté, aurait pris pour prétexte des caricatures présentant sous un jour défavorable, sinon insultant, le Prophète de l’islam, ne peut servir de prétexte pour jeter aux gémonies toute une communauté.
L’islam : une religion européenne aux profondes racines historiques
Il ne s’agit pas ici de se lamenter sur les attaques contre la sacro-sainte liberté d’expression que ce geste criminel aurait symbolisées, et qui constitueraient la preuve flagrante du rejet de toutes «les valeurs de la République» qui ont fait la grandeur de la «patrie des droits de l’Homme» non seulement par ce criminel, mais également par cette communauté.
On sait que le problème n’est pas là car, faut-il le souligner, ces caricatures, si repoussantes soient-elles tant pour le bon goût que pour l’esprit de tolérance qui devrait régner en maître dans une société ouverte, ne sont ni incidentales, ni accidentelles, mais entrent dans un processus, depuis longtemps engagé, de diabolisation d’une des principales religions européennes, installée, qu’on refuse de le reconnaître ou pas, sur le Vieux Continent depuis le VIIIe siècle, et pas seulement dans les régions où la présence arabo-berbère s’est manifestée, mais dans d’autres pays qui n’ont jamais vu un seul envahisseur armé du «sabre du Prophète» comme la Hongrie, la Pologne ou la Finlande.
L’islam n’est nullement, et depuis treize siècles, étranger à l’Europe. Il y avait des musulmans avant même que les Normands, les Russes, les Polonais, les Hongrois et les Finnois se convertissent au christianisme, soit volontairement, soit après des Croisades violentes contre les populations païennes.
Une unification religieuse de l’Europe faite dans le sang
On arrive, à ce niveau du développement, au problème de la «laïcité» telle qu’elle est «officiellement» définie et appliquée. Il est indispensable de revenir sur l’évolution de la notion et de la place de la religion dans les sociétés occidentales. On sait que l’unité religieuse européenne ne s’est faite ni pacifiquement ni par la stricte obéissance aux enseignements du Christ. La violence a joué un rôle central dans cette unification, celle-ci n’est pas, cependant, totalement libre des profondes divisions qui ont marqué l’histoire du christianisme, et qui ont souvent donné lieu à des massacres qualifiables de «génocides» suivant la terminologie moderne, et à l’expulsion massive, ou au pogrom, des minorités religieuses autres que chrétiennes.
On sait quel sort a été donné à l’hérésie albigeoise dans le sud de la France entre 1209 et 1229, où les populations entières ont été passées au fil de l’épée. On se souvient encore du déchirement qui a accompagné, entre le XVIe et le XVIIe siècles, le rejet par une partie des croyants de l’autorité de la papauté et les massacres et autres crimes auxquels la scission entre différentes doctrines chrétiennes a donné lieu et ce, à travers quasiment tous les pays européens.
Nul n’ignore non plus le sort réservé aux musulmans, en majorité autochtones, tant en terre d’Espagne qu’en Sicile, et dans le sud de l’Italie, où est localisée la ville de Lucera dont la population musulmane a été entièrement massacrée par Charles II de France en l’an de grâce 1300.
A rappeler que le traité de Westphalie, qui est considéré comme l’acte fondateur de l’Europe actuelle, avait spécifié que le christianisme, sous quelque version que ce soit, était la seule religion autorisée.
Le christianisme est une religion institutionnalisée, comportant un système hiérarchique professionnel, chargé de veiller à l’orthodoxie des croyances comme des pratiques religieuses, ce qui n’est pas le cas de l’islam, qui refuse toute intermédiation entre l’homme et son Créateur et rejette toute notion d’organisation hiérarchique distinguant les musulmans les uns des autres quant à leur relation avec Dieu.
La Guerre de 1500 ans entre l’Eglise et l’Etat
Du fait de cette caractéristique institutionnelle, la hiérarchie religieuse chrétienne, ayant le monopole de l’accès à Dieu, s’est érigée en tutrice non seulement de la population des croyants, mais également en mentor du pouvoir politique.
Les différentes autorités politiques ne pouvaient, sans péril, s’opposer aux autorités religieuses, qui jouaient, pour ainsi dire, le rôle tenu par les partis uniques dans les Etats totalitaires modernes.
L’histoire de l’évolution politique européenne est l’histoire des luttes entre les monarques et les instances hiérarchiques religieuses, luttes dont l’objectif principal était d’éliminer les hommes de religion de l’espace politique. La fameuse formule du Christ «laisser à César ce qui appartient à César» est restée lettre morte pratiquement depuis que le théologien numido-carthaginois, connu sous le nom de Saint Augustin (354-430), avait demandé l’intervention de l’Empereur romain de l’époque pour briser la dissidence des Donatistes, jusqu’au traité de Latran entre le pape des catholiques et l’Etat italien (1929), traité qui a vu l’autorité suprême catholique renoncer à tout pouvoir temporel autre que celui qui lui permettait de continuer sa mission religieuse.
Chaque pays européen a suivi sa propre voie pour que soit définitivement reconnu aux seules autorités civiles «laïques» le pouvoir de gérer les affaires de la nation sans avoir à en rendre compte à leur église constituée.
Ce bref développement est suffisant pour appuyer la position présentée ici : le problème de la laïcité n’a jamais été posé dans les pays occidentaux en termes de répression, dans l’espace public, de toute manifestation d’appartenance religieuse.
Il s’agissait de régler un problème politique, non un problème cultuel. Tant les souverains autocrates que les chefs d’Etat ou autres autorités politiques constituées sur la base du système électoral, fondé sur le suffrage restreint à une partie de la population adulte ou le suffrage universel, ont refusé, à un moment de l’évolution politique de leurs pays respectif, de continuer à gouverner sous la tutelle et l’œil attentif des autorités religieuses, ou à accepter de leur laisser exercer une partie des missions administratives jugées d’ordre public : santé publique, registres d’état civil et enseignement, entre autres. Certes, les conflits d’attribution entre autorités politiques et églises ne se sont pas réglé sans violences d’un côté ou de l’autre mais, finalement, la hiérarchie religieuse a accepté de s’en tenir à la gestion des âmes, laissant aux gouvernements le soin de s’occuper de toutes les affaires collectives, sans intrusion aucune, sauf à signer des concordats avec cette hiérarchie pour assurer la liberté de gérer ses propres affaires internes. Y a-t-il eu des cas où les autorités officielles de tel ou tel de ces pays ont interdit aux membres du clergé de ces églises constituées de manifester en public, par le port d’un vêtement spécifique ou autre signe particulier, leur appartenance religieuse ? Cela n’apparaît pas dans l’histoire mouvementée des relations entre les autorités religieuses chrétiennes et leurs Etats respectifs.
Les minorités musulmanes en Europe : politiquement invisibles et sans poids
Quant aux minorités religieuses musulmanes dans les pays européens, elles n’ont ni tenté d’exercer un pouvoir politique parallèle aux autorités officielles des pays «judéo-chrétiens», ni créé des institutions pouvant concurrencer ces autorités.
La place sociale de ces minorités dans ces pays leur donne d’ailleurs une influence restreinte, non seulement sur leur propre statut, mais également sur les affaires politiques nationales. L’islam, il faut le répéter, n’a pas de clergé constitué, et la gestion des affaires cultuelles de sa communauté est fondée sur le volontariat et ne peut être que consensuelle, dans des sociétés ouvertes. Il s’agit pour les membres de ces communautés d’exercer leurs devoirs religieux dans le respect total de la séparation entre les affaires publiques et la religion. D’ailleurs, le caractère invisible de cette minorité apparaît dans la législation française définissant et réglementant la laïcité.
La loi de 1905 sur la laïcité ne fait pas mention de l’islam
La loi française datant du 9 décembre 1905 (2) concernant la séparation des Eglises et de l’Etat, et dont l’application devait se limiter au territoire de l’Hexagone, ne mentionnait, à juste titre, que les cultes chrétiens et juifs, couvrant alors l’immense majorité des Français. Cependant, le paysage religieux de la France a profondément changé depuis. Mais, bien que cette loi ait été modifiée plusieurs fois depuis la date de sa publication sur le Journal officiel français, le législateur a, jusqu’à présent, omis d’ajouter à cette liste le culte musulman.
Ce qui est, cependant, certain, c’est que cette loi ne contient aucune clause mentionnant l’obligation de laïcité dans les tenues vestimentaires permises dans les lieux publics ; de même, elle ne mentionne pas une quelconque interdiction d’enseignes commerciales, ni de production et distribution en boutiques, de denrées alimentaires destinées à tel ou tel culte. Elle ne donne pas également aux préfectures, communes et autres institutions publiques le droit d’émettre des réglementations interdisant ou limitant les libertés dans le domaine vestimentaire ou alimentaire lorsqu’elles indiquent l’appartenance à une religion. Le seul article qui fait référence à des signes extérieurs est l’article 28 de cette loi qui dit ceci : «Il est interdit à l’avenir d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions.»
Il est à observer qu’il n’y a dans cette loi aucune clause qui puisse constituer un obstacle à l’exercice du culte musulman. Alors, pourquoi la religion musulmane est-elle exclue de cette loi ? Pourquoi exige-t-elle une législation parallèle, alors que les membres de la communauté musulmane peuvent s’accommoder de cette loi sans difficulté et même sans avoir besoin d’une fatwa délivrée par El-Azhar ? L’islam continue-t-il à être considéré comme une religion étrangère à la France ? Ce sont là des questions aussi directes que simples dans leur réponse et dont la solution mettrait fin à nombre de polémiques. Un Etat de droit laïc ne peut traiter différemment ses citoyens, selon leurs croyances religieuses. Il est probablement temps que l’islam soit reconnu dans le cadre législatif actuel de la loi de 1905 comme une des trois religions principales de la France et que cette loi soit complétée par l’ajout de cette religion.
Une pitoyable tentative de cacher l’intolérance religieuse contre l’islam
L’interdiction en public de signes d’appartenance religieuse n’a donc rien à voir avec la laïcité, telle que définie par l’évolution politique des pays hôtes, ou qu’établie par la loi française de 1905. Cette interdiction ressortit de l’intolérance et du refus d’accepter les musulmans en tant que musulmans. C’est une décision politique non appuyée sur la loi de 1905, et qui, tout simplement dit, nie le droit aux musulmans de pratiquer leur religion, et il est difficile de prouver que cette nouvelle définition totalitaire de la laïcité n’aurait rien à voir avec l’intolérance religieuse.
On donne une définition circonstancielle à un terme dont le sens précis a été forgé par l’histoire, pour simplement cacher le fait qu’on considère que l’islam, tout comme les musulmans, sont étrangers aux sociétés qui ont pour référence, paradoxalement, les religions «judéo-chrétiennes».
On impose ainsi une définition ad hoc de la laïcité pour imprimer dans les esprits une seule vision religieuse, celle dans laquelle continue à baigner la société occidentale. Ce n’est pas le besoin de séparer strictement le public du religieux qui est en cause, c’est la présence même de l’islam et des musulmans qui est refusée.
On veut tout simplement qu’ils disparaissent mais, comme on se veut «moderne» et qu’on tient à préserver l’image de l’ouverture d’esprit et de la tolérance, et qu’on rejette les méthodes quelque peu violentes, si ce n’est barbares, de l’Inquisition conduite par la «Congrégation de la vraie foi», on a inventé cette soi-disant règle de laïcité dans les lieux publics, qu’on veut appuyer par des lois rendant l’islam hors la loi, au nom de la lutte contre le «séparatisme musulman», l’exact terme utilisé par Aung San Suu Kyi, l’égérie du brutal régime militaire birman, et néanmoins Prix Nobel de la Paix (… des cimetières) qui a mené la campagne de génocide contre la minorité musulmane Rohingya, génocide ni qualifié ni sanctionné par la «communauté internationale.»
On n’ose pas interdire l’islam et forcer les musulmans à abandonner leur religion. On les opprime, en les empêchant de manifester publiquement leur religion, on les marginalise s’ils refusent de se fondre dans la masse des «judéo-chrétiens», on fait un délit, si ce n’est un crime, de toute apparence extérieure qui les distingue du reste de la population, qu’ils soient ou non de bons citoyens, parfaitement intégrés économiquement ou politiquement.
«Cachez-moi ces musulmanes et ces musulmans que je ne saurais voir !»
Telle est en réalité la finalité de cette violence verbale qui s’exprime à travers tous les médias, qui envahit même la scène politique au plus haut niveau de l’Etat, et qui vise à rendre la vie impossible aux musulmans, tant qu’ils n’acceptent pas, comme l’a dit de manière plus ou moins sérieuse, le Conseil d’un ministre de l’Emigration au temps de Charles de Gaulle : «Pourquoi les émigrés ne font pas comme tout le monde : aller à l’église tous les dimanches ?»
En même temps, cette disqualification sociale des musulmans a un lien étroit avec le combat pour la Palestine, et on constate, avec étonnement, que les principaux théoriciens de cette laïcité inquisitoire et marginalisante se recrutent parmi les partisans les plus féroces et les plus fanatiques du génocide du peuple palestinien. Certains veulent même prohiber toute autre position sur le drame du peuple palestinien que celui défendu par les sionistes purs et durs, partisans fanatiques d’une lecture littérale de la Bible juive.
La propagande n’est pas la liberté d’expression, mais l’expression de la haine
L’exercice de la religion musulmane dans l’ex-puissance coloniale continue à se faire donc sans reconnaissance de la loi de 1905. Cela explique-t-il la violence des attaques verbales et écrites dont elle fait l’objet sans relâche, quasiment jour et nuit, dans tous les médias existants. C’est un climat de haine sans nuances qui est entretenu contre elle. Et ceux et celles qui l’attaquent ne font pas preuve de retenue et ne cachent pas leur objectif final : mettre définitivement hors la loi cette religion, tout cela au nom de la «laïcité» et de «la liberté d’expression», qui n’est autre que le droit d’appeler à l’exclusion définitive de cette religion de l’espace tant public que privé.
On ne doit pas confondre «liberté d’expression», qui est un droit naturel, même s’il est parfois restreint par les mœurs ou les lois, et «propagande» qui n’est pas un droit, mais une série d’actes et de paroles dont l’objectif est de monter aux nues un groupe religieux ou ethnique et de dévaloriser, si ce n’est délégitimer, le droit même à l’existence d’un autre groupe ethnique ou religieux.
Les caricatures du Prophète ne sont qu’un des aspects de cette propagande, qui manifeste de la part d’une partie de la population européenne une opposition à l’islam en tant que croyance religieuse et une haine pour ses adeptes. Cette opposition et cette haine n’ont rien d’une création artificielle des tenants de l’islam, qui l’auraient inventé «pour rejeter toutes les critiques de cette religion».
Comme l’a observé le chercheur américain Craig Considine (3) à la suite d’une enquête de terrain : «Les formes symboliques de l’islamophobie sont relayées, produites et construites avant d’être disséminées à travers les incidents de discrimination antimusulmane… L’islamophobie n’appartient pas au domaine de la critique rationnelle de l’islam et des musulmans.» Cette observation, tirée d’exemples américains, s’applique aussi à ce phénomène dans l’Hexagone, comme d’ailleurs dans tout le Vieux Continent.
L’islamophobie existe bel et bien, et pas seulement dans la psyché de la communauté musulmane. Et les musulmans ne sont pas les seuls à demander qu’elle soit combattue. Aussi, l’OSCE, institution européenne, regroupant tous les pays du continent, sans exception aucune, a-t-elle reconnu officiellement l’existence de l’islamophobie et a-t-elle souligné que ce phénomène constitue une menace contre les valeurs démocratiques, supposées être représentées, entre autres, par la sacro-sainte liberté d’expression.
La liberté d’expression est une activité sociale qui n’est pas absolue
La liberté d’expression, destinée à assurer la concorde et la bonne entente entre les citoyens et à consolider la stabilité politique et la paix des esprits dans le système de démocratie libérale, constitue la verbalisation légitime, spontanée de points de vue, d’une opinion, d’une vision, d’un jugement, etc. visant à assurer que quiconque ait la possibilité de donner son point de vue dans le règlement des problèmes de la communauté.
Mais, lorsque cette liberté s’intègre dans la création d’une atmosphère de haine au sein de la société, lorsqu’elle est un élément composant d’une propagande dont le but ultime est de faire disparaître une communauté, peu à peu marginalisée et soumise aux insultes, à l’opprobre et à l’isolement du reste de la population du pays en cause, elle contredit sa raison d’être et constitue un élément de déstabilisation contraire à l’objectif qu’elle est supposée servir. Il n’y a pas de liberté d’expression dans l’absolu, infinie et sans limite.
Si c’était le cas, toute citoyenne ou tout citoyen prenant partie, en temps de guerre, par sa voix et ses écrits contre son propre pays ne saurait être poursuivi pour trahison ou connivence avec l’ennemi et pourrait arguer de son droit à la liberté d’expression au profit des ennemis de son peuple. Mais tel n’est pas le cas, et l’écrivain français Robert Brazillac (1909-1945) a payé de sa vie devant un peloton d’exécution l’exercice de sa «liberté d’expression» car, en dehors de ses écrits en faveur de l’idéologie nazie, il n’a participé à aucun acte de guerre contre sa propre nation. Et le Tribunal militaire spécial de Nuremberg (novembre 1945-octobre 1946), qui a jugé les dirigeants nazis, a condamné à mort plus d’un pour ses écrits défendant l’idéologie hitlérienne.
Il n’y a rien d’anodin dans les caricatures du Prophète
Quelle différence entre une publication «bien-pensante», dans un Etat «laïc et démocratique, bon teint» et qui, jour après jour, ne présente que des informations négatives sur l’islam et les musulmans, et l’hebdomadaire infâme des nazis, Der Stürmer, spécialisé dans la propagande et les caricatures antisémites et dont, faut-il le rappeler, le propriétaire a été condamné à mort par le Tribunal militaire international de Nuremberg pour «complicité dans la mise en œuvre d’un génocide» ?
Cette propagande haineuse est d’autant plus efficace, et donc nocive, que son écho est d’autant plus assourdissant, et d’autant plus amplifié, qu’il est repris, sous une forme ou une autre, par les médias lourds occidentaux, porteurs d’images convaincantes, experts dans la psychologie de l’auditeur et du spectateur, et dont la puissance de leurs thèmes est renforcée par la diffusion de leurs messages et d’autres du même type, à travers les réseaux sociaux et les autres sites Internet.
Il n’y a rien d’anodin donc dans ces caricatures. Faire croire qu’elles sont inoffensives et ne visent qu’à prêter à rire, qu’elles représentent seulement la manifestation d’un droit que ceux qui les jugent insultantes rejetteraient sont simplement de la fourberie, dans le sens le plus plein du terme, c’est-à-dire la dissimulation de la haine profonde portée contre un groupe religieux déterminé, sous le couvert de défense des «valeurs occidentales», à moins que ces valeurs fassent leurs les théories raciales extrémistes et rejettent le droit au libre exercice de toutes les religions sans restrictions, ni réserve aucune.
Conclusion
Les évènements actuels dans l’ex-puissance occupante ne sont pas rassurants, car ce problème de la «laïcité», même en factorisant aussi bien les actes qualifiés de «terroristes» que la «radicalisation», mot dont personne ne peut donner la définition exacte, n’est que l’écran de fumée qui cache une intolérance religieuse, entretenue tant par les autorités officielles, sans doute pour des raisons électoralistes, certes, mais néanmoins injustifiables, que par les médias, toutes natures confondues, et intolérance digne des Ximénès et des Torquemada, et risquant de déboucher à terme sur la violence génocidaire contre la minorité «dissidente», comme dans le passé, si lointain soit-il.
Cette «laïcité» militante, agressive, oppressante, éliminatrice, que ne mentionne pas la loi française de 1905 sur la laïcité, est opposée – contrairement à ce que ses défenseurs acharnés tentent de faire croire, sans trop y croire eux-mêmes – à tous les principes modernes de la démocratie, et constitue un glissement progressif vers le retour au traité d’Augsbourg (26 septembre 1555), qui a sanctifié l’interdiction de la liberté religieuse, et le principe du monolithisme religieux dans chaque Etat européen signataire, sur la base de la devise : «Un roi, une religion» et qui, pour en assurer le strict respect, donna lieu à des transferts massifs, cruels et barbares de populations.
M. B.
(*) Ancien ministre de l’Economie, professeur titulaire des universités, auteur de dix ouvrages traitant de questions économiques et politiques algériennes.
1- https://www.osce.org/files/f/documents/1/6/373441_1.pdf)
2- https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000508749/2020-10-24/
3- https://res.mdpi.com/d_attachment/religions/religions-08-00165/article_deploy/religions-08-00165.pdf#page16
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