Guergarate : géopolitique de convoitise d’inspiration impériale et califale
Par Dr Lagha Chegrouche(*) – La reprise des hostilités au Sahara Occidental après la violation du cessez-le-feu de 1991 par le Maroc, à Guergarate singulièrement, met en exergue une nouvelle géopolitique régionale de convoitise d’inspiration impériale et califale, à haut risque pour tous les peuples d’Afrique du Nord. Un risque géopolitique d’intensité élevée qui s’ajoute à celui de la déflagration de la Libye et de la diffusion du terrorisme dans le Sahel.
La nouvelle situation liée à la reprise des hostilités militaires au Sahara Occidental est un prélude à une possible reconfiguration géopolitique de la région par des puissances comme la France et la Turquie et des supplétifs venus d’Orient. Les promoteurs du «Deal du siècle» s’agitent également en Afrique du Nord. Au final, l’objectif est le contrôle des ressources et de ses corridors d’accès à cette riche région nord-africaine.
Guergarate, un check-point stratégique
Nombreuses sont les interprétations spéculatives ou partisanes qui ciblent une vaine rivalité entre l’Algérie et le Maroc pour masquer les enjeux géopolitiques liés à la question des convoitises internationales et des tentatives de mise sous tutelle de la région. Pourquoi l’intervention militaire marocaine a eu lieu spécialement à Guergarate près des frontières de la Mauritanie ? Quelle est l’importance de ce point de passage ? Pourquoi des émirats du golfe persique postulent-ils pour des «accréditations consulaires» dans un territoire occupé ?
Le passage de Guergarate est en effet un check-point stratégique dans le dispositif du contrôle des corridors de transport d’Afrique transsaharienne. Une nouvelle configuration géopolitique générée par le nouvel ordre impérial («Deal du siècle»), dont l’ultime objectif est la remise en cause des acquis de la libération politique et économique des années 1960, c’est-à-dire une nouvelle tentative de mise sous tutelle des Etats de la région comme c’est de la Libye post-Kadhafi.
La prise de contrôle de Guergarate procède de cette géopolitique de convoitise dictée par des puissances impériales d’Europe, avec un misérable habillage arabique du Golfe. Il ne manquait à cette mise en jeu géopolitique que des chameaux pour conduire une nouvelle razzia. La manœuvre géopolitique du Maroc autour de Guergarate prolonge l’initiative d’ouverture du consulat d’Abu-Dhabi dans la ville de Laâyoune et les safaris à la gazelle sahraouie, avec une bénédiction néo-califale chérifienne.
Contrôle des ressources et des voies d’accès
L’analyse des enjeux de cette «nouvelle géopolitique nord-africaine» met en évidence une stratégie économique mûrement réfléchie, qui vise le contrôle global des ressources de la région nord-africaine et de ses voies d’accès, à l’instar de celle de la Caspienne (cf. «Géopolitique caspienne – Rivalité et contrôle global de l’énergie» ), après la chute de l’Union soviétique :
– pour les ressources nord-africaines, le potentiel prouvé et probable en matières premières comme le pétrole, le gaz, le gaz schiste, le schiste bitumineux, les phosphates, le fer, le manganèse, le quartz cristallin, les minéraux de terres rares, le tungstène, l’uranium, le diamant, l’or, il est considérable. En particulier, le potentiel du Sahara Occidental, les réserves de l’erg occidental d’Algérie, l’uranium dans le pays peul au Mali, en Mauritanie et au Sénégal, la richesse poissonnière des côtes atlantiques. Ces ressources naturelles suscitent convoitises et rivalités au détriment des intérêts des peuples et pays de la région. La «rivalité est toujours autour d’un puits», disait l’adage touareg !
– Pour les voies d’accès, les corridors nord-africains sont parmi les plus compétitifs en raison de la proximité de la façade atlantique et méditerranéenne des deux principaux marchés internationaux des biens et des services : les Etats-Unis et l’Europe. Une combinaison des voies terrestres et maritimes offre à l’Afrique du Nord un avantage stratégique à la condition que la paix soit durablement préservée. Ce n’est pas un hasard que les Etats-Unis ont créé l’Africom, un commandement militaire spécifique pour cette région, avec un budget de fonctionnement de 5 milliards de dollars (2019). La France renforce aussi sa présence militaire dans le cadre de son opération Barkhane, en plus de ses accords techniques militaires. La Turquie néo-ottomane s’appuie sur des affinités confréristes pour pénétrer la région, militairement en Libye, au détriment d’une action unitaire nord-africaine. Les confréristes musulmans fidèles à Istanbul sont au pouvoir au Maroc, influents en Algérie et en Tunisie. Le jeu de ces deux puissances rappelle l’ancienne alliance franco-ottomane établie en 1536 entre le roi de France François 1er et le souverain turc Soliman, «Le Magnifique», selon Paris ; «La Terreur», selon Damas. Son représentant a été chassé d’Alger en 1710.
Afrique aux Africains !
La reprise des hostilités militaires autour de Guergarate exige méthode et analyse critique afin de bien comprendre cette nouvelle géopolitique de convoitise impériale et califale en Afrique du Nord. Une géopolitique motivée par une inquiétante nostalgie de tutelle néocoloniale pour la France et néo-ottomane pour la Turquie, sous-couvert de défense des «droits humains» pour la première et des «droits musulmans» pour la seconde. Chaque puissance qui s’ingère dans la région joue sa propre partition géopolitique, militaire et économique au détriment des peuples et des pays nord-africains comme en Libye : les Etats-Unis, la France, la Russie, la Chine, la Turquie et, en supplétif Qatar et Abu-Dhabi. Aucun de ces pays outsiders ne cherche l’intérêt nord-africain. «L’Afrique aux Africains de Massinissa» est toujours fustigée par les Nord-africains par «syndrome de régence ou allégeance impériale ou califale».
L’enjeu du corridor atlantique
Le corridor terrestre atlantique «Tanger-Guergarate-Lagos» traduit singulièrement cette nouvelle configuration néocoloniale qui vise un contrôle global de la façade atlantique de l’Afrique du Nord et des voies d’accès à cette région, riche en matières premières et disposant d’un fort pouvoir d’achat. Sans règlement juste et durable de la question sahraouie, la rivalité nord-africaine pénalise d’abord l’Algérie et uniquement ce pays dans une perspective d’exportation de ses ressources naturelles par l’Atlantique. Dans le cas de Guergarate, le corridor terrestre atlantique est une exigence économique européenne, des opérateurs résidant et non résidant au Maroc. Le seul check-post hors contrôle était celui de Guergarate. Le corridor maritime atlantique est plutôt plus coûteux et suppose des ports performants. Par contre, les investisseurs arabiques disposent d’une alternative de transport par camionnage utile, fluide et avec des salaires de misère.
Le corridor terrestre atlantique permet donc la circulation des biens et services de Tanger à Lagos, via Guergarate. D’abord vers Dakar, puis Abidjan pour arriver, enfin, à Lagos. Les biens et services sont fabriqués au Maroc ou en Europe.
– Le flux atlantique «Nord-Sud» est celui des biens manufacturés des opérateurs marocains et européens destinés à l’Afrique de l’Ouest.
– Par contre, le flux atlantique «Sud-Nord» cible les marchés des matières premières de l’Afrique de l’Ouest destinées aux marchés européens.
Le financement de ces flux physiques étant assuré par des capitaux des pays arabes du Golfe persique, en particulier par Abu Dhabi et Qatar, deux supplétifs des puissances impériales et califales comme à l’époque byzantine et ottomane.
Le Maroc agit suivant cette stratégie économique aux apparences néocoloniales. Son adhésion comme «membre» à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) au détriment de l’Union des pays nord-africains (UMA) rend «irréversible» cette stratégie. Des puissances impériales comme la France avec les capitaux des Emirats d’Orient soutiennent activement cette stratégie de contrôle global des marchés de l’Afrique de l’Ouest et de ses voies d’accès. La participation du Maroc aux différentes institutions de la CEDEAO incite même certains opérateurs européens d’envisager un nouveau tracé pour le gazoduc transsaharien (appelé Nigal par NNPC et Sonatrach). Le projet Nigal est un système de transport algéro-nigérian prévu initialement pour acheminer 30 milliards de mètres cubes par an entre Warri (Nigéria) et Hassi R’mel (Algérie), puis vers l’Europe, via Medgaz ou Galsi.
Tous les scénarios indiquent que le corridor atlantique terrestre «Tanger-Lagos» avec son projet de gazoduc «Afrique atlantique», défendu par le Maroc et la France, vient en compétition avec celui de l’Unité africaine «Alger-Lagos» et le projet du transsaharien de Sonatrach. D’autres corridors de transport sont également en développement dans une perspective de relier l’Afrique des matières premières aux marchés européens, via des ports nord-africains : Le corridor «Le Caire-Addis-Abeba», le corridor «Tripoli-Ndjamena». Quand un tracé ne progresse pas, il y a nécessairement un foyer de tension ou de rivalité le long de son itinéraire. C’est bien le cas des corridors suivants :
– Le corridor libyque avec son système de Green-Stream. Il cible l’Italie via la Libye et en partance de l’Afrique centrale. Son lancement d’une manière autonome a scellé l’acte d’assassinat de l’historique dirigeant libyen, pendant la funeste «tempête arabe», sponsorisée par Qatar et sa chaîne d’agit-prop confrériste.
– Le corridor du Nil entre Le Caire et Addis-Abeba via Khartoum, destiné à acheminer une partie du pétrole soudanais vers l’Europe. La rivalité le long de ce corridor risque de faire exploser l’Afrique de l’Est et ses barrages d’eau en Egypte et en Ethiopie. Le Tigré est déjà mis à feu et à sang !
– Le corridor atlantique : la prise de contrôle de Guergarate s’inscrit dans cette logique néocoloniale de pacification des routes de transport en Afrique de l’Ouest. La France semble soutenir ce corridor stratégique.
En effet, le Maroc est fortement engagé dans cette stratégie de contrôle des ressources et des marchés de l’Afrique de l’Ouest, en optant pour «un renforcement de sa diplomatie bilatérale et régionale. Les missions économiques de ses ambassades dont on compte 29, dont 26 en Afrique de l’Ouest, très actives et efficaces» pour mettre en valeur l’attractivité de ses produits fabriqués par des opérateurs européens ou marocains, en mettant en avant les facilités fiscales, financières, douanières.
Autonomie géopolitique ?
La géopolitique nord-africaine exige donc une nouvelle lecture du jeu et des enjeux au-delà de la stricte question coloniale du Sahara Occidental et celle du respect du droit des peuples à l’autodétermination. Le peuple sahraoui sait se défendre et dispose de la légitimité des moyens de sa libération. Cependant, la nouvelle géopolitique régionale induit un jeu d’une complexité sans précédent, avec un risque de déflagration possible. Le risque géopolitique vise, au-delà de la question sahraouie, à nuire aux capacités de l’Algérie, son autonomie, son peuple, son armée. C’est la seule centralité en Afrique du Nord disposant, en effet, de moyens économiques et militaires autonomes. Son autonomie géopolitique en devenir gène les puissances impériales et califales. Elle rappelle celle de l’Etat d’Alger en 1710. La Turquie néo-ottomane garde le souvenir nostalgique âcre et revanchard de l’expulsion du pacha de la «Sublime Porte» d’Alger par le valeureux sultan Ahmed Chaouche, premier souverain autonome de l’Etat d’Alger (in Chegrouche, Géopolitique d’Algérie : Syndrome de la régence, Editions Laurent Sydney 2020).
Si le Sahara Occidental passe sous contrôle global du Maroc au mépris du droit international, cela renforcera plutôt la suspicion, puis la division, la loi du Talion en Afrique du Nord et mettra la paix régionale en péril. Le Maroc, depuis deux mille ans, «n’a jamais fait partie politiquement de l’Afrique du Nord», c’est-à-dire que ses «intérêts économiques et stratégiques sont plutôt tournés vers l’Afrique de l’Ouest». Son adhésion à la CEDEAO l’illustre. En effet, il n’y a qu’à consulter l’histoire de la région nord-africaine depuis Jugurtha à l’Etat d’Alger. Si l’on relit cette histoire jusqu’à la Guerre de libération en Algérie, avec l’épisode de l’arrestation des cinq dirigeants du FLN et la Guerre des sables, on conclut que le Maroc n’inscrit pas sa stratégie économique dans le cadre de l’unité nord-africaine. L’ambition géopolitique et économique de ce pays est toujours atlantique, qu’elle soit africaine ou occidentale. C’est un fait historique indéniable qui fonde la diplomatie économique du Maroc. La prise de contrôle de Guergarate vient de le confirmer.
Loup blanc et loup gris ?
Les motifs de l’intervention militaire du Maroc à l’époque du roi Hassan II étaient davantage liés à «la recherche d’un mythique empire médiéval à ressusciter et d’un désir califal à réaliser». La «Marche verte» était considérée par le Maroc comme le «symbole d’un souverain à la rencontre de son peuple» sur le chemin des Almoravides (1040-1147). La mythologie a toujours ses limites quand elle est confrontée au droit des peuples à l’autodétermination. La géopolitique des Almoravides (Morabiṭun) évoquée masque des intérêts économiques des puissances étrangères non nord-africaines, elle devrait surtout intégrer, voire inciter à libérer la riche Andalousie ou Ceuta et Melilla.
En conclusion, la prise de contrôle du Guergarate est plutôt dictée par des puissances impériales et califales, agissant en union néocoloniale. Une meute de loups blancs, voire des loups gris confréristes, contre les intérêts économiques et stratégiques de la région. La paix régionale, l’autodétermination du peuple sahraoui et le bien-être des peuples de la région sont le dernier de leurs soucis.
De nombreuses questions restent sans réponse dans ce jeu géopolitique en rapport avec la prise de Guergarate :
– Comment un territoire soumis au droit international avec une mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara Occidental (Minurso), créée par la résolution 690 (1991) du Conseil de sécurité en date du 29 avril 1991, est-il envahi sans que cette instance riposte ?
– Pourquoi l’Union africaine et sa commission de la paix gardent-elles le silence sachant que le Polisario est membre de cette organisation ?
– Les pays nord-africains ne doivent-ils reconsidérer leur adhésion à la Ligue arabe, cette ligue de Laurence d’Arabie, pour refus à la suppléance et par autonomie ?
– De quel droit des pays arabes du golfe persique postulent-ils pour des accréditations consulaires dans un territoire occupé ?
– Le «Deal du siècle» ne vise-t-il pas également l’Afrique du Nord ?
Enfin, les pays nord-africains, Etats et peuples doivent se ressaisir pour éviter des nouvelles razzias.
L. C.
(*) Chercheur en économie & stratégie, Université Paris I, directeur du Centre d’études nord-africaines (Paris). Ses travaux de recherche portent sur l’économie et la géopolitique comparée. Il enseigne à l’Université de Paris I. Il collabore, par ailleurs, avec des institutions internationales. Auteur de nombreux ouvrages et publications relatifs à l’économie et à la géopolitique. Chroniqueur sur de nombreuses chaînes de télévision internationales.
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