Le lobby de l’automobile de retour ?
Par Hocine-Nasser Bouabsa – Parmi les points de l’ordre du jour du Conseil des ministres, prévu initialement le 18 octobre, figurait, entre autres, «la présentation d’exposés sur l’importation des véhicules de moins de trois ans». La réunion du Conseil fut néanmoins reportée en raison de l’empêchement du Président. Remarquez qu’il ne s’agissait pas d’exposés sur une provision de la loi des finances de l’an 2021, mais celle de l’an 2020, qui s’achève dans moins de deux mois !
Dans la première partie de ma contribution, j’ai rappelé les provisions de la loi des finances 2020 relative à ce sujet et en même temps mentionné que le ministre, qui s’est saisi exclusivement à tort ou à raison de ce dossier – et ce en contradiction des dispositions de l’article 110 de cette loi, qui charge explicitement quatre ministères de l’élaboration des textes réglementaires nécessaires à la mise en application des provisions de cet article –, a usé pendant presqu’une année de son pouvoir pour bloquer l’application des provisions de cet article.
Farhat Aït Ali ne cache d’ailleurs pas son aversion pour l’importation de véhicules de moins de 3 ans et il le dit clairement. Mais sa position a une tare considérable, car le ministre de l’Industrie n’est plus une personne privée, mais un agent de l’Etat, dont le devoir est de respecter la loi. A sa décharge, notons qu’il n’en fût pas l’initiateur. En effet, jusqu’à décembre 2019, le natif d’Aïn El-Hammam en Kabylie, ne faisait pas partie de ceux qui avaient une quelque influence sur le processus de prise de décisions au sein du pouvoir. Vu la teneur de sa critique franche envers ce dernier jusqu’á décembre 2019, il est invraisemblable qu’il en ait même rêvé. Mais la bonne question n’est pas qui fût l’initiateur de l’autorisation de l’importation de véhicules de moins de trois ans, mais si une telle autorisation serait bénéfique pour l’Algérie ou non. Le ministre répond par la négative, mais sans livrer les arguments convaincants.
Le gasoil algérien est surtout néfaste pour les véhicules neufs
Aït Ali évoquait quelques semaines après sa nomination dans le gouvernement Djerad «un problème avec le gasoil européen. Ils ont des normes qui sont plus récentes que les nôtres. Par exemple, si on utilise une motorisation européenne avec le gasoil local, la voiture ne tiendra pas plus de 3 mois». Cet argument technique fut le premier que le ministre ait avancé. C’était pertinent de sa part, puisqu’il s’agit d’un critère éliminatoire, c’est-à-dire que si le ministre avait raison, il n’y aurait nul besoin de continuer à discuter du reste. Dans ce cas, l’importation de véhicules d’occasion n’aurait aucun sens, même si ces véhicules seraient offerts gratuitement.
Bien que le ministre n’ait pas expliqué ce que c’est la «motorisation européenne», il est probable qu’il faisait référence aux véhicules produits pour le marché européen, régi par la législation de l’Union européenne qui, pour la motorisation automobile, avait introduit la norme européenne d’émissions, connue sous l’abréviation Euro. Cette norme fixe les limites maximales des rejets toxiques et polluants, comme les oxydes d’azote (NOx), le monoxyde de carbone (CO) ou les particules (PM). L’objectif de cette législation est de forcer l’industrie automobile à améliorer continuellement les techniques de motorisation pour produire des véhicules moins dangereux pour la santé et moins nocifs pour l’environnement. Introduite en l’an 1993, la norme Euro a évalué de sa version initiale Euro 1 à la version Euro 6d-TEMP, valable depuis 2019. A titre d’exemple, la norme Euro 3 limitait pour les véhicules à moteurs gasoil l’émission des oxydes d’azote à 660 mg/km, alors que la norme Euro 6d-TEMP l’avait réduite de 88% à seulement 80 mg/km.
En tenant compte de l’évolution de cette norme, l’argument de la mauvaise qualité du gasoil local, avancé par le ministre pour interdire l’importation de véhicules de moins de 3 ans, est irrecevable, puisque les problèmes causés par le gasoil algérien sont plus graves pour les véhicules neufs fabriqués plus récemment (Euro 6d-TEMP) que pour les véhicules de moins de 3 ans (norme Euro 5b ou Euro 6b), fabriqués en 2017, 2018 ou 2019. Par conséquence, si on suivait la logique du ministre de l’Industrie concernant ce point (c’est-à-dire l’impact du mauvais gasoil), l’Algérie ne devrait point importer de véhicules neufs, mais seulement des véhicules d’occasion de plus de 10 ans (norme Euro 3 ou Euro 4), dont les moteurs sont plus compatibles avec les caractéristiques du gasoil local.
L’interdiction de l’importation des véhicules de moins de 3 ans, envisagée par le ministre de l’Industrie, en contradiction avec les provisions d’une loi votée par le Parlement, n’obéit donc pas à un critère technique objectif, puisqu’il envisage d’autoriser l’importation de véhicules neufs, mais à d’autres considérations.
Est-ce que le lobby de l’automobile est de retour ?
Tout d’abord, il faut rappeler que l’Algérie fait partie d’un groupe très minoritaire de 18 pays au niveau planétaire, qui interdisent l’importation de véhicules d’occasion. En Algérie l’interdiction est rentrée en vigueur en 2005 sous l’impulsion de l’ex-chef de gouvernement Ahmed Ouyahia, qui fondait jadis sa position par le prétexte fallacieux, que les véhicules importés ne répondaient pas aux normes de sécurité. Or, depuis les procès de Tahkout, Haddad et Eulmi/Sovac tout le monde connaît les accointances de membres du gouvernement actuellement emprisonnés avec les lobbies des importateurs et des pseudo-constructeurs automobiles. Cette interdiction n’était donc rien d’autre qu’un moyen de faire enrichir illicitement ce lobby au détriment de la collectivité nationale et des citoyens algériens. Les procès, qui ont tenu en haleine l’opinion algérienne et internationale et qui ont abouti à la condamnation à de lourdes peines de beaucoup d’ex-ministres, de hauts responsables et d’hommes d’affaires confirment que ce secteur était gangréné par la corruption, les passe-droits et la prédation.
Avec la révolution du 22 février, la dominance des clans, qui monopolisaient, entre autres, le secteur de l’importation et de la distribution de véhicules, fut fortement ébranlée. Ce qui induira automatiquement l’écroulement de leurs réseaux et soutiens planqués dans les différents ministères et autres rouages de l’Etat. Il n’y avait donc plus d’agent véreux qui pourrait argumenter fallacieusement contre l’importation de véhicules d’occasion sans risquer la prison. Jusqu’à décembre 2019, les choses semblaient retrouver leur état naturel d’avant 2005, à savoir, d’une part, ménager les réserves en devises de l’Algérie, dont une grande partie – je l’estime personnellement à 40 milliards de dollars – fut dilapidée dans l’importation de la «ferrailles neuves» surfacturée et dans le versement des ristournes liées à la surfacturation, sur des comptes en devises domiciliés à l’étranger et, d’autre part, permettre aux citoyens algériens, dont les revenus sont limités d’importer des voitures d’occasion à des prix à leur portée puisque, initialement, le pouvoir en place, jusqu’à décembre 2019, avait autorisé l’importation de véhicules de moins de 5 ans. Ce n’est qu’après un forcing considérable de la part de Djamila Tamazirt – ex-ministre de l’Industrie et des Mines, soupçonnée d’être proche du lobby de l’automobile et placée sous contrôle judiciaire le 10 janvier 2020 – que l’âge de 5 ans fut réduit à 3.
Depuis janvier 2020, les choses semblent prendre progressivement une autre tournure, mais pas nécessairement dans le sens souhaité, ni par le peuple algérien ni par le pouvoir qui fut l’artisan de la chute du clan Bouteflika. En effet, le nouveau pouvoir semble mettre en question progressivement toute la stratégie qui fut élaborée de mars à décembre 2020. Il est, en effet, remarquable que la justice, qui s’est focalisée jusqu’à décembre 2019 sur la mise hors de nuisance des réseaux de la prédation et de la corruption, ait ajusté son focus pour l’orienter plus sur le contrôle du Hirak.
Les anciens réseaux de prédation semblent saisir l’occasion de cette période d’incertitude pour se reconstituer et peser de nouveau par leur poids financier sur le processus de prise de décisions du gouvernement. Il n’est pas exclu que Ferhat Aït Ali soit victime de ces milieux, qui voient leur business d’importation de véhicules neufs menacé à long terme et essayent donc de mettre le ministre sous pression pour qu’il interdise l’importation de véhicules d’occasion. Car chaque voiture d’occasion qui rentre en Algérie réduit leur marge de bénéfice.
Interdire l’importation de véhicules d’occasion tout en autorisant celle de véhicules neufs n’est, néanmoins, ni dans l’intérêt des citoyens ni dans celui de l’Etat algérien. C’est le sujet d’une future contribution qui analysera, d’une part, les aspects économiques et environnementaux liés à la mobilité en Algérie globalement et, d’autre part, la pertinence d’un éventuel moratorium sur l’importation de tous types de véhicules légers pour une période de trois ans.
H.-N. B.
(PhD)
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